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L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima)

24 December 2021

L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima)
PHILOSOPHY
ECOLOGY

Eremita, Bahman Mohasses, 1996; Crédit d’image : British Museum

Extrait du livre L’Équivalence des catastrophes (Après Fukushima),Éditions Galilée, 2012.

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[…]


C’est en cela que Fukushima est exemplaire : un séisme et le tsunami qu’il engendre deviennent catastrophe technique, qui devient elle-même séisme social, économique, politique et enfin philosophique, en même temps que cette série s’entrecroise ou s’enlace avec les séries des catastrophes financières, de leurs effets sur l’Europe en particulier et des contrecoups de ces effets sur l’ensemble des rapports mondiaux.

Il n’y a plus de catastrophes naturelles : il n’y a qu’une catastrophe civilisationnelle qui se propage à toute occasion. On peut le montrer à propos de chaque catastrophe dite naturelle, tremblement de terre, inondation ou éruption volcanique, pour ne rien dire des bouleversements produits dans la nature par nos techniques.


Nous avons, de fait, transformé la nature et nous ne pouvons plus parler d’elle. Nous devons arriver à penser une totalité dans laquelle ne vaut plus la distinction entre nature et technique et dans laquelle, en même temps, ne vaut plus un rapport de « ce monde » à un quelconque « autre monde ». Cette condition faite à notre pensée dépasse de beaucoup ce qu’on nomme parfois « une crise de civilisation ». Ce n’est pas une crise dont nous pourrions guérir avec les moyens de la même civilisation. Cette condition dépasse aussi ce qui est parfois appelé comme un « changement de civilisation » : on ne décide pas d'un tel changement, on ne peut pas le viser puisqu’on ne peut pas dessiner le but à atteindre.


Notre pensée ne doit plus entre ni de crise ni de projet. Or nous ne connaissons pas d'autre modèle pour une pensée du « mieux ». Depuis que nous avons voulu un « mieux », depuis que nous avons voulu changer et améliorer le monde et l’homme, nous n’avons pensé́ qu’en termes de régénération ou de nouvelle génération : refaire ou faire un monde et un homme meilleurs. Cela sans doute a commencé avec la grande configuration historique marquée par le bouddhisme, le confucianisme, l’hellénisme et le monothéisme occidental, c’est-à-dire aussi la configuration marquée par la fin des relations proprement sacrificielles (autosacrificielles) des hommes avec un monde de dieux. Le divin, s’il n'a pas toujours ni par- tout disparu, a profondément changé de sens. Il est aussi passé, en Occident, dans la divinisation de l’homme (nommée « athéisme »).


Mais cette divinisation a cédé la place, à son tour, car 1’ « humanisme » n’a pas été capable de penser « la grandeur essentielle de l’homme », ni celle de la « nature », ni celle du « monde », ni pour finir celle de l’exister en général. Elle a cédé la place à une interconnexion, à une sorte d’environnementalisme généralisé dans lequel tout s’environne, s’enveloppe et se développe selon la réticulation de ce qu’on a pu nommer un inconscient technologique – « l’inconscient » voulant dire avant tout, ici comme ailleurs, le tissage enchevêtré́ de tous les étants. Ce tissage, cette contextualisation profuse qui a promu dans notre modernité le motif de 1’ « immanence » - d'une adhérence à soi sans « soi » en quelque sorte – engendre les interrogations, soupçons et doutes légitimes qui, après Dieu, ont pour objet le « sujet », le « sens », 1’ « identité », la « figure ».


Exiger l’égalité pour demain, c’est d’abord l’affirmer aujourd’hui, et du même geste dénoncer l’équivalence catastrophique. Affirmer l’égalité commune, communément incommensurable : un communisme de l’inéquivalence.

Il ne s’ensuit pas pour autant que cette immanence et son intrication doivent entre considérées comme dégradation ou dégénérescence de nos transcendances passées. Il nous revient de penser autrement qu’en termes de régénération ou de génération nouvelle. Cela doit au moins commencer par une compréhension renouvelée de ce que « technique » veut dire. Puisqu’il ne suffit plus de l’opposer ou de la coupler à une supposée « nature », il faut penser – fût-ce à nouveaux frais – ce que Heidegger a nommé « le dernier envoi de l’être ». Cela veut dire au moins ceci : la technique n’est pas un ensemble de moyens opératoires, c’est le mode de notre existence. Ce mode nous expose à une condition jusqu’ici inouïe de la finalité : tout devient fin et moyen de tout. En un sens, il n’y a plus ni fins ni moyens. L’équivalence générale a aussi ce sens, un sens équivoque. Dans le renvoi mutuel de tout se jouent aussi bien la destruction de toute construction que ce que je nommerais la struction au sens de l’amoncellement privé d’assemblage.


Quel assemblage pourrions-nous inventer ? Comment assembler les pièces d'un monde, de divers mondes ; des existences qui les traversent ? Comment nous assembler, « nous », tous les étants ? Fukushima peut nous engager à ne plus user du nucléaire, ou bien à en user autrement : je ne peux pas entrer dans les considérations qu’entraînent ces options. Je peux en revanche affirmer qu’aucune option ne nous fera sortir de l’équivalence interminable des fins et des moyens si nous ne sortons pas de la finalité́ elle-même. De la visée, du projet et de la projection d’un futur en général. Que nos fins soient devenues des fins futures, cela aura été le principal produit de ce qu’on appelle l’Occident ou plus généralement le « moderne ». Parler de « postmoderne » est juste si on désigne par là un outrepassement de la visée d'un futur conçu comme l’unité d'un sens à venir. Mais c'est insuffisant car cela reste pris dans un schème de succession, d’avant-et-après.


Ce qui serait décisif, en revanche, ce serait de penser au présent et de penser le présent. Non plus la fin ou des fins à venir, ni même une heureuse dispersion anarchique des fins, mais le présent en tant que l’élément du proche. La fin est toujours éloignée, le présent est le lieu de la proximité́ – avec le monde, les autres, soi-même. Si on veut parler de « fin », il faut dire que le présent a sa fin en lui-même – comme la technique, en somme, mais sans addition de représentations « finales ». Le présent a sa fin en lui-même aux deux sens du mot « fin » : son but et sa cessation. Finalité́ et finitude conjointes – ce qui veut dire, si on y pense bien, ouverture de l’infini. Connaissance de l’existence comme capacité infinie de sens. Pensée du « sens» comme ce qui n’est aucune fin à atteindre, mais ce dont il est possible d’être proche. Fukushima interdit tout présent: c'est l'effondrement de visées d'avenir qui force à travailler à d’autres avenirs. Essayons de travailler en effet à d'autres avenirs – mais sous condition de présent toujours renouvelé́.



Gotenyama no hanami hidari, panneau de gauche d'un triptyque vertical d'Oban Nishikie, Kitagawa, Utamaro, 1805; Crédit d’image : Picryl.

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Le présent que j’évoque ainsi n’est pas le présent de l’immédiat, celui de la pure et simple position inerte où la raison et le désir se figent dans la stupeur ou dans la réplétion, sans passé ni avenir, et il n’est pas non plus celui de l’instant fugace ou fulgurant de la décision, cette décision exemplaire que prend le trader qui bascule des millions d'un compte sur un autre : ce présent-là est celui dans lequel on s’échappe vers un futur qu’on désire et qu’on veut ignorer à la fois (ce qui n’empêche pas qu'on s’évade tout autant vers un passé de nostalgie ou de collection d’antiques). Je parle d’un présent dans lequel se présente quelque chose ou quelqu’un: le présent d’une venue, d’une approche. C’est alors l'exact contraire de l’équivalence générale – qui est aussi celle de tous les présents chronométriques qui se succèdent et qu’il s’agit de compter. Le contraire, c'est l’inéquivalence de toutes les singularités : celles des personnes et celles des moments, des lieux, des gestes d’une personne, celles des heures du jour ou de la nuit, celles des paroles adressées, celles des nuages qui passent, des plantes qui poussent avec une lenteur savante. Cette inéquivalence existe par l'attention portée à ces singularités - à une couleur, à un son, à un parfum. La contemplation des cerisiers à leur floraison, cette cérémonie nommée hanami en japonais et qui n’est pas par hasard célèbre à travers le monde, ou bien un regard jeté sur l’éclat d'une pierre précieuse – dont le « prix » n’est pas marchand – aussi bien que l’ultime sonorité du Nun de Helmut Lachenmann, dont le titre signifie « maintenant » – sonorité qui est celle du k du mot Musik.


Chaque fois il s’agit d’une considération particulière, d’une attention et d’une tension, d’un respect, voire de ce qu’on peut aller jusqu’à nommer une adoration tournée vers la singularité́ en tant que telle. Beaucoup moins un « respect de la nature », comme le prône un discours écologiste facile, ou un « respect des droits de l'homme », comme le prône un autre discours souvent peu réfléchi – et cela, bien que les respects en question ne soient pas à mépriser –, beaucoup moins, donc, mais plutôt une estime au sens le plus intense du terme : au sens qui tourne le dos à ce doublet que nomme l’estimation. Car l’estimation – ou l’évaluation – appartient à la série des calculs de l’équivalence générale, qu’elle soit celle de l’argent ou de ses succédanés que sont l’équivalence des forces, des capacités, des individus, des risques, des vitesses, etc. L’estime au contraire s’adresse au singulier et à sa manière singulière de venir en présence – fleur, visage ou timbre.


Depuis que nous avons voulu un « mieux », depuis que nous avons voulu changer et améliorer le monde et l’homme, nous n’avons pensé́ qu’en termes de régénération ou de nouvelle génération : refaire ou faire un monde et un homme meilleurs. Cela sans doute a commencé avec la grande configuration historique marquée par le bouddhisme, le confucianisme, l’hellénisme et le monothéisme occidental

L’estime, en définitive, va au-delà d’elle-même et s’adresse à quelque chose d’inestimable terme que le français emploie pour désigner quelque chose de plus précieux que tout prix, quelque chose d’incalculable et dont on ne cherche même pas à imaginer l’excès sur tout calcul possible.


Le présent que je veux évoquer est celui qui s'ouvre à cette estime du singulier et se détourne de l’équivalence générale et de son évaluation des temps passes et futurs, de l’accumulation des antiquités et de la construction des projets. Aucune culture n’a vécu comme notre culture moderne dans l’accumulation interminable des archives et des prévisions. Aucune n’a présentifié le passé et le futur au point de soustraire le présent à son propre passage. Toutes les autres cultures, au contraire, ont su ménager l’approche de la présence singulière.


Il est vrai que la plupart de ces cultures ont aussi supporté des tyrannies, des cruautés, des esclavages, des angoisses dont la culture moderne a voulu l'abolition. Mais elle en est venue à se subir elle-même comme tyrannie, cruauté́, esclavage et angoisse. Il nous revient, après Fukushima, d'ouvrir d'autres chemins, que ce soit au-dedans ou au-dehors de cette culture qui se saborde elle-même.


Pour commencer, il faut comprendre que l’équivalence n'est pas l’égalité. Elle n’est pas cette égalité que la République française place entre la liberté et la fraternité́ et qui peut en effet être pensée comme la synthèse et le dépassement conjoint de ces deux notions. L'égalité désigné ici la stricte égalité en dignité de tous les vivants humains – sans exclure pour au- tant d'autres registres de dignité pour tous les vivants, voire pour tous les étants. La dignité est le nom de la valeur qui vaut absolument (c'est l'allemand Würde dont use Kant, et qui est de même famille que Wert, la valeur). C’est-à-dire qui ne « vaut » pas si « valoir » implique une échelle de mesure, qui est donc sans prix comme nous disons pour dire l'inestimable et donc l’incommensurable. L’égalité n'est pas l’équivalence des individus à laquelle fait d'abord penser l’idée de « démocratie » – favorisant ainsi insidieusement à la fois l’équivalence marchande et l'atomisation des « sujets », aussi catastrophiques l’une que l'autre. Tout à l’inverse, la « démocratie » ne devrait être pensée qu’à partir de l’égalité des incommensurables : des singuliers absolus et irréductibles qui ne sont pas des individus ni des groupes sociaux mais des surgissements, des venues et des départs, des voix, des tons – ici et maintenant, chaque fois.


Exiger l’égalité pour demain, c’est d’abord l’affirmer aujourd’hui, et du même geste dénoncer l’équivalence catastrophique. Affirmer l’égalité commune, communément incommensurable : un communisme de l’inéquivalence.

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