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Une autre capacité d'écoute : entretien avec Jean-Luc Nancy

30 March 2021

Une autre capacité d'écoute : entretien avec Jean-Luc Nancy
PHILOSOPHY
POLITICS

Diemut Strebe, Sugababe (2014). Une réplique vivante de l’oreille de Vincent van Gogh, issue de la bio-ingénierie, cultivée à partir de cellules cartilagineuses issues de l’ingénierie tissulaire provenant d’un descendant masculin direct, et contenant de l’ADN naturel de Vincent et des composants génétiquement modifiés de l’ADN historique et synthétique ; Crédit d’image : Ronald Feldman, News.art.com

Dans cet entretien accordé à PWD, Jean-Luc Nancy évoque avec Kamran Baradaran la question de la catastrophe, dix ans après son livre sur Fukushima. « Calamités » et « catastrophes » sont devenus les mots d'ordre de notre époque. Depuis la catastrophe de Fukushima, la tragédie et la dissolution font à nouveau partie intégrante du monde, de la crise financière et de l'effondrement de 2008 à l'explosion de Beyrouth jusqu’à la pandémie du Coronavirus. Parler de ces catastrophes -qui conduisent à une dissolution de ce que l'on voudrait appeler un sens du monde- nécessite un langage propre, un langage qui, selon Nancy, équivaut à une autre capacité d'écoute, une autre sensibilité au sens lui-même.

KB : Le mot "catastrophe" vient du grec κατά (vers le bas) et στροφή (tourner). Dans le livre After Fukushima, vous dites que « Nous sommes dans l'exposition à une catastrophe du sens.». Comment comprendre la relation, ou plutôt l'équivalence, entre des catastrophes particulières comme Fukushima - et Hiroshima, dont vous aviez remarqué dans la rime avec Fukushima, une signification poétique singulière - et cette catastrophe du sens qui semble nommer un mal plus général ?

Les catastrophes de Hiroshima et de Fukushima, comme celles de Tchernobyl, d'autres encore et de celle qui se révèle aujourd'hui comme la conséquence des essais nucléaires français dans le Pacifique et beaucoup d'autres catastrophes non nucléaires mais chimiques ou économiques (comme le récent incendie de Beyrouth) et plus largement les destructions massives, les génocides, les armes toujours plus meurtrières et qui frappent les civils (de manière générale la catastrophe qu'est l'abolition de la distinction entre guerre, guérilla, gestion, exploitation…) et l'ensemble des menaces écologiques sont équivalentes malgré les très grandes différences qui les distinguent parce que ce sont toujours des effets d'une maîtrise techno-économique qui n'a, elle, aucun autre maître que l'étendue de ses moyens : cela même engage une dissolution de ce qu'on voudrait pouvoir nommer un sens du monde.


KB : Vous avez dit que « La catastrophe atomique - militaire ou civile, toutes différences gardées - reste la catastrophe tendanciellement irrémédiable, dont les effets se propagent à travers les générations, à travers les sols ». Des années après la catastrophe de Fukushima, non seulement cette menace n'a pas disparu, mais elle s'est accrue face aux diverses tensions géopolitiques. Comment surmonter des blessures irrémédiables comme celle de Fukushima pour éviter des calamités similaires ?

Peut-être sommes-nous impuissants devant notre excès de puissance. Les dangers liés aux centrales atomiques sont liés aux besoins en électricité qui sont eux-mêmes liés à tous les "progrès" techniques – militaires et médicaux, informatiques et spatiaux, etc. Il ne s'agit pas de "prévenir les calamités" : il s'agit de changer d'humanité.


KB : La catastrophe et la possibilité de l'apocalypse soulèvent de nombreuses questions en termes de catégories telles que celle de la fin. Ainsi, la catastrophe peut être le point final de la répétition d'un processus, tout comme la crise financière a été, à bien des égards, le point final du processus ininterrompu du capitalisme financier. Est-il possible de s'attendre à une sorte de positivité négative au milieu d'une crise ?

Voilà pourquoi c'est d'un autre langage, c'est-à-dire non de nouveaux mots mais d'une autre capacité d'écoute, d'une autre sensibilité au sens lui-même qu'il doit s'agir… si possible !

Le processus du capitalisme financier s'est modifié mais il persiste. Je ne sais pas si l'excès meurtrier des techniques peut affecter le processus technique – lequel n'est pas du tout technique au sens machinique mais qui est un esprit général….

S'il y avait une issue politique, on le saurait. S'il avait une issue éthique, de même. Il s'agit vraiment de la civilisation dans son ensemble…


KB : Au cours des dernières décennies, nous avons été témoins de nombreux croisements de ce type : des catastrophes nucléaires et climatiques à l'effondrement des institutions financières, en passant par les défaites des protestations généralisées, les crises de réfugiés, la pandémie virale, le changement climatique. Vous semblez avoir écrit en tenant compte des catastrophes passées et futures lorsque vous avez demandé « un communisme de l’inéquivalence. ». L'année dernière, vous avez écrit à propos de Covid19 que "le virus nous communise". Peut-on y voir un appel à la solidarité et à la responsabilité, particulièrement important, et considérer la survenue d'une crise comme une chance unique de revenir à l'action collective ?

Des "appels" ne font pas des réponses et des "chances" ne sont pas forcément saisies. Il y a autant de silences que d'appels, autant de risques que de chances. Ne cherchons plus à nous rassurer.


KB : L'impossibilité de survivre après une catastrophe universelle est une question sérieuse, qui a été soulevée de manière mémorable par Jacques Derrida dans son essai “No Apocalypse, Not Now”. Elle a également été soulevée dans le domaine de la philosophie de la littérature et de l'art, depuis la déclaration célèbre d'Adorno qu’écrire de la poésie après Auschwitz est un acte "barbare", jusqu'aux œuvres d'art fondées sur le spectacle de l'abjection, ou ce que Paul Virilio appelle la "SNUFF LITERATURE". Après l'apocalypse, quelles formes d'art sont nécessaires pour surmonter "l'illusion de la fin" sans optimisme banal ? Dans After Fukushima, vous observez que « C'est pourquoi les noms d'Auschwitz et d'Hiroshima sont devenus des noms à la limite des noms, des noms qui ne nom- ment qu'une espèce de dé-nomination. ». Quel rapport au sens et au langage pouvons-nous espérer avoir après être arrivés à plusieurs reprises à cette marge des noms ?

Peut-être sommes-nous Impuissants devant notre excès de puissance.

La domination – le prevailing dont parle Derrida dans le texte que vous évoquez - ruine la nomination : elle empêche le travail des langues qui consiste à toujours déplacer ou mettre en question les effets de domination. Par exemple la domination par le mot "progrès"… alors que le sens de ce mot, de ce nom, de toutes les valeurs qui s'y combinent ne peut qu'aller à déplacer l'idée même du progrès comme progression amélioratrice -– ce qui engage tout de suite la question du "meilleur" donc du "bien" et donc du "mal", donc de tout ce que les religions ont voulu définir et que les philosophies ont indéfiniment interrogé, relancé… Voilà pourquoi c'est d'un autre langage, c'est-à-dire non de nouveaux mots mais d'une autre capacité d'écoute, d'une autre sensibilité au sens lui-même qu'il doit s'agir… si possible ! Mais le possible est toujours trop étroit. C'est d'impossible qu'il s'agit : ce qui ne relève pas du possible mais de l'écoute d'une résonance inouïe….


TRANSLATION

Translated by LAURENCE JOSEPH

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