Praxis et crise écologique: comment penser au travers de Sartre à la fois l’origine de la catastrophe écologique et son dépassement
11 March 2021
Klimademo 2019 ; Crédit d’image : cubicroot auf Pixabay
D’où vient la crise écologique et comment la surmonter ? Nous essayons de défendre, en utilisant la Critique de la raison dialectique de Sartre, l’idée que la crise écologique est une crise de l’action humaine qui se retourne contre elle-même, et que des réponses à celles-ci supposent une transformation de l’action de l’État afin de rendre celle-ci la plus adaptée à chaque territoire en tant qu’agencement bio-social spécifique.
La crise écologique fait figure de sombre destin de notre époque. Les générations d’aujourd’hui naissent dans un monde dont le mode de vie semble condamné. En effet, nous désignons par crise écologique les conséquences non désirées des activités productives humaines qui tendent à empêcher les interactions physiques, chimiques et biologiques dont dépend la survie des êtres vivants sur terre, humains comme non-humains. À petite échelle : l’usage de produits chimiques de synthèse perturbant le fonctionnement normal des organismes vivants, par exemple dans le cas des perturbateurs endoctriniens) ; (1) à échelle moyenne : réduction de la biodiversité à cause de l’usage de produits chimiques dans l’agriculture et de l’urbanisation des territoires ; et à grande échelle : perturbation du climat du globe par l’augmentation de la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère). (2) Or il nous semble utile de confronter le concept de praxis construit par J.-P. Sartre dans sa Critique de la raison dialectique (CRD ci-après) à la crise écologique pour les raisons suivantes. D’une part, le concept de praxis permet de comprendre l’impuissance de l’action humaine que manifeste la crise écologique. D’autre part, Sartre affirme qu’il s’agit par son ouvrage d'évaluer la portée, dans son propre moment historique, des « instruments de pensée par lesquels l'histoire se pense et se fait ». (3) Autrement dit, il s’agit de tenter une compréhension unifiée d’un moment historique singulier. On doit donc pouvoir transposer le schéma sartrien à notre situation historique présente, quitte éventuellement à le remanier partiellement. On essaiera de comprendre le sens de la crise écologique à travers l’enlisement de la praxis dans l’inertie du monde matériel, susceptible de se retourner contre elle. Mais on essaiera donc d’aller de la crise écologique à la politique écologique.
La crise écologique comme produit d’une certaine matérialisation de la praxis
Sartre, dans la CRD, définit l’humain par la praxis. Celle-ci est projection d’un but par le besoin que le corps ressent dans le monde par négation, c’est-à-dire suppression et dépassement de la forme présente d’une partie de ce monde matériel au profit d’une autre forme, par le besoin : « Le besoin est négation de négation dans la mesure où il se dénonce comme un manque à l'intérieur de l'organisme ». (4) Tant que l’organisme parvient à assurer son fonctionnement de façon régulière, il n’y a pas de praxis, mais le simple déploiement d’une fonction organique, sans réflexion (comme dans la digestion). Par contre, dès lors que la fonction tourne à vide (par exemple, si le ventre est vide), l’organisme perçoit dans l’absence de nourriture la possible destruction de lui-même par le monde matériel comme source d’inertie, d’immobilité, et donc de mort. (5) C’est le besoin. Cette destruction est nécessairement repoussée par l’organisme dans la praxis, qui projette dans le monde une totalité, c’est-à-dire une structure de parties, qui remplace l’état présent par un état où la réalisation de la fonction est assurée. (6) Par exemple, l’usage d’ustensiles pour cuire des aliments. Toutefois, en réorganisant le monde, la praxis acquiert un caractère passif. En effet, au cours de la praxis, la forme projetée se matérialise. Mais de la sorte vont émerger « […] des relations imprévisibles entre la matière qui absorbe la praxis est les autres significations matérialisées » [Ibid., p. 272 – please check], (7) des liens de causalités non intégrés dans l’action initiale. Sartre donne ainsi l’exemple du déboisement réalisé par les paysans chinois de leur propre territoire au cours de l’histoire pour se procurer du combustible et de l’espace agricole. Ce déboisement a supprimé les arbres qui retenaient une partie de la roche sédimentaire. Celle-ci qui se retrouve alors dans les fleuves et les obture, créant alors les conditions d’inondations terribles. « Le système positif de la culture s'est transformé en machine infernale ». (8) Sartre nomme les collectifs formés par de telles interactions des séries : ils réalisent « l'interpénétration en elles d’une multiplicité d’individus inorganisés [...] ». (9) Nous pensons que c’est là l’origine de la crise écologique présente : notre action, projetée dans la nature, produit de nouvelles relations imprévisibles avec le reste du monde et prend ainsi une forme méconnaissable qui porte atteinte à notre existence.
Comme le dit Sartre, « une finalité peut-être contre-finalité découverte et subie, dénoncée théoriquement mais pratiquement reconnue.
De telles contre-finalités peuvent être intensifiées par leur récurrence. Sartre prend pour illustrer ce point le cas de l’inflation dans la Méditerranée au XVIe siècle. (10) Elle est produite par les individus qui utilisent l’or introduit en Europe par l’Espagne via l’Amérique, sans se rendre compte des conséquences. Le surplus de monnaie fait qu’il y a davantage d’achats, mais, compte tenu de l’absence d’une augmentation concomitante et équivalente de la production, les prix augmentent. Or la réaction des individus exacerbe ce phénomène : ils se dépêchent d’acheter ce dont ils ont besoin pour éviter d’avoir à l’acheter plus cher ultérieurement, et les marchands stockent leurs biens en attendant que les prix montent encore, favorisant ainsi la hausse des prix. Les actions de chacun produisent, par leur interpénétration dans un milieu commun, un effet global négatif qui ne découle d’aucune stratégie explicite. Mais l’anticipation de cette hausse des prix comme nécessité irrévocable et quasi-mécanique par les individus exacerbe dramatiquement l’inflation elle-même. Telle est l’émergence de la récurrence : chacun apercevant un phénomène global de son point de vue individuel, il ne peut le comprendre pleinement mais l’accélère dans la mesure même où il l’anticipe comme facteur à prendre en compte dans son action. Dans la surpêche par exemple, chacun se rend compte de la déplétion du poisson, cherche à trouver davantage de poisson par des techniques de plus en plus efficaces, mais accélère ainsi le phénomène. La récurrence accroît ainsi les contre-finalités produites par la conjonction de plusieurs actions séparées et distantes en transformant les anticipations des individus, qui voient leur propre action comme quelque chose d’à la fois distinct d’eux-mêmes et de nécessaire.
Toutefois, si le problème principal de la crise écologique était seulement un problème de non-coordination, il serait alors aisé de le résoudre par la coordination. Or nous sommes largement conscients de ce problème actuellement, et avons les moyens de nous coordonner, mais les politiques menées sont en deçà de ce que la situation impose. (11) Sartre expliquerait cette difficulté en partie par le concept d’exigence. L’exigence est la façon dont une chose impose, du fait même de l’impératif vital de la survie, une conduite. En effet, Sartre explique qu’en principe nos attentes mutuelles, lorsque nos relations sont humaines, sont définies dans et par la réciprocité, de façon directement coordonnée et en adaptant l’action de chacun à celle des autres : « Il ne saurait être question d’exigence passive entre eux, sauf si dans un groupe complexe, les divisions, les séparations, la rigidité des organes de transmissions remplacent les liens vivants par un statut mécanique de matérialité ». (12) Le fonctionnement ordinaire d’une société sépare les individus et les tient à distance les uns des autres, via des règles et des procédures qu’il faut respecter et qu’on ne peut modifier du fait de cette distance. Sartre donne cet exemple : un ouvrier peut travailler dans une usine polluante, qui nuit à la santé de la collectivité où il se trouve. Mais il a besoin de travailler, donc il continuera de supporter la pollution de la fabrique quand bien même elle lui est nuisible, et qu’il n’y a pas d’autre possibilité de travail. Comme le dit Sartre, « une finalité peut-être contre-finalité découverte et subie, dénoncée théoriquement mais pratiquement reconnue » (13) (par exemple par les patrons qui vont dire qu’il n’y a pas de dégâts dus à la pollution mais qui vont malgré tout dépenser l’argent nécessaire pour le nettoyage). On peut envisager un cas d’exigence dans l’agriculture. La diminution du prix du lait du fait de la surproduction et de l’amélioration des techniques de production devient exigence pour les agriculteurs, qui doivent, pour survivre, agrandir la taille de leur ferme pour compenser cette baisse du prix, ce qui conduit à l’augmentation des rejets animaux, de la production d’engrais et donc du rejet de nitrates dans l’environnement, favorisant ainsi la pollution de l’eau. (14) La contre-finalité peut même devenir une fin : par exemple lorsque l’on se résout à l’existence de l’usine qui manifeste la puissance de notre ville, etc. L’exigence se traduit ainsi par le fait que les individus se retrouvent contraints à avoir des comportements non écologiques parce que la séparation ne leur laisse pas d’autre choix que de se plier, pour satisfaire leurs besoins, aux nécessités d’un objet.
Mais là encore, l’exigence n’est pas en soi une explication suffisante. En effet, pourquoi, même dans le cas où un fait n’est pas nécessaire d’un point de vue vital (par exemple, la croissance de la production d’une entreprise), peut-il devenir une exigence ? C’est là que l’intérêt joue un rôle comme spécification de l’exigence. L’intérêt ne consiste en effet pas seulement dans le profit ou le plaisir. « L'intérêt, c'est l'être-tout-entier-hors-de-soi-dans-une-chose en tant qu'il conditionne la praxis comme impératif catégorique ». (15) L’intérêt, c’est une activité ou bien un objet auxquels les circonstances ont lié ma vie, et que je suis susceptible ensuite de défendre. Plus j’habite un objet, plus celui-ci devient une partie intégrante de mon être, et sa préservation devient un impératif pour mon action. Mais il me rend par là même vulnérable à toutes les actions qui pourraient porter atteinte à la pérennité de cet objet. Par exemple, dans le cas d’une entreprise menacée par la concurrence, le patron de cette entreprise s’identifie à elle. Mais « plus il s'efforce de conserver et d'accroître cet objet qui est lui-même, plus l'objet devient l'Autre en tant que dépendant de tous les Autres et plus l'individu comme réalité pratique se détermine comme inessentiel dans la solitude moléculaire, bref comme un élément mécanique ». (16) L’ensemble de ces formes de réification de l’action humaine est décrit par Sartre via la catégorie de pratico-inerte, qui désigne la matérialisation de notre action dans des habitudes et des automatismes qu’il devient difficile de changer du fait à la fois de leur interdépendance, de notre séparation et du fait qu’elles sont devenues des intérêts. Ainsi, les décisions politiques des années 1960-80 de créer une ville faite pour la voiture, c’est-à-dire étendue, avec une division géographique des fonctions entre zones de bureaux, zones périurbaines d’habitation, zones commerciales etc., constituent du pratico-inerte. C’est-à-dire qu’elles sont incarnées par la disposition même des choses. La praxis humaine déploie des structures stables pour assurer le maintien de la vie, mais s’y enlise au point de ne pas pouvoir remédier aux problèmes qu’elles causent. Toutefois, pour penser des solutions adéquates à la crise écologique, il faut développer une pensée suffisante, non seulement de la praxis humaine, mais également de son objet naturel, ce qui difficile à partir de la pensée de Sartre.
Certes, Sartre semble dépasser un point de vue humano-centré sur la dialectique et la praxis quand il explique que le véhicule de la praxis est l’organisme et son besoin. La dialectique ne peut fonctionner qu’à partir du manque, or ce manque ne peut exister que dans un organisme, qui projette une norme ou une totalité qui fait apparaître le présent comme manquant. Mais Sartre distingue dans le second volume de la CRD, l’intériorisation directe de l’extérieur qui est le fait du vivant et l’intériorisation de l’extériorité médiatisée par la transformation de celle-ci, qui elle est le fait de la praxis humaine. (17) Un végétal voire un animal survit grâce au rapport qu’il a à son milieu, mais ne transformerait pas ce milieu. L’être humain, au contraire, domine ce milieu en modifiant préalablement sa forme propre par la technique. De la même manière dans le Flaubert, comme le remarque Florence Burgat, Sartre note qu’il y a dans le chien face à ses maîtres humains l’expression d’un un « manque à être » (18) qui n’adviendrait cependant à l’animal que quand l’humain le fait sortir, par l’intermédiaire de la domestication, de sa situation humaine. Le règne vivant est ainsi décrit en rapport à des caractéristiques humaines dont il manquerait, et n’est pas conçu dans sa positivité propre.
C’est une réciprocité à plusieurs niveaux qui doit être mise en place.
Or il existe d’autres façons de décrire le vivant. Selon Canguilhem, comme il le montre dans Le normal et le pathologique, le vivant est comme tel normatif : il tend à organiser son milieu en fonction d’une certaine norme qui est négation de la négation que le milieu lui impose. Ceci implique que le vivant n’est jamais intériorisation immédiate de l’extérieur, mais que, vis-à-vis de cet extérieur, il y a besoin d’établir un « milieu » qui comme tel constitue une sorte de zone tampon entre l’extérieur et l’organisme. En d’autres termes : « le milieu du vivant est aussi l’œuvre du vivant qui se soustrait ou s’offre électivement à certaines influences ». (19) Un exemple probant dans la littérature récente est celui des loups. Baptiste Morizot note que le loup ne présente pas un fonctionnement « mécanique » et n’agit pas selon des lois générales instanciées dans des cas biologiques précis, mais institue un « milieu » tel que Canguilhem le conçoit. Il utilise son corps pour créer des signes dans son environnement, signalant aux autres loups où il se trouve ; les meutes de loups ne se comprennent pas selon un schéma univoque mais ont en quelque sorte chacune leur propre histoire, une organisation plus ou moins hiérarchique, sensible au contexte, aux circonstances, et aux attitudes de leurs membres. Ainsi, « chaque meute a une culture de chasse [...] qui inclut des modes de coopération […], des stratégies [...] et des proies préférentielles, sur lesquelles ils se sont spécialisés, comprenant leur comportement, affinant leurs tactiques[...] ». (20) Il y aurait donc une sorte de dialecticité de la praxis dans le vivant lui-même, même si les végétaux et animaux non-humains ont une puissance moindre de modification de leur environnement du point de vue humain.
Les conséquences pratiques d’un tel élargissement de la dialectique sont qu’une totalisation sociale écologique, c’est-à-dire une politique qui tient compte de l’environnement, n’a pas seulement à re-synthétiser l’effort de synthèses opposées qui sont celles des différents groupes humains, mais encore à opérer une synthèse de totalisations distinctes et qualitativement différentes, qui sont à la fois celles des humains, mais aussi des autres vivants animaux et des autres végétaux. Et ce, pour produire un mode de vie commun qui tienne compte des actions humaines mais aussi de la façon dont les autres êtres vivants sont susceptibles de réagir aux transformations que les actions humaines imposent à leur environnement. Ce qui implique aussi de prendre en compte la nécessité pour la praxis d’accepter une certaine limitation de sa puissance à modifier le monde, et donc d’accorder ses besoins au possible, ce que ne fait pas toujours Sartre, qui parfois la praxis comme souveraineté et le besoin comme ce qui exige nécessairement satisfaction, sans prendre en compte la possibilité de besoins artificiels
De la crise à la politique écologique
Poser les conditions de réalisation d’une politique écologique suppose de rendre compte de l’émergence de la politique en général d’après Sartre ; en dépit de certaines difficultés qu’elle pose (mise en avant du besoin comme source de la praxis ; sa conception de celle-ci comme souveraineté et maîtrise) elle suffira pour les besoins de cet article. Sartre développe une vaste description du concret social. D’une part, les classes sociales sont pour lui des séries, des personnes non directement coordonnées vivant ou travaillant dans des conditions analogues et encadrées par des institutions, des groupes aux normes stabilisées et plus ou moins inertes. (21) C’est la politique dans sa forme stable, la police au sens de Rancière. Mais, d’autre part, les classes sociales comportent aussi des groupes plus fluides, d’action. En effet, les contre-finalités provoquées par un arrangement social donné peuvent faire passer une série de la non-coordination à la coordination. Des individus sériels qui se perçoivent mutuellement comme soumis à une même menace du fait de ces contre-finalités sont conduits à prendre des initiatives, à proposer et discuter des moyens par lesquels ils peuvent commencer à rendre possible la suppression de cette menace. Par exemple, les groupes d’entraide qui se sont formés pendant le coronavirus ne sont pas liés par une interpénétration contingente de leurs actions comme celle qui a produit l’épidémie, mais par un projet commun auquel chacun ajuste ses actions, quand bien même tout un chacun y adhère pour des motifs divers. Ce groupe peut être un groupe en fusion, c’est-à-dire un regroupement spontané et temporaire d’individus se coordonnant en fonction des circonstances, face à une menace immédiate. (22) Ou, si la menace suppose une action plus stable, le groupe peut devenir un groupe organisé, fixant par serment des normes d’action stables, (23) mais pouvant être modifiées via la coordination. Il peut, enfin, devenir institutionnel : c’est-à-dire, un collectif d’action dont les normes se sont autonomisées.
La classe est donc en quelque sorte l’onde de la praxis humaine qui, transformant son milieu, se réfracte dans une pluralité d’individus, provoquant des regroupements et des actions en retour. On pourrait ainsi postuler que les mouvements écologiques sont les formes-groupes d’une partie de la classe moyenne urbaine plus ou moins aisée, intellectuelle, ceux que J. Bidet appelle des « dirigeants-compétents », confrontée à une mise en concurrence mondiale et à une dégradation de son milieu de vie et dont la subordination s’accroît face au « pouvoir-capital », (24) fondé non plus sur la détention d’un savoir mais sur des titres juridiques de propriété tels que valorisés par le marché. Les intérêts idéologiques et l’habitus scientifique de ces dirigeants-compétents les porte de fait davantage à prêter attention aux conséquences de la crise écologique, intérêt qui peut devenir convergent avec celui des classes populaires (ensemble qui comprend les professions intermédiaires, les employés, ouvriers et petits indépendants), pour autant que sont posées des questions liées au cadre de vie quotidien.
L’État doit alors compris comme la praxis institutionnelle de coordination des divers milieux sociaux, par laquelle des classes dominantes s’assurent de l’obéissance des autres, quitte à effectuer des compromis partiels. (25) Dès lors, il faut se demander comment l’État devrait agir face à cette crise. Le paradigme politique actuel, qu’on peut qualifier de néolibéral, conduirait à rechercher des solutions de résolution de la crise écologique par le marché. Foucault, dans son cours au Collège de France Naissance de la biopolitique, montre qu’un des principaux traits du paradigme néolibéral de gouvernement des sociétés consiste à obtenir l’obéissance des individus en utilisant la nécessité de la concurrence. Il s’agit en de faire en sorte que les individus perçoivent leur propre identité comme étant composée d’intérêts économiques à pérenniser et à développer. Or ce développement est forcément menacé par les autres individus qui eux aussi cherchent à satisfaire leurs intérêts. Cela conduit à des stratégies individuelles qui ne passent plus par la coordination avec ceux qui partagent nos conditions de vie et de travail, car ils sont nos concurrents directs, mais par la soumission à des exigences institutionnelles et marchandes d’autant plus inflexibles qu’elles s’appuient sur des instances délocalisées, comme le marché. L’État joue ici un rôle de « prestataire de règles », c’est-à-dire de garant des institutions juridiques qui permettent la sécurité des échanges et des propriétés sans laquelle le marché n’est pas possible. Il fournit un « cadre rationnel où chacun réalise ses plans personnels ». (26)
Le marché du carbone représente un exemple d’un tel type de dispositif. On essaie alors de donner un prix à la contre-finalité (le droit à polluer) de sorte que les entreprises puissent éventuellement gagner de l’argent à être moins polluantes et revendre leurs droits. Cependant, on constate que « monétiser » la valeur d’un environnement sain est particulièrement difficile, puisque les bénéfices existent mais sont dispersés sur une large aire spatio-temporelle, sans qu’on puisse les localiser précisément, comme c’est le cas à propos des profits. De façon plus générale, l’accent mis dans l’économie de marché sur le court terme par rapport au long terme rendent difficile l’adoption volontaire de technologies plus écologiques, puisqu’elles ont un coût élevé à court terme à la fois en termes d’investissements financiers et humains (il faut former les individus à l’usage de ces technologies, adapter les modes de production, etc.) alors que les couts de la crise écologique sont de long terme et les gains permis par l’adoption de ces technologies sont incertaines. En somme, il semble difficile et peu souhaitable de réguler les comportements dans un sens écologique simplement en passant par le marché, du fait justement que les dégâts de la crise écologique sont bien trop lointains et incertains pour être pris en compte dans une rationalité strictement marchande et monétaire.
Il existe une solution autre, à savoir celle d’une politique centralisatrice, qui se déroule à partir d’une « institution » régulatrice, souveraine, qui fixerait des règles, des limites et normes univoques sur un territoire donné. En somme, ce serait là un principe de « planification écologique ». Une telle solution, cependant, on le voit bien avec Sartre, pose problème justement du fait de la séparation entre le souverain et les divers sous-groupes et sujets auxquels il donne des ordres. La centralisation complète conduit à des désastres et à des inefficiences immenses puisqu’elle conduit à une déperdition immense d’information, qui conduit à ce que des solutions inadaptées aux conditions locales soient prises, conditions qui par nature sont imprévisibles.
En réorganisant le monde, la praxis acquiert un caractère passif
Face à ce double obstacle du marché et de la centralisation, on pourrait ainsi se résigner à l’échec inévitable d’une coordination qui doit se faire à la fois de manière globale, c’est-à-dire planétaire, et de manière locale. Et se préparer, d’une part à l’exacerbation de la prédation concurrentielle des États, entreprises et individus aisés, (27) et d’autre part à l’intensification des hiérarchies et des dominations au sein des organisations capables de protéger les individus, ce que Sartre décrit par exemple dans le cas du processus révolutionnaire français. (28) Toutefois, même si c’est l’une des possibilités, elle est loin d’être la seule.
En effet, si on repart de la source de l’action politique, on voit que celle-ci découle de la confrontation de la praxis à des menaces collectives. Cette confrontation lui impose d’inventer des solutions à partir de la connaissance singulière de ses conditions d’existence. Sartre, dans un passage frappant de la Critique de la raison dialectique, décrit la résolution délibérative par les experts d’une ville du problème de l’encombrement automobile, en vue d’une décision. Dans ce cadre précis, la décision prise est une décision telle qu’elle supprime à la fois la pluralité des individualités sans pour autant arriver à un « hyperorganisme » : « la multiplicité d'identités disparaît en tant que chaque compréhension implique toutes les autres et les réalise ; l’ubiquité, c'est la réciprocité d'unité excluant d'un même mouvement le multiple et l’identique ». (29) L’institution n’est donc pas forcément souveraineté et domination sclérosée (c’est ainsi que Sartre la décrit parfois dans la CRD) : dans certaines conditions, de l’invention peut avoir lieu au sommet même d’une institution. La délibération, par la réciprocité qu’elle implique, supprime l’altérité qui fait que chacun se rapporte à l’autre comme un être mécanique, et permet la prise en compte d’un maximum d’informations. Elle favorise donc l’advenue d’une décision. La solution ne tiendra peut-être pas compte des impacts globaux imprévus que chaque décision locale peut avoir sur un plan plus grand. Mais c’est de cette singularité là que peut partir l’État pour déterminer ensuite des normes le plus possible adéquates aux besoins communs sur le plan national. Or, partant d’informations liées à des situations diverses et singulières du niveau local, il ne peut pas non plus déterminer centralement des solutions identiques pour chaque territoire. Car il est nécessaire pour une société écologique de prendre au maximum en compte tous les aspects des relations qu’entretiennent les habitants (humains et non-humains) d’un territoire, puisque c’est par là que des désastres, mais aussi des solutions et des synergies inattendues, peuvent advenir. L’État peut donc seulement déterminer des normes et des impératifs généraux à spécifier de façon singulière et unique dans chaque cas. Par conséquent, c’est une réciprocité à plusieurs niveaux qui doit être mise en place. Réciprocité d’une part au niveau local pour que des solutions adviennent, et réciprocité d’autre part entre ce niveau local et le niveau étatique, afin que le niveau local prenne en compte les dynamiques plus vastes que l’interrelation des différents territoires peut provoquer et vice-versa . Comment qualifier une telle politique, qui produirait une réciprocité à plusieurs niveaux ?
Nous voudrions la qualifier de « facilitatrice », car elle n’est pas qu’une forme de médiation, mais suppose l’imposition de normes à la fois contraignantes et suffisamment générales pour permettre leur adaptation aux différents contextes. Une telle action facilitatrice suppose un élargissement du principe de subsidiarité, où l’État n’agit pas à la place des premiers concernés mais impose un cadre au sein duquel des solutions peuvent être trouvées de façon collective et délibérée, par la réciprocité. Le politiste américain Archon Fung propose pour cela le concept d’« autonomie responsable [accountable autonomy, nous traduisons] ». (30) Dans le cadre de relations entre une instance d’autorité verticale comme l’État et d’autres instances de décision et d’application, il s’agit pour cette instance verticale d’imposer des normes de délibération, et éventuellement des objectifs généraux, mais aussi de proposer des ressources financières, techniques et humaines (des médiateurs expérimentés par exemple) pour favoriser la réciprocité dans les autres instances. Toutefois, on ne peut attendre de l’État qu’il transforme de lui-même sa propre politique en ce sens. Une politique strictement étatique ne peut que maintenir la société dans l’atomisation, car d’une part il est trop difficile pour l’État de percevoir les désirs et les besoins véritables des populations et de sélectionner des individus propres à les regrouper, et d’autre part toute formation de groupes réciproques et indépendants de l’État est au fond une menace à son autorité, puisqu’ils constituent des pouvoirs concurrents. (31) La politique de réciprocation dont nous parlions ne peut donc pas être enclenchée par l’État, mais seulement par un mouvement social, autrement dit par des individus qui se regroupent pour pousser l’État à soutenir et à mettre en place des processus de dialogue menés déjà au sein des groupes non étatiques.
Il y aurait donc une sorte de dialecticité de la praxis dans le vivant lui-même.
Mais un autre problème se pose alors : celui du rapport entre « la fin du monde » et « la fin du mois ». Le récent développement d’un courant écologique en philosophie s’est accompagné, comme il se devait, d’une vision davantage moniste du monde, où l’opposition classique et propre au naturalisme occidental entre nature et culture est remplacée par l’idée d’une pluralité non totalisable de processus métaboliques singuliers. C’est le cas chez Bruno Latour par exemple ; selon lui, il faut recomposer le point de vue de la politique à partir du point de vue du Terrestre, comme celui dont la survie dépend d’un ensemble à chaque fois spécifique d’êtres animés. (32) Mais une telle philosophie tend de ce fait même à euphémiser les conflits sociaux, liés à la division de la société en groupes selon la place des individus dans les rapports de production, pour les subsumer dans le cadre à la fois plus abstrait et plus trivial des tensions entre des vivants dans un territoire. (33) Or la pensée sartrienne permet davantage, à notre sens, de prendre en compte les conflits sociaux, en montrant comment, par exemple, les classes sociales composent des composés de séries (relations non coordonnées d’individus) et de groupes (relations coordonnées entre individus), et l’État une forme d’alliance entre groupes dominants. Or, la politique écologique ne peut passer actuellement par l’assentiment du « pouvoir-capital » dans la mesure où l’intérêt de ce pouvoir se trouve dans les formes économiques qui ont produit les dégâts écologiques actuels. Elle suppose plutôt qu’un mouvement populaire s’adjoigne aux classes moyennes-supérieures qui fournissent pour l’instant l’essentiel des effectifs du mouvement écologique. Pour s’imposer, une politique écologique doit donc recueillir l’assentiment des classes populaires. Mais aussi, puisqu’aucune classe ne forme un groupe par elle-même, nouer des alliances avec des associations et des groupes issus justement des classes populaires. Ils représentent seuls le niveau de coordination et de légitimité nécessaire pour produire des revendications capables de répondre aux problèmes liés à l’écologie de ces classes. Bref, il s’agirait de produire des alliances politiques capables de montrer comment une politique écologique peut répondre à des problèmes concrets vécus par la plus grande partie de la population. Pour conclure, on peut penser avec Sartre à la fois la crise écologique et une politique écologique. La première est le produit de l’embourbement de la praxis dans des structures sociales d’accumulation qui se perpétuent elles-mêmes, et la seconde devra comporter une réciprocation à la fois entre différentes les classes sociales et entre les différents vivants. Cette réciprocation peut être garantie par un soutien financier, réglementaire et humain de l’État aux diverses formes de délibération qui existent à chaque échelon des institutions publiques. Mais elle ne peut avoir lieu, et être acceptée, que si elle est initiée par un mouvement écologique transnational et mu par une alliance entre les groupes représentant la classe compétente-dirigeante et ceux représentant les classes populaires. Sans quoi, on retombera dans l’alternative du raidissement autoritaire et de la fuite prédatrice, dans laquelle à la fois une partie des dirigeants-compétents (sans doute ceux les moins mondialisés) et les classes populaires risquent d’être mis de côté. Et enfin, cette politique écologique suppose que la praxis accepte sa propre finitude, alors que Sartre semble parfois intégrer dans la praxis elle-même la recherche d’un absolu et d’une maîtrise sur le monde.
NOTES
1. Voir notamment G. Dagorn et L. Motet, « Les perturbateurs endocriniens, qu’est-ce que c’est ? », Le Monde, 4 septembre 2018 (en ligne : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/03/01/les-perturbateurs-endocriniens-qu-est-ce-que-c-est_5087634_4355770.html)
2. Voir notamment E. Kolbert, « Climate change and the new age of extinction », The New Yorker, 20 mai 2019 (en ligne : https://www.newyorker.com/magazine/2019/05/20/climate-change-and-the-new-age-of-extinction)
3. .J.P. Sartre, Critique de la raison dialectique, précédé de Questions de méthode, t. I, Théorie des ensembles pratiques, Paris, Gallimard, 1985, p. 157
4. Ibid., p. 194
5. Voir notamment ibid., p. 196
6. Voir notamment ibid., p. 201
7. Ibid., p. 272
8. Ibid., p. 273
9. Ibid., p. 361
10. Voir notamment ibid., p. 277
11. Voir notamment A. Garric, « La France n’est toujours pas “à la hauteur des enjeux” climatiques », Le Monde, 8 juillet 2020 (en ligne : https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/07/08/climat-la-france-n-est-toujours-pas-a-la-hauteur-des-enjeux_6045537_3244.html ; consulté le 10 septembre 2020)
12. Ibid., p. 297
13. Ibid., p. 306
14. Voir notamment D. Kaufman, « “How suffering farmers may determine Trump’s Fate”, » The New Yorker, 17 août 2020
15. J.-P. Sartre, CRD, t. I, op. cit., p. 307
16. Ibid., p. 310
17. J.-P. Sartre, Critique de la raison dialectique, t. II (inachevé), L’intelligibilité de l’histoire, Paris, Gallimard, 1985, p. 350-351
18. F. Burgat, Une autre existence. La condition animale, Paris, Albin Michel, 2012, p. 400
19. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 132
20. B. Morizot, Les diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant, Marseille, Wildproject, 2016, p. 135
21. Voir notamment J.-P. Sartre, CRD, t. I, op. cit, p. 686 et suivantes
22. Voir notamment Ibid., p. 460
23. Voir notamment Ibid., p. 518 et suivantes
24. J. Bidet, « Eux » et "nous, une alternative au populisme de gauche, Paris, Kimé, 2018, p. 35
25. J.-P. Sartre, CRD, t. I, op. cit., p. 742
26. M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2004, p. 179
27. Voir notamment E. Osnos, « Doomsday prep for the super-rich », The New Yorker, 30 janvier 2017
28. J.-P. Sartre, CRD, t. I, op. cit., p. 681
29. Ibid., p. 627
30. A. Fung, Empowered Participation: Reinventing Urban Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 6
31. J.-P. Sartre, CRD, t. I, op. cit., p. 739
32. B. Latour, Où atterrir ?, Paris, La Découverte, 2017, p. 121
33. T. Haug, « Le naturalisme critique de Marx et l’écologie », La Pensée, vol. 394, no 2, Fondation Gabriel Péri, 2018, p. 64-77