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- Des Insurrections Ambivalentes : entretien avec Etienne Balibar | IVICA MLADENOVIĆ et ZONA ZARIĆ | PWD
Etienne Balibar est le philosophe marxiste le plus important de nos jours, et c’est précisément pour cette raison qu’il continue de présenter des critiques sensibles des modèles marxistes. Balibar a remis en question de nombreux mythes endurcis de notre époque, y compris celui de l’État-nation. Des Insurrections Ambivalentes : entretien avec Etienne Balibar IVICA MLADENOVIĆ et ZONA ZARIĆ avec ETIENNE BALIBAR 14 January 2021 PHILOSOPHY POLITICS Etienne Balibar; Image crédit: FRANCE 24, http://cas.uniri.hr et Verso Books Etienne Balibar est le philosophe marxiste le plus important de nos jours, et c’est précisément pour cette raison qu’il continue de présenter des critiques sensibles des modèles marxistes. Balibar a remis en question de nombreux mythes endurcis de notre époque, y compris celui de l’État-nation. Dans cet entretien, il aborde de grands problèmes contemporains : le sens de l’engagement politique des intellectuels dans une période de transformation des puissances mondiales, les limites du projet d’Althusser, la politique insurrectionnelle, la xénophobie et les notions d’identités nationales, la « guerre contre la migration ». Cet entretien avec Balibar pour Philosophy World Democracy a été réalisé par Ivica Mladenović et Zona Zarić. Tout d’abord, (1) nous commencerons par la question que vous allez aborder dans cette conférence, à savoir la question de l’engagement. Plusieurs chercheurs ont mentionné le fait que ce terme a des significations différentes dans différentes langues. Vous parlez vous-même d’engagement au sens pascalien et sartrien. Qu’est-ce qui inspire cette idée d'engagement dans vos propres expériences et vos propres références philosophiques? ÉTIENNE BALIBAR : C’est Sartre qui a réutilisé le vocabulaire de Pascal dans le texte considéré comme « fondateur » de sa théorie de l’engagement (la « Présentation des Temps Modernes » de 1945), en citant la fameuse formule : « vous êtes embarqués ». (2) Ainsi se trouve initiée une dialectique des contraires : il faut choisir (« il faut parier ») (3) mais dans une situation qu’on ne choisit pas. Je pense que la référence pascalienne est fondamentale, parce qu’elle montre que dans l’engagement il ne s’agit pas d’une simple décision d’un mode de vie ou de travail plutôt que d’un autre mais de ce qui détermine toute la vie et toute la pensée. Il s’agit donc de transformer une contingence en nécessité. Mais la référence pascalienne suggère que ce qui est en jeu est une rédemption ou une damnation dans une vie future (un « au-delà »), alors qu’il s’agit du sens de la vie présente, ou de ce que Marx appelait « l’ici-bas » ( Diesseitigkeit ). Dès lors se pose la question des conséquences de l’engagement, qui est à mes yeux la question fondamentale. Qu’est-ce qu’on fait des erreurs qu’implique inévitablement l’engagement. D’un point de vue sartrien, celui d’une liberté toujours « transcendante », on peut se « dégager » et parfois c’est ce qu’il faut faire. Je pense que la forme supérieure de l’engagement consiste à « s’obstiner » (comme disent Negt et Kluge dans History and Obstinacy ), ce qui ne veut pas dire défendre aveuglement les mêmes erreurs, mais chercher les moyens de les comprendre et de les rectifier pour soi et surtout pour le « nous » auquel un engagement vous lie. Car s’engager c’est sortir de soi. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes rapports avec l’engagement communiste – sans être certain d’y avoir réussi, bien sûr. L'idée de la fin, ou du moins du déclin des intellectuels, est défendue dans un nombre important de textes théoriques publiés au cours des trente dernières années. Êtes-vous d'accord avec cette thèse et quel est, à votre avis, le rôle et la place de l’engagement des intellectuels dans les sociétés contemporaines et dans les luttes sociales ? EB : Cette question n’a aucun sens si on ne la subordonne pas à une enquête et un effort de définition de ce que signifie « intellectuels ». Deux idées me semblent importantes à cet égard dans la tradition à laquelle j’appartiens. D’une part, celle de Marx qui inscrit la « division du travail manuel et intellectuel » parmi les grandes structures de domination traversant toute l’histoire, même si ses modalités ne cessent de se transformer. D’autre part, celle de Gramsci qui fait des « intellectuels » (ou du moins de certains d’entre eux, ayant une capacité d’intervention « organique » sur les luttes sociales) les constructeurs de l’hégémonie, des rapports de pouvoir et de subordination (ou de contre-pouvoirs défiant l’ordre établi), mais qui affirme aussi l’existence d’une « fonction intellectuelle » débordant l’intellectualité institutionnelle dominante, et pouvant être assumée par des individus de toutes les classes sociales, en particulier à travers leurs activités militantes. La société capitaliste « mondialisée » d’aujourd’hui (que j’appelle avec d’autres une société de « capitalisme absolu ») est en train de complètement transformer les données de ce problème, en utilisant les ressources des nouvelles technologies et de la communication en déplaçant les lieux de pouvoir réel dans la société. En fait elle n’a plus besoin d’intellectuels au sens « bourgeois » du terme (dont font partie les universitaires, les artistes « indépendants », voire les savants qui se consacrent à la recherche « pure », etc.). C’est une société capitaliste non-bourgeoise ou post-bourgeoise . D’où une situation paradoxale et périlleuse à la fois : les intellectuels qui se veulent « critiques » (les « traîtres » à l’ordre existant, comme disait Marx) doivent aussi et peut-être d’abord défendre leur droit à l’existence et les institutions qui leur permettent de travailler. Mais ils n’ont aucune chance d’y parvenir s’ils campent sur une définition passéiste de l’intellectuel (même « engagé ») et sur une position défensive. L’articulation avec des luttes sociales (ce qui ne veut pas dire seulement la lutte des classes, mais l’écologie, le féminisme, l’antiracisme et le décolonialisme, etc.) est donc à la fois un choix éthico-politique et une façon de faire vivre la « fonction intellectuelle » dans la société. Les insurrections sont le moteur des changements politiques dans le monde d’aujourd’hui, mais l’ambivalence est leur caractéristique fondamentale, donc le problème politique qu’elles doivent affronter. Votre maître et la personne qui a fondamentalement influencé votre pensée, Louis Althusser, a publié en juin 1970 dans la revue La Pensée un de ces textes magistraux, intitulé "Idéologie et appareil idéologique de l'État". Dans ce texte, le philosophe distingue deux appareils d'État : l'appareil répressif et l'appareil idéologique de l'État. Ce dernier est moins visible et est constitué de toutes les institutions qui permettent la transmission de leur idéologie par les classes qui dirigent l'État à l'ensemble de la société. Quelle est la différence entre l'appareil idéologique de l'État dont Althusser parlait dans les années 1970 et l'appareil idéologique de l'État d'aujourd'hui ? EB : Ce serait une très longue discussion… J’ai énormément appris d’Althusser, à la fois au travers de ses textes et sous la forme d’une longue amitié et collaboration personnelle. Je suis très heureux de voir que certains de ses textes, souvent incomplets et aporétiques, car ils ont été élaborés dans des conditions de très grande tension personnelle et collective, continuent de faire penser ou même agir aujourd’hui. L’opposition entre « appareils répressifs » et « appareils idéologiques », qui a été souvent critiquée (notamment par Foucault) ne doit pas être entendue de façon typologique (même si Althusser se laisse aller à des classifications des grandes institutions dans l’une ou l’autre catégorie) mais plutôt de façon dynamique ou stratégique, comme signe du fait que les rapports de pouvoir oscillent entre deux pôles et les combinent dans des proportions inégales. Mais le problème le plus délicat, et potentiellement le plus fécond, concerne la référence qui est faite ici à l’État . Il s’agit évidemment d’une descendance par rapport à la notion de postestas indirecta , qui appartient à la tradition de la théologie politique (Bellarmin, Hobbes) et qui débouche au XIXe siècle sur le concept du « pouvoir spirituel » chez Auguste Comte. En la combinant avec l’idée marxiste de « l’idéologie dominante comme idéologie de la classe dominante », Althusser se donne les moyens de reprendre le programme gramscien d’un « élargissement du concept d’État » qui installe celui-ci de façon occulte dans l’infrastructure inconsciente de la subjectivité individuelle elle-même. Louis Althusser dans son bureau, Paris, April 26 1978, Photo crédit : Alain Mingam/Gamma-Rapho via Getty Images Mais on peut se poser la question de savoir si cette construction structurale est toujours adéquate (du moins sans variation) à la façon dont sont formatées les subjectivités dans le capitalisme actuel (qui de ce point de vue est bien caractérisé comme un « néo-libéralisme »). Une jeune philosophe grecque, Maria Kakogianni, a proposé le concept d’ « appareils idéologiques de marché » pour enregistrer la nouveauté des mécanismes d’interpellation des individus en « sujets » dans une société où la domination idéologique ne passe pas tant par l’imaginaire de la souveraineté que par celui de la concurrence et de la rentabilité auxquelles il faut « s’adapter » (Barbara Stiegler). Je suis tenté de penser que nous avons là un autre indice de l’émergence d’un capitalisme sans bourgeoisie au sens classique. On voit bien dans la crise actuelle, engendrée par la pandémie du Covid-19, et dont les dimensions morales sont aussi fondamentales que les dimensions économiques, que le désarroi et même le désespoir collectifs résultent autant, voire davantage du sentiment de la faillite du marché que du sentiment de la faillite de l’État… Ou plutôt celui-ci en fait partie, car les États aujourd’hui sont instrumentalisés par le marché à un degré qui est sans précédent. A l'époque où le mouvement des Gilets jaunes était à son zénith, vous avez dit qu'à travers ce mouvement - qui présente de nombreuses contradictions - on remarque le processus où « les exclus s’incluent ». Comment voyez-vous ce mouvement dans le contexte des nouvelles luttes de classes en France ? EB : en tant que « mouvement » non pas organisé mais individualisé, les Gilets Jaunes ont probablement terminé leur trajectoire. Mais la révolte contre les effets d’exclusion (privation de citoyenneté active en même temps que de reconnaissance et de protection sociale) dont il était l’expression ne va pas disparaître. On peut penser au contraire que les conditions extraordinairement inégalitaires et autoritaires dans lesquelles s’organise (ou se désorganise) l’effort de la société pour maîtriser la pandémie (qui elle-même affecte les individus et les groupes sociaux de façon extraordinairement inégale, en creusant ce que j’ai appelé les « différences anthropologiques », c’est-à-dire les différences qui fracturent l’espèce humaine comme telle), sont grosses de nouveaux phénomènes insurrectionnels. Mais la question de savoir quelle orientation politique ils vont prendre va se poser de façon aiguë. Dans le mouvement des Gilets Jaunes, où beaucoup avaient cru pouvoir lire une forme française de « populisme » tel qu’il se développait ailleurs au même moment (pensons à Trump, à Bolsonaro, etc.), il est remarquable que les tendances xénophobes et autoritaires aient été marginalisées et finalement surmontées par les participants eux-mêmes. Rien ne garantit qu’il en aille toujours ainsi. Les insurrections sont le moteur des changements politiques dans le monde d’aujourd’hui, mais l’ambivalence est leur caractéristique fondamentale, donc le problème politique qu’elles doivent affronter. Mais ils n’ont aucune chance d’y parvenir s’ils campent sur une définition passéiste de l’intellectuel (même « engagé ») et sur une position défensive. L’articulation avec des luttes sociales (ce qui ne veut pas dire seulement la lutte des classes, mais l’écologie, le féminisme, l’antiracisme et le décolonialisme, etc.) est donc à la fois un choix éthico-politique et une façon de faire vivre la « fonction intellectuelle » dans la société. Dans votre dernier livre, Histoire interminable : d'un siècle l'autre, (écrit I) , le dernier chapitre est un plaidoyer stratégique pour un projet socialiste pour le 21ème siècle. Nous avons une question suivante : si les socialismes précédents – ceux qui se sont concrétisés dans l'État national-social selon votre expression – pensaient la politique en termes de purs rapports de force, quel est le cadre interprétatif de la politique que vous proposez pour le socialisme du 21ème ? EB : Dans ce chapitre final de mon livre, je prends soin de souligner le caractère hypothètique des descriptions et des propositions que j’avance. Tout cela est matière à discussion et donc objet de réflexion. J’ai pris le risque d’utiliser un concept “large”, et même extrêmement large (on me l’a reproché) de “socialisme”, dans lequel, retournant contre elle-même la thèse de Friedrich von Hayek qui opposait au libéralisme en tant que dérégulation absolue du marché toutes les formes d’intervention étatique dans l’économie, j’ai inclu aussi bien les modèles de planification autoritaires et de parti unique du “socialisme réel” que les formations social-démocrates de l’Ouest européen et américain (donc le New Deal ) et les politiques de “développement” du tiers monde. Il s’agissait en particulier d’inscrire toutes ces politiques et les innovations institutionnelles correpondantes dans l’histoire des luttes de classes, de souligner (après Keynes et Negri) la fonction décisive de la Révolution russe de 1917 qui inspire au capitalisme le sentiment de l’urgence des politiques sociales (qu’il a perdu aujourd’hui...), et de comprendre que le capitalisme dans lequel nous vivons aujourd’hui n’est pas, suivant la formule classique, une “antichambre du socialisme”, mais un régime postsocialiste , qui s’est construit en déconstruisant le socialisme sous ses différentes formes. Lenin à Paris Affiche soviétique ; Image crédit : Wikimédia Commons J’ai aussi souligné, comme vous le rappelez, que ces expériences socialistes (très hétérogènes entre elles) ont ceci de commun d’avoir traité la question sociale dans un cadre national , ce qui est aussi un ressort de leur étatisme et explique la difficulté de repenser la question de la transformation sociale de façon transnationale, en mobilisant les forces correspondantes à cette échelle. C’est pourtant ce qu’imposent aussi bien les effets plus ou moins réversibles de la “mondialisation” que ceux, décidément irréversibles, de la catastrophe écologique. Un “socialisme” du 21ème siècle (j’ai mis le terme entre guillemets, pour marquer que ce n’est pas nécessairement le meilleur terme, ou le terme définitif) devrait combiner, de façon ouverte, des objectifs et des modalités d’action politique très hétérogènes entre eux et d’échelle très différente: j’ai dit hypothétiquement des régulations internationales (du travail, de la finance, des normes environnementales, des armements...), des utopies (c’est-à-dire des expérimentations à petite petite ou grande échelle de nouveaux modes de vie en commun, donc de consommation, de propriété, etc.), et finalement des insurrections (au sens le plus large, de préférence non-violentes étant donné). En juin dernier, vous avez co-signé un appel alertant l'espace public sur le fait qu'Emmanuel Macron ne lutte pas contre le racisme, mais contre l'antiracisme en France. Comment voyez-vous la présidence d'Emmanuel Macron dans son ensemble ? Y a-t-il quelque chose de fondamentalement nouveau qu'il a apporté à la vie politique française par rapport à ses prédécesseurs ? Et comment vous sentez-vous en sachant que le président français a indiqué qu'il était "très inspiré" par votre travail et qu'il voulait même faire sa thèse avec vous ? EB : Je pense que ces déclarations du candidat Emmanuel Macron faisaient partie d’une campagne de communication, de même que ses références encore plus insistantes à la collaboration avec Paul Ricœur. Mais après-tout je n’ai aucune raison et aucun moyen de déterminer son degré de sincérité. Je n’ai donc rien de plus à en dire. Quant à la combinaison dans le discours et l’action d’un dirigeant politique français de la rhétorique modernisatrice et réformatrice, comportant le cas échéant un volet social, avec une instrumentalisation du thème xénophobe et, dans les faits, racisant, de « l’identité française », elle n’a strictement rien de nouveau. Ce qui est très inquiétant, c’est que le Président opère ce virage à droite, et même vers l’extrême droite (il n’est pas le seul dans la classe politique française, mais il exerce le pouvoir) dans un moment où toute une série de facteurs (dont le terrorisme) peuvent pousser l’opinion publique vers une forme « active » de racisme institutionnel. C’est le phénomène que j’avais appelé il y a quelques années « l’impuissance du tout-puissant », une des matrices du fascisme dans l’histoire européenne. L’accueil des errants dans des conditions « humaines » c’est-à-dire conformes au droit international, peut poser des problèmes de police comme n’importe quel mouvement de population dans des situations d’exception, mais il ne constitue pas un danger pour la « sécurité » des pays européens ou de leur communauté. L’amalgame avec la question de la « terreur » est purement et simplement raciste (en particulier à travers la composante islamophobe). Il y a trois ans, dans un article paru dans Le Monde, vous souligniez que l'Union européenne, menacée par l'autoritarisme technocratique et la montée du néofascisme, risquait d'exploser. Dans cet article, vous appeliez à une refondation historique de l'Europe axée sur un nouveau type de fédération. Entre-temps, la situation ne fait que de se dégrader visiblement. À votre avis, quelle est la solution la plus probable pour l'UE dans la conjoncture actuelle : la dissolution ou la refondation ? Et, peut-on dire que la destruction de l'ex-Yougoslavie peut être considérée comme un indicateur de l'incapacité de l'Europe à faire face à son propre destin ? EB : Ma réponse – pardonnez la dérobade – est que je n’en sais rien. La destruction de la Yougoslavie (je n’emploie jamais l’expression « ex-Yougoslavie »…) est bien sûr, entre autres (car il y a quand même aussi des causes internes, mais nous sommes ici par définition dans une topologie où l’interne et l’externe échangent constamment leurs places) une marque de cette incapacité de l’Europe que vous évoquez. Mais il y en a beaucoup d’autres. Le Brexit en est une autre, évidemment, et par-dessus tout la gestion criminelle de la question des migrants et des réfugiés en Méditerranée, avant, pendant et après l’initiative de Merkel en 2015 (dont le sabotage a été assuré conjointement par la Hongrie et par la France). Réfugié syrien montrant une affiche d’Angela Merkel; Image credit: Deutsche Welle Certains commentateurs ont, sur le moment, salué le programme de « relance » de la Commission européenne (comportant un volet très limité de mutualisation des dettes) en face de la crise actuelle comme un « moment hamiltonien » - donc fédéraliste – pour l’Europe. Admettons la comparaison, bien qu’elle recouvre toute sorte de difficultés quant à la nature de la construction étatique en Amérique au 18ème siècle et en Europe au 21ème siècle… En fait rien n’est joué parce que, d’un côté, la question maintenant posée, est de savoir ce qu’est une monnaie dans le monde de l’endettement généralisé (ou dans quel régime monétaire l’Europe devra s’engager compte tenu des rapports de forces internationaux) ; et, de l’autre, la possibilité de gérer un budget commun sans une légitimité démocratique renforcée pour les institutions européennes est plus douteuse que jamais (or cette légitimité est presque inexistante). On en reste donc à la situation que je décrivais : aucune politique pour les peuples européens n’existera si le fédéralisme européen ne s’invente pas (pensons à ce que nous disions plus haut des régulations), mais les adversaires de ce fédéralisme (pour des raisons souvent opposées entre elles, mais dont la négativité se conjugue) ont en main tous les moyens de blocage. Je n’ai pas les moyens de dire autre chose. Comme d’autres, je pense aux « Somnambules » (au sens de Hermann Broch, repris depuis). Dans une conférence que vous avez donnée le 22 octobre 2018 à Montréal, vous affirmiez qu'après la "guerre contre la terreur", on parle maintenant de la "guerre contre les migrations". Nous pouvons voir que cette question des migrations approfondit le clivage non seulement entre la gauche et la droite, mais aussi au sein même de la gauche, entre les courants qui plaident pour une solution dite sécuritaire et ceux qui prônent la position humanitaire. Vous soutenez vous-même la thèse selon laquelle le droit à la circulation et à l'hospitalité sont des droits fondamentaux. Comment devrait-on, selon vous, comprendre la question des migrations dans le contexte du capitalisme contemporain et quelle est la stratégie appropriée pour une gauche progressiste sur cette question ? le capitalisme dans lequel nous vivons aujourd’hui n’est pas, suivant la formule classique, une “antichambre du socialisme”, mais un régime postsocialiste, qui s’est construit en déconstruisant le socialisme sous ses différentes formes. EB : Comme je ne peux pas, en quelques mots, reprendre tout mon argumentaire, qui d’ailleurs ne cesse d’évoluer, sauf sur le point central qui est la reconnaissance de la centralité politique et morale de cette question, je me contenterai de trois notations. Premièrement il faut cesser de s’enfermer dans cette dichotomie du « sécuritaire » et de « l’humanitaire », qui est elle-même un élément de la rhétorique de guerre contre les migrations, ou plutôt contre les migrants et les réfugiés – que pris ensemble j’appelle les « errants ». L’accueil des errants dans des conditions « humaines » c’est-à-dire conformes au droit international, peut poser des problèmes de police comme n’importe quel mouvement de population dans des situations d’exception, mais il ne constitue pas un danger pour la « sécurité » des pays européens ou de leur communauté. L’amalgame avec la question de la « terreur » est purement et simplement raciste (en particulier à travers la composante islamophobe). Deuxièmement l’analyse des migrations internationales dans le monde d’aujourd’hui, avec toute la complexité des déterminations concrètes qui l’accompagne (orientation des migrations du Sud au Sud, du Sud au Nord, combinaison des formes légales et illégales, corrélation ou non avec la transformation de la division internationale du travail, etc.) relève d’une transformation de ce que Marx appelait la « loi de population » du capitalisme et que Rosa Luxemburg (puis ses successeurs, analysant le « système-monde » du capitalisme historique) ont repensé comme une articulation entre les « centres » capitalistes et leurs « périphéries ». Aujourd’hui les centres sont en Europe ou en Amérique, mais aussi en Chine, en Asie du Sud-Est, dans le Golfe persique… et les « périphéries » d’om provient la surpopulation prolétarisée. Enfin troisièmement, la régulation des mouvements de population et surtout la reconnaissance du « droit aux droits » (Arendt) pour toutes les catégories d’êtres humains à la surface de la terre, territorialisés et déterritorialisés, nationalisés et dénationalisés, est le cœur d’un nouveau droit cosmopolitique et d’un nouvel ordre international, auquel s’opposent toutes les forces conservatrices (y compris celles qui se classent « à gauche » ici ou là dans le monde), mais que l’entrée de l’humanité dans l’âge des bouleversements climatiques et démographiques (auxquels on voit maintenant que vont s’ajouter les bouleversements sanitaires) met inéluctablement à l’ordre du jour. Je ne sais pas combien de temps il faudra pour que la majorité de nos peuples en prenne conscience, ni quelles violences en seront la condition (je ne crois pas, malheureusement, qu’il faille exclure des pratiques génocidaires). Ni, a fortiori, [combien de temps il faudra] pour que des gouvernements et des institutions internationales prenne le problème en charge. Mais je ne vois pas comment on pourrait en faire l’économie. NOTES 1. Cet entretien a été réalisé le 11 décembre 2020 à l'occasion d'Etienne Balibar recevant le prix annuel «Miladin Životić» à l'Institut de philosophie et de théorie sociale de l'Université de Belgrade. 2. BlaisePascal, Les Pensées , Paris, E. Mignot, 1913, p. 123. 3. Pascal, ibid. Related Articles Démosophia JEAN-LUC NANCY Read Article L’ « -ismos » du multiple SHAJ MOHAN Read Article
- JÉRÔME LÈBRE
JÉRÔME LÈBRE Jérôme Lèbre is programme director at the Collège international de philosophie, and associate researcher at the Centre de recherches en philosophie allemande et contemporaine of the University of Strasbourg and at the Equipe de recherche sur les rationalités philosophiques et les savoirs of the University of Toulouse Jean Jaurès. He is also member of the scientific committee of the contemporary philosophy journal Phasis. Lèbre’s work is concerned with the aftermath of deconstruction, and his recent writings are on mobility, speed, and the geographical, ethical and political resistances to them. His recent publications include Eloge de l'immobilité and Scandales et démocratie , Desclée de Brouwer (2018 and 2019), and hisbook Les Travers du monde - méditations sur l'obstacle is forthcoming with Diaphanes, collection Anarchies . Revolutionising India: The Philosophy of Divya Dwivedi and Shaj Mohan 5 May 2025 Read Article Responsabilité d’Israël et au-delà 6 November 2023 Read Article Provocations, populisme et démocratie 18 September 2023 Read Article
- MARC CRÉPON
MARC CRÉPON Marc Crépon is a philosopher and academic who writes on the subject of languages and communities in French and German philosophy and in contemporary political and moral philosophy. He has translated works by philosophers including Nietzsche, Franz Rosenzweig and Leibniz. Crépon has lectured at American universities, including University of California, Irvine, Rice University, and Northwestern University in Chicago. He is currently Professor of Philosophy at the École Normale Supérieure in Paris. His books in English include The Thought of Death and the Memory of War (University of Minnesota Press, 2013), The Vocation of Writing: Literature, Philosophy and the Test of Violence (SUNY, 2018) and Murderous Consent: On the Accommodation of Violent Death (Fordham University Press, 2019). Resistance De La Traduction 27 July 2022 Read Article
- MEDIA | PWD
MEDIA Title Publish Date Author Name Author Name Author Name Author Name Read Post
- Be held in the gaze of the stone | SHAJ MOHAN | PWD
This is the text of the lecture delivered on the 10th of June at the children’s hospital in St. Denis, a suburb of Paris, where Bernard Stiegler had initiated a project of contributory research which involves philosophers, psychologists, scientists, nurses, and social workers. Be held in the gaze of the stone SHAJ MOHAN 13 June 2022 PHILOSOPHY Stone Knife, Early Neolithic period, Manchurian Culture; Image credit: Wikimedia Commons. This is the text of the lecture delivered on the 10th of June at the children’s hospital in St. Denis, a suburb of Paris, where Bernard Stiegler had initiated a project of contributory research which involves philosophers, psychologists, scientists, nurses, and social workers. The lecture considers the concept of “negation” from the point of view of Anastasis. Negation and ‘the nothing’ in metaphysics relies on the law of identity, which renders the world as ahoratos or the unseen. The way to release things and the world from negation and nihilism is to thinking with new faculties which reveal the world as a non-totalisable effervescence. Thus philosophy begins again without metaphysics. Each language has a distinct way of saying that something is not the case. In French “ne pas” says that something is not. (1) In English “not” does it, as in “this book is not red”. Then, there are other special kinds of negations. In Greek “Alpha” as a prefix would negate a term under consideration and this convention is called “alpha privative”. For example, the ancient Greek term “aletheia”, which usually means “truth”, is derived through the alpha privative; it is derived through the negation of the term “lethe”, which in this context meant “hidden”. By adding the “a” the term “Lethe” is negated. Then, the negation of the hidden will yield the un-hidden , which we translate and also understand very differently as truth today. The alpha privative was perhaps a short nasal “a” sound, which is present in many languages even now, including the English “un-” and the French “in-”. The meaning of being hidden that is derived from Lethe is still present in the English term “latent”. However, “lethe” has other homological powers, or the powers to give different meanings through its etymologies. We should look at one more word from Ancient Greek to get an intimate sense of this kind of negation. The word Ahoratos (ἀόρατος) is derived through the operation of the alpha privative on horatos , which means “the seen”. Therefore Ahoratos would mean the un-seen . In this case, the homological powers of the term horao (ὁράω) are perhaps more significant for philosophy than the term “Lethe”. Horao comes from the speculative root *wer-, which could have meant “to watch over”, among the other meanings which come from this root. This meaning of Ahoratos is present in the experience of children who feel that they are the un-seen , some times of their parent, and at other times of their teachers. It indicates the experience of abjection. It shows what was once experienced as being the un-seen of the gods. The terms which derive from this root reveal a family which show us a relation to the world. The English “Will” comes from it, so does the Sanskrit “Vara”, meaning wish or desire . The term “ward”, as in “hospital ward” where the patients are watched over too comes from it. But it also gave rise to the meaning of “to cover” in Pali, and in this sense it relates to “Lethe”. There is another path according to which *wer- gives the meaning of “to raise up” or “to increase”. When we do pay attention to things and to people they are raised up , or they rise above the cloud of inattention. They come alive. Such coming alive through the raising of care is also the experience of love. Then, the un-raised are most things. As we looked at the negations of these meanings something interesting appeared, a different relation to the world and to ourselves. If one is not alert to, or if one does not watch over something, it does not appear in vision. (2) That is, the un-watched or the un-cared-for are the most things around us. To be able to attend with care through which alone things, animals, and people are understood intimately. Then, the un-desired or the un-cared-for are most things. When we do pay attention to things and to people they are raised up , or they rise above the cloud of inattention. They come alive. Such coming alive through the raising of care is also the experience of love. Then, the un-raised are most things. There is something important which we should keep in mind from these examples before we move into the generality of absences or privations. The privation of a meaning can still be another meaning; or, by not being some particular X, a thing is still some other X. This sense is found in our common experience of arithmetic. The absence of the number 10 in the number 18 is still another number. Or, when someone says “it is non-sense” it signifies something distinct, that such a matter should be not be of anyone’s concern. The Venus of Monruz, 9000BC, Baden-Württemberg, Germany; Image credit: Wikimedia Commons. When we speak of “absence” we think of someone or something not being here, where we would expect it to be present, or where we would wish for it to be present. When we say that “the speaker is absent on the stage”, the meaning is clear. It is in a related sense that we often speak of the absence of someone close to us. We experience absence in the most intimate sense when we miss someone we love. The family of experiences which includes absence, missing, lack, denial, negation, privation, abjection, contrary and so on is not limitable to a special sign, such as the negative ( “—“ ) or the alpha privative ( “α” ). All these terms say different things; the “denial” of someone is different from the “missing” of someone. Yet, these words form a family. We can call the root concept of all the cases of this family by the term privation . It is a term which exists in French and English, indicating that something which should have been present is absent. Aristotle’s conception of this term meant something similar: That which should have belonged to some X is now absent. The Greek term for such absence of that which should have been present was “steresis”. A certain strand of thinking “the negative” in logic in the history of philosophy comes from the concept of privation. As it is the case with him (with important exceptions), Aristotle gives the many meanings of privation in The Metaphysics. At the beginning of his consideration of privation, he defines it as, “When something does not have one of the things that it is natural for things to have, even if it would not be natural for the something in question to have it. Example: a plant is said to be deprived of eyes.” (3) While appearing to be clear, the problem of privation exposed by Aristotle is complex. It can mean, as it should mean, that the stone suffers the privation of vision , that the stone is blind . Although, the blindness of the stone is not “logical” for our common sense. We will soon find that the very persistence of “our kind” may rely on the vision which can hold the blindness of the stone. Usually we do not speak of newborn kittens as blind, although they do not see yet. It is still possible to say that they are deprived of vision. When an adult man cannot see we recognise the total privation of a sense which should have been naturally given to him. But with the stone it appears different. It is not in the nature of, or the concept of, the stone to have anything to do with vision. But we have to watch the stone in a deeper sense, we have to become aware of it in another sense from the functions into which we have been isolating it. For example, the identity of the stone sometimes derives from the function of being the paper weight into which we isolate it. From the point of view of a palaeontologist certain stones are functionally isolated into the identity of a fossil. From the point of view of the children who are playing the stone is functionally isolated into a projectile. Each functional isolation grants the stone a particular identity while depriving it of the other identities. Each time what we take to be the stone is holding out into distinct relations. The stone is already many things. But what about the proposition The stone is blind ? In order to begin to bring our awareness or care into that proposition, we have to merely remember that the stone is prior to all those things which have vision. Without the being of the stone there would not be any vision. It is prior to vision and it is necessitated by vision in two different senses. Temporally the stone precedes vision, or the animals with vision, and in the materiality of the stone the homological powers of the beings with vision resides. For example, the constituents which make up vision in the living includes the protein “opsin”, which in turn is constituted by the elements of the stone. The stone is blind in this sense; the stone, is the necessary prior to the being of vision. Without the stone awaiting for it there would not have been any vision in the world. The blindness of the stone is Ahoratos to us; we are blind to the blindness of the stone . We can come back to the homological powers of the stone soon. It is only the functional isolation which lasts the duration of the function which gives a transitory experience of identity. From out of this experience we have derived a principle of identity, which makes the un-seen of all the other powers, or the effervescence that is all things, of all the people, and of the world. The principle of identity delivers a condemned world, of Ahorato s. In logical terms, privation (steresis) is expressed as the negation of an identity. In the operation of subtraction in arithmetic the negation takes away from (or causes steresis in) a number to give another number. In statements it takes the form of “it is not the case that” or “it is not true that”. Symbolically it can be written as “~P”, where “P” stands as a variable for any statement of identity whatsoever and the “~” is the negation. The meaning of negation in logic is given by the statement of identity: A thing is what it is, and nothing else. Symbolically, we write the first part, “a thing is what it is”, as “P = P”. Now, a problem is already evident. There are two Ps here. Positionally, we know that the two Ps are in a relation of to the left/right of, of one another. In other words, identity is as ideal as the line in geometry. That is, any line we draw will have thickness which will make of it, under a lot of care, a rectangle. Further, to express a relation it takes at least two terms, even the relation of identity. Just as there is no ideal line in the world, there is no such thing as identity . Reclining mouflon in marble, 2600–1900 BC, Pakistan; Image credit: Wikimedia Commons We found it already with the example of the stone. There is never a moment where it is the case that the stone = the stone . The statement “the stone is never the stone” is not to be understood in the way in which the ancient philosopher Heraclitus is often interpreted, which is that everything is changing as time flows; or that, with time things receive passions which make them unequal to themselves in different moments of time. We mean something else; already, here and now, the stone is much more than the stone. The stone is a projectile in a direction, in another direction a fossil, sometimes a paperweight, at other times an ornament, and on occasion they make gardens. It is only the functional isolation which lasts the duration of the function which gives a transitory experience of identity. From out of this experience we have derived a principle of identity, which makes the un-seen of all the other powers, or the effervescence that is all things, of all the people, and of the world. The principle of identity delivers a condemned world, of Ahorato s. The ancients who formulated what we have received as the classical laws of thought knew better. For this reason, Aristotle would say, “It is not the case that everyone is either good or bad, either just or unjust, but that there is, rather, an intermediate state”. (4) That is, the law of identity is the rare occasion of a judgment of things according to the occasion of a functional isolation. Further, according to the ranges of powers and relations everything is present as a plenitude of intermedia . Here, a thing is understood as the between of many other possible things— a thing means intermedium of things . There is another culture of thinking “intermedium” differently, which came to philosophy through several religious strands. It considers the world and worldly existence as the imperfect but necessary intermedium which will be exited upon death. The Greek term of intermedium was Metaxu , which was used by Simone Weil to theorise her version of nihilism according to which the value of this world is nothing, beyond which, through death man will gain pure grace—“The world is the closed door. It is a barrier. And at the same time it is the way through.” (5) We will soon find that things as intermedia are intermedia to other things. A thing is intermedium according to different powers or faculties. Let us take the stone again as our example. When we think of carving the stone to make for ourselves a knife, we perceive the homological power of the stone. The stone can also be used to grind spices. However, the knife made of stone has now entered into the family of all the things we use in order to cut. There is a regularity to the instruments of cuttings which is different from the regularity of things which are used for grinding. The power in things to be home for different regularities can be called polynomia. Things gain new regularities through analogies as well. One can use the analogy, or the functional logic, of a cup to twist a large leaf into something which can hold water. This analogical power is carried in the phrase “cupping the palm”. In each of these changes of regularities, or the incarnations of functions, things assert something essential. Nothing is ever what it is . This assertion is opposed to the principle of conatus of Spinoza. Spinoza said that all things conserve in their own being. In this term, “own being”, we can see the reflection of the law of identity, for which the philosopher provided a drive. If there is a tendency in things it is that they are already tending to be something else, as inter-media . The law of identity is the principle of Ahoratos. That is, in the sense of “a thing is ahoratos if it could be naturally seen but [is] unseen.” (6) It, the law of identity, makes us invisible to the world and the world to us. Burmalindenia in a cabochon of Burmese amber; Image credit: Wikimedia Commons Now we can think of negation differently. When a patient is in the caring attention of a nurse, for that moment, the sense of this nurse as a marathon runner, a priest, a gardener, a lover, a reader is suspended. This kind of suspension is logically a negation. In the same way when a stone is in the care of a sculptor, she keeps in suspension all the other regularities possible for this stone. That is, the logical image of a functional isolation can be called negation. The philosopher who explored the meaning of privation to the limit of his own thought, under the term “nothing”, was Martin Heidegger. He found that “the nothing” was essential for understanding man as the animal destined to think Being, “Without the original revelation of the nothing, no selfhood and no freedom.” (7) We should look at the un-seen error in Heidegger to understand the meaning of the attentive raising of all things. Heidegger would enter this error by thinking that the law of thought to be rejected was the law of non-contradiction, while admitting the law of identity. Heidegger entertained the logical possibility of the totality of the world as a thought, while he admitted that such a thought cannot constitute a real experience for finite beings such as we are. Heidegger involved the logical nothing into his thought of Being, “The nothing is the complete negation of the totality of beings.” (8) In its place he found the analogue of the big nothing in the unhomely experience of angst, “In anxiety, we say, ‘one feels unhomely’.” (9) The unhomely experience of anxiety makes things around us, and soon everything, lose their significance. Angst causes a relation of reciprocal repulsion between us and the world for him. We are repelled by things which fall out of functional isolation; things, as they lose functional isolation, and their identity, push us away from them. This experience is analogous to the big nothing , which stands against the totality of the world. Further, Heidegger would go on to say, “the nothing pervades the whole of metaphysics since at the same time it forces us to face the problem of the origin of negation, that is, ultimately, to face up to the decision concerning the legitimacy of the rule of “logic” in metaphysics.” (10) That is, he admits ‘The Nothing’ into philosophy, without questioning its origins or arkhe. The world admits of no such nothing. Then there is no such thing as nihilism, which is really the theology of the nothing. Or, nihilism is the little fantasy born out of the law of identity. But we are now wondering what this special nothing, or this ‘big nothing’ is. When a philosopher or a theologian speaks of “the nothing” it is another error which derives from the law of identity, such as with Heidegger. If we accept the law of identity we can think of two different kinds of identity—identity of a thing and the identity of a totality. First, it is the identity of each thing, which is founded on a misunderstanding of things. Now, if we accept that each thing is identical to itself it allows us to think the totality of all such identical things. This totality will also have a distinct logical identity. For example, the totality of all the people and things in this room is identical to itself. Whereas, the totality of all the things and people in the church close by will have its own identity. These two totalities are different from each other. Now, the world is neither the church nor this room. It is everything that there is. Then the totality of the world, provided we accept the law of identity and the identity of each thing, will be identical only to itself. The opposite of this great identity of the totality of the world is called “The Nothing”. It is in relation to this big nothing that the thought of nihilism takes its stand. Nihilism mistakenly assumes the totality of all things, and for this totality it assigns the value of nothing. Now, we are of course entering the dangerous terrains of God because the divine order of partition is God, Nothing, World . But is there such a nothing as the theologian and the nihilist believe? But before we get to this big nothing we should think of the common uses of the word “nothing”. We ask someone, “what is troubling you” and they say “nothing”. Of course they do not mean that they are pondering the matter of creation, but that what is occupying their mind is not something very significant. We tell someone “the book is on the table”. They come back and say, “there is nothing on the table”. In this case, “nothing” means the object of our concern, a certain book, is not to be found on the table. We can see in both cases the previous example of the attentiveness of a functional isolation which makes distant the other possibilities of things, and other things in our world. Apart from this experience of these occasions of “the nothing” no other experience of nothing, or negation, is possible. Then, we find something more than Heidegger’s “selfhood” given through “the nothing” in the world which rejects its totalisation and the big nothing. It is the power and responsibility to bring things, or to let everything arise, from the state of Ahoratos. That is, if things of this world, the words with which we speak of those things, and we ourselves are more than what they are, and if things are effervescent with polynomia, then no totality of the world is conceivable, because totalities presuppose the identity of things. That is, logically and really there is no such thing as the totality of the world. If there is no such totality of the world then there is no such thing as “The Nothing” which is opposed to the totality of the world. The world admits of no such nothing. Then there is no such thing as nihilism, which is really the theology of the nothing. Or, nihilism is the little fantasy born out of the law of identity. Then, once we find that nihilism is founded on an old error what should philosophy do in this world infected by the virulence of ‘the nothing’? Today this virulent ‘nothing’ appears through the impoverished repetitions of metaphysics, the nullity of social media culture, techno-synthesis of all values as data, the perception of ecological disaster as inevitability, a feeling in politics that it is without a point. Philosophy today is the caring activity of letting things coming over from the state of Ahoratos , by bringing everything into caring attention; or philosophy is the raising of those which are dead in their identities. Above all, in this moment of the crisis of the earth, to be a philosopher is to be the one who is held in the gaze of the stone. NOTES 1. The text of the lecture given at the children’s hospital in St. Denis. References have been added for publication. 2. This meaning and the meaning of seeing something for real in the eye of the mind are present in the Greek text of John, “Jesus said to him, ‘You have seen (horao) him, and it is he who speaks to you.’” (John 9: 35-37) 3. 1023a Aristotle, The Metaphysics. 4. 1023a, Aristotle, The Metaphysics . 5. Simone Weil, Gravity and Grace , Routledge and Kegan Paul, London, 1952, p. 132. 6. Alexander of Aphrodisias, On Aristotle: Metaphysics 5 , Translated by William E. Dooley, Duckworth, London, 1993, p. 105. 7. P 103 Martin Heidegger, “What Is Metaphysics?”, Basic Writings , Edited by David Farrell Krell, Harper San Francisco, 1993. 8. Heidegger, “What Is Metaphysics?”, p. 98. 9. Heidegger, “What Is Metaphysics?”, p. 101. 10. Heidegger, “What Is Metaphysics?”, p. 108. Related Articles Nancy’s Wager DIVYA DWIVEDI Read Article ‘The End of Philosophy and the Task of Thinking’ JEAN-LUC NANCY Read Article
- L’hospitalité est sa réversibilité : de langue à langue | CHRISTELLE DUCASSE | PWD
Compte rendu du livre De langue à lange par Souleymane Bachir Diagne, Éditions Albin Michel, 2022. L’hospitalité est sa réversibilité : de langue à langue CHRISTELLE DUCASSE 6 September 2022 PHILOSOPHY POLITICS Souleymane Bachir Diagne ; Crédite d’image : Vincent Muller / Éditions Albin Michel Compte rendu du livre De langue à lange par Souleymane Bachir Diagne, Éditions Albin Michel, 2022. Il est encore temps d’interroger la place de la traduction dans la polyphonie des langues ? Quelles en sont les ordonnées, là où la traduction apparait comme gagée par ceux qui parlent sur les scènes internationales en outil de pouvoir. Peut il en être autrement ? La parution chez Albin Michel de De langue à langue, L’hospitalité de la traduction nous permet de l’imaginer. Souleymane Bachir Diagne, philosophe sénégalais, est spécialiste de l'histoire des sciences et de la philosophie islamique. C'est l'une des voix africaines contemporaines les plus respectées. A partir de l’histoire et la géographie de la traduction il déploie l’une des racines de ses intentions, la restitution. Développant une archéologie de la traduction, Souleymane Bachir Diagne jalonne les terrains coloniaux et post-coloniaux. Il ouvre l’épreuve de l’étranger par la pluralité de ses motions et de ses résistances. La partition jungle, et langue dominante est ici éclatée en convoquant les motifs de linguiste, ethnologue, historien, béhavioriste, théologien, écrivain, poète, artiste avec qui il converse pour accéder à l’intention première de la traduction, comprendre Ré-interrogeant l’énigmatique traduttore traditore et ses interprétations, il pose en repère sur la cartographie de la traduction, ceux qui en sont les plus lumineux. Ainsi à la sienne, il prête voix à ceux qui ont oeuvré à porter la sensibilité d’une langue à l’autre, à porter l’oeuvre de la traduction, comme hospitalité d’une langue à l’autre. Aussi à propos de restitution, Souleymane Bachir Diagne applique à lui même le principe d’enrichissement par la parole de l’autre. Il met en correspondance ses réflexions sur la réalité du métissage auquel donne lieu l’enjeu de la restitution des objets d’art africains à leurs pays d’origine. Jouant alors leur rôle d’intercesseur il questionne cet autre passage d’une langue à l’autre. « La ressocialisation demandera une retraduction. Les sculptures de l'art africain classique revenu « dans leur propre demeure » parlerons une langue faite d'hybridations multiples, qui demandera à être traduit. La translation du retour n'annule pas celle du départ, elle s'y ajoute. Comme Derain visite dans les galeries ethnographique du British Museum, les artistes africains qui veulent converser avec les œuvres d'art du passé devront apprendre à les traduire, à faire courir eux aussi le crayon et la main pour apprendre à les incorporer, peut-être, dont des créations nouvelles. » Le saisissement ne peut avoir lieu que dans l’après coup d’un mouvement décentré de traduction et de re-traduction. Ce qu’a à offrir un texte en langue étrangère c’est l’intraduisible. L’hospitalité comme l’indique le mot hôte en français est sa réversibilité. Si itur ad astra. Related Articles Resistance De La Traduction MARC CRÉPON Read Article Breathless… SOULEYMANE BACHIR DIAGNE Read Article
- HÉCTOR G. CASTAÑO
HÉCTOR G. CASTAÑO Héctor G. Castaño is an assistant professor at the Institute of Philosophy, National Sun Yat-sen University (Taiwan) and a program director at the Collège international de philosophie (2019-2025). His teaching and publications are mostly in the areas of deconstruction, phenomenology, aesthetics and transcultural philosophy. Castaño’s current research interrogates the relationship between philosophical institutions and nationalism.
- Et le Commencement de la philosophie | SHAJ MOHAN | PWD
Dès lors que le concept d’histoire et l’histoire de la philosophie qui a été construite sous son égide sont contaminés par la géopolitique, alors cette philosophie doit être autorisée à prendre fin. Et le Commencement de la philosophie SHAJ MOHAN 30 July 2021 PHILOSOPHY The Accommodations of Desire a painting by Salvador Dali Dès lors que le concept d’histoire et l’histoire de la philosophie qui a été construite sous son égide sont contaminés par la géopolitique, alors cette philosophie doit être autorisée à prendre fin. Nous constatons également que cette histoire s’avère être en continuité avec la sélection de thématiques, de concepts et de préoccupations qui étaient d’abord théologiques. Recommencer la philosophie, c’est s’ouvrir à l’expérience philosophique fondamentale, soit celle de l’expérience obscure, laquelle a été cédée à la religion parce que celle-ci contrôlait la fin du monde. Ce recommencement exigera aussi que l’on écarte la logique classique et le principe d’identité pour développer de nouvelles facultés. 1 Il y a l’amour de la philosophie. Il ne s’agit ni de l’amour que quelqu’un peut avoir pour la philosophie (que l’on appellerait, aujourd’hui, un « fan de philosophie » ou un « philofan ») ni de l’amour que le philosophe peut avoir pour la sagesse. Il s’agit de l’amour qui éclate dans la philosophie : c’est l’amour que la philosophie a à donner. L’amour de la philosophie. Recommencer par un autre commencement, dont nous prenions intimement connaissance dans notre cœur aussi souvent qu’il sautait d’un battement, c’est alors relever l’amour de la philosophie pour qu’elle puisse maintenant faire son œuvre. Cet amour n’est pas l’amour-propre de l’identité, de la foi, de la charité ou de la philia. Ainsi l’amour de la philosophie se déplace avec lust [convoitise, désir, envie], ( 1 ) ce qui se relâche, se libère, se propage, éclos, explose. L’autre lust , l’autre commencement qui s’est déjà libéré [loosened itself], s’est multiplié, est arrivé jusqu’à vous ; il s’est maintenant élevé en vous en devenant votre amour, votre anastasis . Comme vous pouvez le constater, les formalités familières – P est P, P et Q, P ou Q et ses variantes anciennes et actuelles – vous confineront moralement avec leur amour-propre, et vous tiendront à l’écart de cette lust ; cette lust est plus rigoureuse s’elle a ses propres formalités, qui dépassent de loin les notions classiques de la formalité. Il faut un cœur pour explorer tout cela, cela doit exploser dans un cœur, exploser comme cœurs, qui peuvent s’élever avec les explosions des étoiles et tomber dans les lacs tranquilles reflètant le mouvement des cieux – celui de votre cœur. Cet amour n’est pas donné à partir d’un sol – le sol qui sent le sang d’Achille, ou celui de Karna, ou, encore, celui de Salahuddin, de Tomoe Gozen ou de Big Foot. Il n’est pas donné à partir de déterminations géopolitiques illogiques – ouest et est, et nord et sud. Cet amour est repoussé par les philosophies nationales en ce que ces dernières, avec leur amour-propre auto-identifiant, n’ont pas d’autre terreur que cet amour, cette lust, cette wanderlust [envie d’errance], dont nous sommes désormais témoins à toutes les frontières. Cette lust , cette éclosion, cette saisie des cœurs, cet élan du cœur vient d’un non-lieu : l’internet. L’autre commencement est sans terre, sans drapeau, sans sang, sans sol. Il n’est pas enraciné, il est libre [loose], il laisse, il laisse libre, il désir [it lusts]. C’est l’assouplissement [loosening] de la philosophie. C’est la lust pour la liberté. C’est la lust de la liberté. ( 2 ) Dans ce texte de Jean-Luc Nancy, nous faisons l’expérience de cet amour. Dans ce texte difficile – Jean-Luc, ô combien difficile! – nous sommes invités à reconsidérer cet amour désormais familier pour la philosophie par opposition aux mouvements philosophiques nationaux (qui sont liés aux fascismes régionaux) et à la philosophie en tant que divertissement, celle-là même que nous consommons dans la série des mèmes sur internet, de vidéos drôles et de la pornographie de toutes sortes. Au lieu de cela, il y a la rage. Elle explose comme le Christ qui, dans le temple, frappa et fouetta les usurpateurs de l’espace du divin. Par cette référence, nous tenons également à indiquer qu’il est temps. L’heure – non pas le moment identique, ni la simultanéité, comme nous le verrons – est arrivée. Les conditions premières de la philosophie dans la "philosophie occidentale" se trouvent non pas dans les déclarations du poème de Parménide sur l'unité de l'être et de la pensée, que nous avons appris à comprendre à travers Aristote, puis Heidegger, mais plutôt dans la métaphysique d'Aristote, qui suit de près les questions ouvertes par le Parménide de Platon (L'Unique). 2 Le texte de Nancy met entre guillemets l’un des textes les plus difficiles de Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (cette difficulté est due à l’indécision politique de ce texte quant à la « vocation » de l’invention géopolitique de ce que l’on appelle l’« Occident »), comme pour nous préserver de ses prémisses et de ses conclusions, tout en ouvrant la pensée de l’autre commencement à partir de ce même texte de Heidegger et de ce qui se trouve au-delà de sa portée, comme Nancy ne cesse de le montrer depuis longtemps. Nancy suggère également de se référer à l’autre courant du corpus de Heidegger, publié au cours des dernières décennies, concernant l’« autre commencement » et ses conditions. Les conditions de l’autre commencement de la philosophie chez Heidegger conduisent au texte Temps et être qui est difficile à cause d’un ordre différent de raisons : il institue une rupture avec la logique dérivée de la différence ontologique et ce, en vue d’une autre logique que Heidegger a refusé de développer au-delà de ses liens avec le principe d’identité. A partir de là, nous devrions nous engager avec quelques moments de certains textes philosophiques éparpillés au cours du temps. Ces textes errent aussi ; eux aussi désirent [lust for] la rédemption de l’amour. C’est-à-dire qu’ils ne doivent pas être pensés comme étant confinés à une histoire de la philosophie qui, pour Heidegger, était l’objet principal du projet géopolitique de « l’Occident ». Nous devrions également penser ensemble dans un wanderlust, sans céder ni aux tentations d’autres configurations régionales – sciences et poésie – ni aux tentations nationalistes, qui incluent à la fois les vestiges survivants des projets de « l’Occident » et les positions obscènes nouvellement affirmés de « l’Orient ». C’est-à-dire que nous errons et que nous laissons libre cours à ce qui est l’amour de la philosophie en l’autorisant à briser les frontières et les guichets de migration. Heidegger a produit diverses déterminations de la métaphysique. Dans un premier texte intitulé « Qu’est-ce que la métaphysique », Heidegger présente la métaphysique comme le type de pensée qui, à son commencement même, soit au commencement de chaque acte métaphysique individuel, met en évidence la totalité de la métaphysique et des êtres et ce, tout en mettant en question le métaphysicien. Ainsi, dans ce texte, le néant (mieux compris comme la volupté de toutes les choses dans leur polynomia ) s’approche-t-il du questionneur tandis que les choses (mieux comprises comme ce qui a été déterminé comme cette chose particulière, soit dans son isolation fonctionnelle) s’éloignent du questionneur. L’expérience de la polynomia fait place, selon Heidegger, à la plus métaphysique des expériences, c’est-à-dire à l’angoisse, laquelle s’avère aussi être l’apathie [listlessness], par opposition a la Lust . Le Christ expulse les changeurs de monnaie, Le Caravage, 1610 ; Image Credit : Wikimedia Commons Dans le texte de Heidegger qui nous occupe, auquel le titre de Jean-Luc Nancy fait référence – « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » – la détermination de la métaphysique s’apparente à quelque chose de différent. Ce texte nous montre la perte d’un désir, d’un wanderlust [vagabondage] qui a été court-circuité pour quelque chose de plus pauvre – soit la domination géopolitique d’une région , terme qui, comme nous le savons, est à comprendre, chez Heidegger, au travers du sens du terme « volk ». Ainsi y a-t-il un cheminement des significations de la métaphysique à l’intérieur même du corpus de Heidegger. Cela commence par : (1) la « compréhension pré-ontologique de l’Être » qui appartient au « Dasein » en tant que son essence ; (2) l’expérience de listlessness [l’apathie] – « toutes les choses et les êtres humains et soi-même avec eux dans une remarquable indifférence » – face à la révélation de la polynomia des choses ; (3) et enfin l’identification de la philosophie à ce que Heidegger conçoit comme la « métaphysique », elle-même identifiée à « l’Occident ». Pour Heidegger, la fin de la philosophie est « début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'Occident européen. » ( 3 ) La domination de l’Occident n’est pas un développement dont Heidegger aurait à se réjouir ; il s’agit en effet de la privation même de l’Être, à compter que quelque chose comme cela puisse être pensé aussi facilement. En même temps, ne s’agit-il pas, là, d’un geste faussement humble celui par lequel les décisions fondamentales de l’humanité sont réservées à « l’Occident » ? Cette question est tout aussi bien en jeu dans « la fin de la philosophie ». Or, cette conclusion géopolitique de Heidegger, ainsi que ses intentions cachées, auraient dû être remises en question il y a longtemps, mais peut-être cette conclusion n’était pas « assez drôle » lors de sa publication initiale. Dans toutes ces déterminations de l’essence de la métaphysique, le lieu et le sol jouent un rôle important chez Heidegger. Nous connaissons les textes sur le sol et les carnets récemment publiés. Le sol n’est pas, pour Heidegger, seulement le sol du volk qui habite dans la régularité que celui-là offre, mais c’est aussi le sol de la métaphysique. Mais, pour l’instant, limitons-nous à rappeler l’introduction que Heidegger écrivit pour « Qu’est-ce que la métaphysique » en 1949, là où, reprenant l’analogie arboricole de Descartes – la philosophie est l’arbre dont la métaphysique est la racine, la physique le tronc, toutes les autres sciences sont des branches – il remarquait que les racines se donnent « d’une certaine manière, à l’élément du sol », qui est la vérité de l’Être. Puisque nous nous occupons de cette « histoire de la métaphysique » qui est aussi « l’histoire de l’Occident », nous devons d’abord comprendre ce qu’est l’histoire pour Heidegger. L’histoire est intimement liée au sol. Le sol est le sol de l’être une fois qu’il est pris par le volk , lequel en fait alors, du sol, son lieu de croissance et le laisse croître avec lui. Il s’agit alors de la croissance entendue comme ce sol doué d’une histoire, tel que, pour reprendre l’exemple de Heidegger, le sol de la région des Balkans pris par les guerres qui ont à leur tour propulsé la croissance ainsi que d’autres guerres. Comme il l’explique dans un texte de la période nazie, « faire l’histoire » signifie : « tout d’abord créer l’espace et le sol », ce qui implique le sens de « créer l’espace » en résonance avec le terme « espace vitale » [lebensraum]. Cependant, ces textes nous apprennent aussi quelque chose de plus sur l’histoire. En effet, tous les êtres humains ne peuvent pas avoir d’histoire, celle-ci ayant à être comprise comme cette relation croissante avec les conflits qui l’accompagnent, qui se nourrissent du sol et qui, à leur tour, nourrissent le sol. Ceux qui n’ont pas d’histoire ce sont ceux qui ne sont pas un « volk » à proprement parler, soit ce qui sont incapables de créer de l’espace et du sol au travers de la capture et des guerres, […] il y a des hommes et des groupes d'hommes (des Nègres, comme par ex. les Cafres) qui n'ont pas d'histoire […]. Mais d'autre part la vie animale et végétale a une histoire se comptant en milliers d'années et riche en changements. […] à l'intérieur de la sphère humain l'histoire peut faire défaut, comme chez les Nègres. ( 4 ) Dans le corpus de Heidegger, malgré ses nombreuses articulations formelles de la métaphysique, il y a rarement une détermination formelle éclairante de l’histoire ; c’est-à-dire que l’histoire est l’arbre enraciné dans un sol qui appartient à tous ces volks qui le capturent, le possèdent mais qu’il nourrit à son tour tandis que ce même arbre (le mot « arbre » est à reconduire étymologiquement au terme de «grow » [ croissance] ) développe des branches à partir de trajectoires de contestations. C’est-à-dire que l’histoire et « l’Occident » sont impliqués, à jamais, dans cette racialisation d’une sorte de bavardage provincial. Donc, nous ne nous chargerons plus de ce fardeau. Il faut un cœur pour explorer tout cela, cela doit exploser dans un cœur, exploser comme cœurs, qui peuvent s’élever avec les explosions des étoiles et tomber dans les lacs tranquilles reflètant le mouvement des cieux – celui de votre cœur. Nous reviendrons plus tard sur le formalisme du rapport à l’Être chez Heidegger, sur la gravité de ses avertissements et sur les limites de ces avertissements. En outre, il devrait être évident que nous n’acceptons pas aujourd’hui ce sens de l’histoire ; nous n’acceptons pas cette histoire de la philosophie ; et nous ne nous préoccuperons plus de la fin d’un tel conte géopolitique de la philosophie. Et, bientôt, nous trouverons les raisons de la métaphysique pour lesquelles ce récit de la philosophie est encore pauvre. 3 Ainsi, il est temps de poser à nouveau la question « qu’est-ce que la philosophie ? ». Comme le notait Gilles Deleuze, il s’agit d’une question que l’on pose dans la vieillesse. Lorsque Deleuze l’a posée il n’était pas si vieux que cela. Lui aussi, il pensait à la vieillesse de la philosophie ; et la philosophie, dans sa vieillesse, se demande – car elle ne peut le demander à personne d’autre – qu’est-ce que la philosophie . Le fait que Deleuze ait assumé une posture d’indifférence à l’égard des discussions portant sur la « fin de la philosophie » et sur la « déconstruction », cela est une autre question. Mais nous n’intéressons pas à l’histoire et à la philosophie en tant qu’instruments géopolitiques. Le lust de la philosophie, nous le remettons en liberté [letting loose]. Nous n’avons pas à emprunter « l’autre commencement » à Heidegger, ce qui ne s’apparenterait, dès lors, qu’un geste gériatrique compte tenu de ce sens de l’histoire que nous avons décidé de laisser derrière nous. Au lieu de cela, nous faisons l’expérience de cette naissance comme amour qui convoque la liberté, tel un désir qui disperse l’apathie. Sur le non-sol d’une non-nation, dans le monde de tous et de personne, nous recommençons la philosophie comme don de l’amour dans sa relation à ce qui est obscur – nommément : le fait qu’il y ait quelque chose, et que nous sommes nous-mêmes obscurs. ( 5 ) Néanmoins, pour cette occasion-ci (car nous trouverons d’autres occasions ensemble et, par conséquent, nous aurons à y rendre compte différemment), nous devrions rendre compte de ce qui depuis Heidegger en est venu à s’appeler, de manière aussi contraignante et consolidée, « philosophie ». Il y a certaines tendances précoces dans l’organisation formelle de la pensée qui se préoccupait du tout , dans une région qui n’est pas la Grèce. Les Grecs ne se sont jamais connus en tant que Grecs. Il faut noter ici que nous n’en savons toujours pas assez sur les pensées formelles et les inventions métaphysiques des autres régions du monde qui ont été évaluées sur la base d’une compréhension restreinte de la philosophie et d’une histoire géopolitique de la philosophie, ainsi que, ces dernières décennies, sur la base du corpus de Heidegger. Le chef amérindien Big Foot gît mort après le massacre de Wounded Knee, 1890 ; Image credit : Wikimedia Commons Parmi ces penseurs Platon et Aristote ont été présentés, pour certaines raisons, comme les points d’origine de toute réflexion portant sur la philosophie et sur la construction de son histoire. La raison principale de cela est la survie de leurs textes, laquelle est liée, à son tour, à leur adaptabilité aux religions – le christianisme et l’islam – qui ont pris le contrôle de la vie et de la pensée dans ces régions. On imagine mal Épicure, Lucrèce et Zénon le Phénicien être adoptés par l’islam ou par le christianisme. Au contraire, l’épicurisme a fait son apparition dans la région appelée aujourd’hui « Europe » pendant la période connue sous le nom de renaissance. Ce que l’on a fini par appeler « Occident » et « philosophie occidentale » au XIXème siècle était déjà préparé par ce premier corpus issu des sélections philosophiques opéré par les théologiens islamiques, d’abord, et chrétiens, ensuite. Maintenant est un commencement en urgence ; nous devrions, à une autre occasion, revenir sur les détails de cette histoire ainsi que sur ses implications quant au développement de diverses formalités, dans la philosophie comme dans les sciences. 4 Les conditions premières de la philosophie dans la "philosophie occidentale" se trouvent non pas dans les déclarations du poème de Parménide sur l'unité de l'être et de la pensée, que nous avons appris à comprendre à travers Aristote, puis Heidegger, mais plutôt dans la métaphysique d'Aristote, qui suit de près les questions ouvertes par le Parménide de Platon (L'Unique).Comme nous le savons, la logique n’est pas concernée par des questions telles que « qu’est-ce que la souffrance ? », « qui est Mudimbe ? » ou, encore, « pourquoi y a-t-il quelque chose ? ». La logique s’intéresse à n’importe quel P, et c’est ainsi qu’elle revendique son universalité ; c’est-à-dire que sans être une discipline qui s’enquiert des distinctions entre le général, le particulier et l’individuel, elle calcule des termes et des relations qui lui parviennent en étant déjà déterminés par avance. Ce faisant, la logique deviendra le fondement de la métaphysique à partir du Moyen Âge. Selon le premier Wittgenstein, la logique, qui est aujourd’hui notre sagesse ordinaire, a transmis ces questions aux sciences. Classiquement, l’ontologie est la discipline qui s’intéresse à la signification de quelque chose. La réponse à la question « qu’est-ce que x ? » n’est jamais donnée dans les termes de cette chose même, mais dans les termes de quelque chose d’autre, ou de ce qui est dit de la chose considérée, et ces réponses conduisent au sens du sens lui-même, qui, nous insistons, doit bien signifier quelque chose. Dans un certain sens, l’ontologie est l’activité ordinaire que tout le monde pratique. Cependant, en tant qu’activité de pensée qui renvoie tout à ce qui est dit du tout, il ne s’y agit nullement de ce que l’on appelle aujourd’hui ontologie. Aujourd’hui, l’on assiste à une diffusion inconsidérée d’ « ontologies » telles que l’ontologie des langages de programmation, l’ontologie des machines, l’ontologie computationnelle, celles-ci étant projetées au niveau de ce que l’on appelait auparavant l’ontologie fondamentale. Cette activité peut rendre la pensée confuse, mais elle peut aussi créer des résultats calamiteux. Si la logique suppose une métaphysique, de laquelle celle-là reçoit des termes et des relations, alors cette métaphysique demeure aristotélicienne. Ainsi pouvons-nous parvenir à cette métaphysique à partir de différents textes et de différents parcours de son corpus. Mais, pour ce faire, c’est le texte Métaphysique qui se révèle être important. Comme nous le savons, le concept de substance est ce par quoi est faite expérience de l’unité de chaque chose, bien que les choses elles-mêmes varient dans des gammes, et elles vont et viennent. Mais la question concernant ce contre quoi toutes les substances et toutes les sortes de substances réalisent leur unité, ainsi que celle concernant la raison de cette unité, ont été élucidées par Aristote dans la Métaphysique . Les sciences reviennent à la métaphysique de temps en temps sans avoir à lire la Métaphysique —étant donné que les problèmes de la philosophie restent ouverts à tous ceux qui pensent en direction de l’expérience obscure. C’est dans le livre Λ qu’il est question de savoir pourquoi les choses doivent avoir une unité . Ici, la question qui est celle du monde en tant que ce qui se maintient est présentée comme un fait supposé, ce qui est la pensée la plus difficile. Or, cette question – la question de l’obscurité telle que nous l’avons abordée ailleurs ( 6 ) – n’est pas explorée par Aristote et, au lieu de cela, il nous dit que, bien que les substances individuelles jouissent de leurs heures et passent, il doit y avoir une éternité dans laquelle le monde et les cieux sont conservés. Une telle éternité doit avoir une limite extérieure qui protège les choses du monde du fait de se muter en néant au travers de la dynamique du changement. (Tout cela concerne des arguments difficiles au sujet du mouvement ou de la vitesse, sur lesquels nous aurons à revenir plus tard). Ce qui n’exige pas qu’autre chose existe, n’est une pensée que lorsque cette pensée est une pensée auto-pensante. L’unité de la pensée auto-pensante qui n’a pas besoin d’autre chose est le dieu d’Aristote. C’est-à-dire que l’expérience obscure de l’insistance imprévisible du monde, soit le non-événement de « la fin de toutes choses », pour reprendre une expression de Kant, est enfermée dans la première métaphysique totale que nous connaissons, et l’identité est ouverte comme le sens premier, disons, de l’Être Le premier moteur, donc, existe nécessairement ; et dans la mesure où il est nécessaire, il est bon, et il est en ce sens un principe premier [...] D’un tel principe dépendent donc les cieux et le monde de la nature. Et sa vie est telle que la meilleure dont nous jouissons, et dont nous jouissons pour peu de temps. ( 7 ) C’est-à-dire que l’expérience obscure de l’insistance imprévisible du monde, soit le non-événement de « la fin de toutes choses », pour reprendre une expression de Kant, est enfermée dans la première métaphysique totale que nous connaissons, et l’identité est ouverte comme le sens premier, disons, de l’Être. La métaphysique des substances qui nous est familière ne suffit pas à garantir que le monde et tout ce qu’il contient ne disparaîtra pas dans le désir de la kinésis, et c’est pourquoi le monde a besoin de ce contre quoi tous les changements trouvent une mesure – qui est tout aussi incommensurable – afin que nous puissions faire l’expérience que la menace de la disparition du monde soit ramenée sous les ordres de l’anticipation (ce qui n’est rien d’autre que l’eschatologie des religions) ; autrement dit, la pensée auto-pensante, qui est nécessaire en soi, nous assure que le monde subsistera à travers les arrivées et les passages de substances. L’unité de toutes choses, donc, renvoie à l’unité du soi, lequel n’a pas besoin d’un autre pour être cette unité – soit ce qui est sans désir. On voit ici les raisons pour lesquelles les théologiens trouveront plus tard en Aristote « Le Philosophe ». Cependant, cette pensée qui se suffit à elle-même et qui se suffit d’elle-même n’était pas encore suffisante pour le christianisme ; il s’agit, là, d’une autre affaire, car cette pensée qui se plaît à elle-même, qui s’aime éternellement, n’est pas la pensée créatrice de cet ordre du monde. Ce monde, pour Aristote, est éternel. Concernant la distinction entre Dieu et ses créatures, les théologiens introduiront plus tard certaines distinctions astucieuses étrangères à Aristote, de sorte que ce nouveau Dieu exigera l’amour de ses créatures et les créatures à leur tour recevront son amour. La métaphysique d’Aristote, fondée sur l’unité des substances, comprend alors les changements comme la distribution des variations entre deux extrémités. Elle pose les prémices/ commencement de la logique de l’un et du deux en philosophie. Ainsi, c’est de la réponse à la question « Comment le monde se maintient-il ? » que découlent la métaphysique et les lois classiques de la pensée. Cette question, que nous devrions poser encore et encore sous d’autres formes – « Qu’est-ce qui garantit la non-disparition de ce monde ? » – n’a acquis que rarement de l’importance dans les textes philosophiques, malgré l’importance qui lui est accordée à Aristote dans ces récits. En d’autres termes, l’expérience de la philosophie, l’expérience obscure, ne fait pas partie de l’histoire de la philosophie telle que Heidegger (et d’autres déterminations géopolitiques de la philosophie) l’avait conçue et ce, en raison notamment de l’appropriation et de la théologisation de la fin de toutes choses par la religion. Crédit image : University of Virginia Press Il y a eu d’autres articulations de cette question, et de cette expérience obscure, dans le monde antique, à travers le monde, dont certaines infiltrerons les sciences en tant que principes fondamentaux. Rappelons que Nietzsche avait une conscience aiguë du sens de cette question et de ce qui la rend différente de la question « Qu’est-ce que l’être ? ». C’est-à-dire que la question de l’Être retenait le regard de la philosophie loin de l’abîme de l’expérience obscure. Dès lors, Nietzsche avait répondu à cette question : Comment se fait-il que nous connaissions par la pensée le rester-constant du monde en tant que tel ? – par son éternel retour du même. C’est-à-dire que, contrairement au garant aristotélicien, pour Nietzsche le monde lui-même revient éternellement. ( 8 ) Ces questions et ces préoccupations profondes ouvertes par la philosophie – et pas seulement par le Parménide de Platon et par la Métaphysique d’Aristote – ont d’abord été confiées à la théologie, puis aux sciences qui, souvent sans en avoir conscience, continuent à les garder. Entre-temps, il s’est agi pour la philosophie d’un retrait dans le sujet (dans l’identité entre le sujet et l’objet) et plus tard, lorsque nous en sommes arrivés à Heidegger, dans le sens et la culture. Heidegger a effectivement remis en question, de manière frontale, aussi bien ces subjectivismes que l’idée d’identité. Bien que l’ « autre » rapport que Heidegger ait trouvé à l’identité se situe ailleurs, dans des a priori idylliques construits à partir d’une vie paysanne qui se répète sans variation à travers les générations, il ne faut pas oublier qu’il ne faille pas oublier qu’il s’est opposé à la forme très classique de la pensée responsable, laquelle est fondée sur l’identité, soit sur l’identité entre la pensée et l’être : La relation entre la pensée et l’être est l’égalité, l’identité. Le titre « Être et pensée » dit que l’être et la pensée sont identiques. Comme si l’on décidait de ce que signifie identique, comme si le sens de l’identité était à portée de main [...] ( 9 ) Mais était-elle suffisante ? L’identité n’insistait-elle pas dans la structure de l’événement de l’être ? Ces questions, aussi, devront être réservées à une autre occasion. Pour examiner ici les significations de l’identité, il faudrait faire un excursus dans une autre théorie des facultés en philosophie, puis recommencer et être saisi par ce qui en est la provenance. Cette occasion n’est que trop limitée pour citer les autres pouvoirs ou les autres facultés qui ne sont pas classiques, et nous les avons abordés dans plusieurs textes. ( 10 ) 5 Ainsi les lois de la pensée découlent-elles de la métaphysique de Platon et d’Aristote, lesquels répondaient, face à l’expérience obscure –que la disparition du monde lui-même n’est pas anticipable et qu’elle ne peut donc pas être pensée tel un événement. Les lois de la pensée peuvent être représentées comme la loi d’identité p = p ; la loi de non-contradiction Not (p et non p) ; et la loi du tiers exclu P ou non P. De ces lois, c’est celle de l’identité qui est la constante entre les deux formalismes proéminents des lois de la pensée – les mathématiques intuitionnistes (ses mathématiciens sont rares) qui fonctionnent sans la troisième loi. et la paraconsistance qui fonctionne sans la deuxième loi. Il s’agit, dès lors, de voir s’il existe une théorie générale de la logique dont les logiques familières sont des cas particuliers. Le principe d’identité a guidé la recherche des fondements des mathématiques. Les procédures de Gödel, qui simulaient un ordinateur, qui n’existait pas encore à l’époque, ont conduit aux ordinateurs et à la pensée computationnelle, et cela reste le point culminant de l’accomplissement de la logique de l’identité, laquelle est dérivée de la fermeture métaphysique de l’expérience obscure. Aussi critique que Heidegger soit resté à l’égard de l’identité, elle a joué un rôle dans sa pensée comme étant ce par quoi une autre pensée, laquelle a soulevé un théâtre de contradictions et de contrastes, a joué dans la clairière [Eriegnis], tandis qu’un sens différent de l’identité, de la volk auto-identique, guiderait et contribuerait à l’a priori idyllique d’une grande partie de sa pensée de l’histoire. Dans ses derniers travaux, un style de pensée émergea en s’éloignant de la logique classique, au point que, faisant écho à un métaphysicien bouddhiste d’un autre lieu et d’un autre temps, ce bâtard de Nagarjuna, Derrida remarque à propos de la Khora de Platon : « On ne peut même pas dire d’elle qu’elle n’est ni ceci ni cela ou qu’elle est à la fois ceci et cela. Il ne suffit pas de rappeler que le khora ne nomme ni ceci ni cela, ou que le khora dit ceci ou cela ». Mais nous devrions maintenant en venir à la fin telle qu’elle fut conçue par Heidegger et à ce qu’elle signifie pour nous. L’examen et la pratique heideggérienne de la philosophie ont évité beaucoup de questions et de problèmes qui, autrefois, étaient proprement philosophiques – l’espace, le plénum, la matière, la mesure, la polynomia – et qui ont été remis aux sciences et à ce qu’il a rejeté en tant que métaphysique. L’approfondissement du questionnement de la métaphysique est apparu à partir d’une autre direction, qui était la détermination de l’Être en tant que sens en lui-même, lequel ne signifie rien – l’Être n’est pas le nom de l’Être, d’où découlait l’intuition que la métaphysique était la pulsion qui cherchait à faire, du sens de tous les sens, un sens particulier. La série de ces noms de l’Être – Idée, Substance, Sujet, Volonté – constitue pour Heidegger l’histoire de la métaphysique, qui est une histoire plutôt restrictive. La formalité de l’architectonique précoce de Heidegger, celle de la différence et de l’Être, est platonicienne ; si, pour montrer cela, nous prenions l’ argument raccourci du troisième homme , nous pécherions d’inexactitude. La détermination de l’Être ou la nomination de l’Être à chaque époque a constitué avec l’Être une différence que l’on appelle, généralement, la différence ontico-ontologique. En métaphysique, une différence est une différence par rapport à quelque chose d’autre et, en ce sens, la différence entre l’Être et les étants est privé de ce tiers par lequel l’Être pourrait se séparer des étants. Cette étrange différence doit soit se refermer sur les êtres en vue de l’oubli de l’Être, soit s’accroître de telle sorte que, à la limite de la différence, apparaissent deux genres distincts. Ou bien, comme le disait Nietzsche, ils disparaissent ensemble. Que Heidegger ait pensé en termes de Genera et Species ou non, il s’agit, là, d’une autre question. Au lieu de cela, nous prenons en considération cette étrange différence telle qu’elle se présente ; ou, encore, nous la comprenons comme une manière pour Heidegger de nous demander de penser la pensée de la donation du sens lui-même, lequel n’est pas un sens en lui-même. Pour Heidegger, les actes de nommer l’Être nous empêchaient de penser le sens lui-même dans « l’histoire de la métaphysique ». La métaphysique a été interprétée par Heidegger, souvent de manière forcée, comme la quête du nom de l’Être. Mais pourquoi cette quête ? S’agit-il d’un « cœur méchant » ? Ou bien s’agit-il de ne pas posséder les pouvoirs nécessaires pour éviter ce geste ? Est-ce dû à la nécessité de trouver des noms afin de transiger avec les choses, vivantes et non vivantes ? Est-ce dû à son rejet (ou plutôt à son silence à ce sujet) de l’expérience obscure, qu’il aurait pu consideré comme un problème de la raison ? Mais ce qui est important, ici, c’est de voir que chaque nom de l’Être identifie et définit un monde guidé par ce nom. Dans cette série de noms, une détermination particulière conduit à la possibilité que l’homme ne puisse plus jamais nommer l’Être ; c’est-à-dire que lorsque les choses apparaissent comme « en réserve », l’acte même de nommer entre dans le domaine des reliques, ce qui constitue la fin de la série des noms de l’Être. Des deux manières de penser la différence de l’Être que nous avons trouvées précédemment, le devenir relique de l’Être est l’une de ses possibilités. La « fin de la philosophie » coïncide avec la fin de la dénomination de l’Être. L’Être ne sera plus nommé par l’homme, et alors l’homme devra penser sans l’Être. Demeurent alors ces ambiguïtés entre la fin de la philosophie comme rassemblement de la métaphysique qui appelle une autre pensée et, en même temps, comme impuissance face à la domination de la technique qui privé l’homme du pouvoir de nommer l’Être. La privation du pouvoir de nommer l’Être a peut-être incité Heidegger à faire appel à une pensée silencieuse de la fin, soit à une pensée appropriée à la fin. Bibliothèque d’Ashurbanipal ; Crédit image : Wikimedia Commons 6 Nous avons constaté, avec Aristote, que la forme de pensée que nous reconnaissons comme métaphysique est apparue contre et comme réponse à la plus obscure et la plus commune de toutes les expériences, ce que nous avons appelée l’expérience obscure. Les conditions théologiques et politiques de la réception des textes philosophiques (qui persistent encore aujourd’hui) ont assuré, comme nous l’avons constaté plus haut, la constitution d’un programme précoce de la philosophie, au travers duquel est apparue une structure formelle ou un organe d’analyse de la métaphysique du type de celui déployé par Heidegger. À partir de cet organe d’analyse reçu, la question la plus importante était « Qu’est-ce que l’être ». Quel est le sens du sens ? – une question qui va à l’encontre du but recherché. Ce qui était tombé dans l’oubli avec Aristote et Platon – l’expérience obscure – a été remplacé par Heidegger par un nouvel oubli qui est celui de l’Être en ce que, pour Heidegger, la relation approximative à l’expérience obscure au travers de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? » appartient à l’ordre de la métaphysique. Néanmoins, d’autres débuts et d’autres explosions de la philosophie ont existé et ce, en dehors des conditions des loci et de la guidance parentale des États-nations. Souvent, c’était sous la forme de ce que, avec Derrida, l’on appellerait une logique bâtarde. L’autre commencement, soit le commencement qui ne nie pas la polynomia de toutes choses et qui, tout en restant ouvert à l’expérience obscure comme le plus commun, appelle tout le monde à lui sans se soucier de la langue et du sol, est de notre responsabilité. Mais sommes-nous alors sans tradition, soit à la fois sans analogies pour nous conduire et sans homologies pour s’en sortir ? Non. Nous disposons de toute une tradition de nos explorations lascives, à condition, d’une part, de nous détourner des philosophies pauvres qui s’appuient sur une logique ancienne et, d’autre part, de regarder aussi bien dans et entre les textes de la philosophie et des sciences que dans l’errance de ces textes mêmes. Nous commençons. C’est pourquoi ces quelques avant-goûts, qui nous parvienent à partir de leur propre logique bâtarde, feront l’affaire. Les premiers travaux de déconstruction de Derrida demeuraient strictement ancrés dans la logique classique, tout en révélant les limites des textes construits selon cette logique ; per ces limites, l’on pouvait déjà entrevoir la possibilité d’une autre philosophie, en ce que la différ a nce n’est ni un mot ni un concept. Dans ses derniers travaux, un style de pensée émergea en s’éloignant de la logique classique, au point que, faisant écho à un métaphysicien bouddhiste d’un autre lieu et d’un autre temps, ce bâtard de Nagarjuna, Derrida remarque à propos de la Khora de Platon : « On ne peut même pas dire d’elle qu’elle n’est ni ceci ni cela ou qu’elle est à la fois ceci et cela. Il ne suffit pas de rappeler que le khora ne nomme ni ceci ni cela, ou que le khora dit ceci ou cela ». ( 11 ) Les points cruciaux de cette citation sont « on ne peut même pas dire » et « il ne suffit pas de se rappeler » sans lesquels l’on pourrait retomber dans les espaces indécidables et distincts de la logique classique. Derrida a mis cette autre logique, soit cette logique bâtarde, au service de la responsabilité et de la politique. Parallèlement, Jean-Luc Nancy a publié un texte qui est à la fois l’un des plus difficiles du point de vue de la pensée classique et, en même temps, l’un des plus lucides de ceux qui sont issus des traditions bâtardes, Le sens du monde . Nancy aborde les mêmes préoccupations que l’on trouve plus tôt chez Aristote et plus tard chez Nietzsche (qui ne sont pas les seuls dépositaires de cette préoccupation) et ce, tout en se démarquant de Sartre quant au rapport entre l’essence et l’existence, par résonance avec un texte de d’Aquin : « De l’être et de l’essence » qui se présente tel un commentaire d’Aristote. Le texte de Nancy se détache de cette tradition pour amorcer une autre pensée : « l’enjeu devait s’avérer être ceci : l’existence se précède, et se succède ». ( 12 ) Bernard Stiegler, qui écrivait avec passion en absorbant les ressources de la tradition classique, créait aussi une autre tradition par la prolifération des références qui ne se souciaient pas des régions et des nationalités. Si l’on ne poursuit pas cette déambulation lascive dans le monde, la philosophie semblera s’être achevée aujourd’hui. Même en remettant en cause certains de ses concepts, l’on trouve chez Stiegler une réappropriation agressive des préoccupations et des concepts philosophiques issus des sciences sans les embarras et les inquiétudes de sa génération, car il prenait ce qui était propre à la philosophie. En ce sens, il y a plusieurs autres noms qu’il va vous falloir retenir et rassembler dans vos traditions, dans vos traditions bâtardes. Ce sera bientôt le cas. Pour récapituler, l’histoire de la philosophie construite par la théologie et la géopolitique, qui a été reçue et transmise par Heidegger comme « l’accomplissement » et « l’histoire de l’Occident » est, sans aucun doute, achevée. Nous avons constaté que la réticence des questions et des concepts philosophiques à s’entretenir avec cette histoire, ainsi que la cession d’une grande partie des thèmes de la philosophie à la théologie et aux sciences, ont créé un corpus philosophique émacié. Ce corps philosophique appauvri ne sera pas en mesure de mener des nouvelles guerres contre les fascismes, les racismes, les nationalismes renouvelés et contre l’exubérance technologique ou, encore, de se saisir de l’énorme défi posé par la crise climatique. Au contraire, nous nous sommes maintenant ouverts à l’expérience de la philosophie, à l’expérience obscure ainsi qu’à une nouvelle pratique des traditions qui seront toujours des traditions bâtardes. Ainsi, nous commençons : avant tout, en écartant les philosophies dérivées d’une pensée de l’identité ( 13 ) , laquelle est apparue en enveloppant l’expérience obscure, qui inclut la pensée de l’Être. Nous avons commencé par ce qui a toujours été le plus commun – l’expérience obscure. Mais nous n’avons fait que commencer. Nous avons commencé, comme cela a été suffisamment indiqué, une œuvre philosophique qui ne sera pas d’un seul, ni de deux. Mais de tous ; la philosophie comme devoir en politique. Cette œuvre a besoin de vous. Elle demande que tous les hommes sur le pont partent sur une mer luxuriante pour apporter l’amour de la philosophie dans des lieux qui n’ont pas les jeux d’orientation de l’est et de l’ouest, de la couleur et des langues. La philosophie : partager la rédemption de l’amour au travers de l’expérience obscure. Aimez. Pensez. Aimez. Shaj Mohan, 13 juillet 2021 (TRANSLATED BY ) Traduit par BENEDETTA TODARO et MAËL MONTÉVIL NOTES 1. [Trans.] L'anglais "lust" est d'origine germanique, ce qui indique un lien étymologique avec le sanskrit "Lasati" (désirer). La racine proto-germanique "lausaz" suggère de se libérer des liens et des nœuds, ce qui est présent dans le grec ancien "λύω". L'homologie - qui est un concept important dans l'œuvre de Mohan - de "loose" et "lust" pourrait être le proto-indo-européen "*leu-" qui suggère de relâcher, libérer, délier, couper, diviser. Les suffixes "-less" et "-los" disponibles en anglais et en allemand respectivement disent "sans" et sont issus de la même homologie, qui n'est pas disponible en français. Le mot "Lust" comme désir ludique et hors limites et, "Love", dans la plupart des contextes, comme désir contrôlé et dirigé vers une identité, sont opposés tout au long du texte. Elle est au centre du mouvement conceptuel qui s'éloigne de la "question de l'Être" et se dirige vers l'ouverture créée pour un véritable début de philosophie créé par "l'expérience obscure". (Voir Shaj Mohan, "The Obscure Experience", European Journal of Psychoanalysis , https://www.journal-psychoanalysis.eu/the-obscure-experience/). Tout au long du texte, les variations de "loose" et "lust", qui permettent des idiomatismes et des expressions poétiques dans la langue anglaise en raison de ses couches historiques, se déploient dans une nouvelle syntaxe philosophique. Il faut garder à l'esprit que dans les travaux de Divya Dwivedi et de Shaj Mohan, le concept d'anastasis (dont le sens habituel est la résurrection, qu'ils ont réinterprété comme ce qui vient sur la stase) a le mouvement conceptuel de relâchement puis de relèvement dans une nouvelle loi compréhensive. (Voir la note de traduction 6 de Maël Montévil dans "Mais, il n'y a rien en dehors de la philosophie" : Un entretien avec Shaj Mohan, Philosophy World Democracy , https://www.philosophy-world-democracy.org/mais-il-ny-a-rien). Nous avons enregistré un sens principal avec un terme approprié au contexte, qui est disponible en français. Toutefois, aussi souvent que nécessaire, le terme ou l'expression anglais utilisé est mis entre parenthèses afin de rappeler au lecteur qu'une traduction directe est impossible en français. Dans tout le texte, nous avons laissé le terme "lust" non traduit. 2. Lust de liberté, c’est-a’dire, le lust qu’elle a, selon le génitif subjectif. 3. Nous traduisons depuis l’anglais : “End of Philosophy and the Task of Thinking” in Martin Heidegger: Basic Writings . Edited by David Farrell Krell. San Francisco: Harper Collins, 1993, p. 435. 4. Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage , traduit de l’allemande par Frédéric Bernard, Paris: Gallimard, 2008, p. 100. 5. Afin d’éviter la paraphrase : « Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, je peux le résumer comme suit. Nous faisons l’expérience d’anticiper les événements de notre vie, qui se déroulent souvent de manière imperceptible. Par exemple, vous anticipez la fin de cette phrase pendant que je parle et que donc vous écoutez. Cela peut conduire à des satisfactions, à des surprises, à des déceptions. Mais la fin du monde, la disparition totale du monde, n’est jamais dans notre anticipation. Nous n’en avons pas la faculté. Au contraire, l’impossibilité d’anticiper une telle chose selon la raison nous donne cette expérience de la certitude de la persistance du monde comme l’expérience la plus intime. Le partage de cette expérience est réellement la communauté des abandonnés, les abandonnés que nous sommes tous. C’est-à-dire que ce que nous partageons comme le plus banal est l’expérience dont le sens nous a abandonnés. Cette expérience obscure devrait être une expérience de responsabilité. C’est-à-dire que cette expérience banale et intime, et la communauté de principe dont nous avons parlé précédemment, se présupposent l’une l’autre. Elles sont le sens même de notre appartenance les uns aux autres et à ce que nous appelons le monde » ; « Mais, il n’y a rien en dehors de la philosophie » : Un entretien avec Shaj Mohan par Rachel Adams, Philosophy World Democracy . https://www.philosophy-world-democracy.org/but-there-is-nothing-outside 6. Voir Shaj Mohan, "What Carries Us On", in Coronavirus, Psychoanalysis, and Philosophy :Conversations on Pandemics, Politics, and Society , edited by F. Castrillón, T. Marchevsky, London: Routledge, 2021, p. 42-47. 7. 1072b, Aristote, Métaphysique . 8. Il existe des interprétations peu plaisantes de cette pensée de Nietzsche, y compris l’interprétation heideggérienne qui est plus proche de la question traitée par Nietzsche que celle de Deleuze. 9. Nous traduisons de l’anglais : Martin Heidegger, Pathmarks , William McNeill. New York: Cambridge University Press, 1998, p. 361. 10. Nous traduisons de l’anglais : Mohan, Shaj and Divya Dwivedi. 2019. Gandhi and Philosophy: On Theological Anti-Politics , London: Bloomsbury Academic; and Mohan, Shaj and Jean-Luc Nancy. 2020. “Our Mysterious Being” Philosophical salon (April 13), https://thephilosophicalsalon.com/our-mysterious-being/ 11. Nous traduisons depuis l’anglais : Jacques Derrida, On the Name , ed.Thomas Dutotit, trans. David Wood, John P. Leavy Jr., and Ian Mcleod. Stanford: Stanford University Press, 1995, p. 89. 12. Jean-Luc Nancy, Le sens du monde , Galilée (coll. « La philosophie en effet »), 1993, p. 57. 13. De l’identité et de la politique, et des politiques identitaires, y compris les fascismes, une autre fois. Related Articles « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » JEAN-LUC NANCY Read Article Le pari de Nancy DIVYA DWIVEDI Read Article
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AMIR MEHRAVAR Amir Mehravar is an Iranian journalist and translator who specializes in international relations. Pope Francis: A Voice For Peace That Will Not Be Silenced 5 June 2025 Read Article
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Extrait du livre De l’éclat du monde : la « valeur » chez Karl Marx et Jean-Luc Nancy, traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de La Rochère, Hermann, 2020. PHILOSOPHY | POLITICS De l’éclat du monde : la « valeur » chez Karl Marx et Jean-Luc Nancy RODOLPHE GASCHÉ 22 NOVEMBER 2020 Extrait du livre De l’éclat du monde : la « valeur » chez Karl Marx et Jean-Luc Nancy, traduit de l’anglais par Cécile Dutheil de La Rochère, Hermann, 2020. Detail of Eshgh khamoush shodeh, by Iran Darroudi, 1983; Image credit: Artnet lus précisément, la pertinence de Marx pour comprendre ce qui arrive au monde aujourd’hui est largement redevable à son analyse de la « valeur elle-même », autrement dit, d’un concept de valeur qui s’attache à son « essence », à ce qui fait que la valeur est une valeur, plutôt qu’à différentes formes historiques ou culturelles de cette valeur. Mais ce n’est pas tout. Comme nous le verrons, ses analyses de la valeur, qu’il conceptualise à l’aide d’une figure – l’humanité comme un tout – dont la déconstruction (peut-être déjà entamée par Marx lui-même) ouvre un espace qui permet d’accueillir la notion, ou le sens, de valeur absolue – la valeur du monde, le monde comme valeur – montrent à quel point Marx est important dans le contexte actuel. « Valeur absolue » ne signifie pas valeur supérieure, mais valeur déliée de toute chose extérieure à ce à quoi elle se rapporte, ou, plus encore, valeur absolue justement parce qu’à sa lumière toute chose et sa valeur définie pâlit. C’est pourquoi, quand tout ce qu’il y a est ce monde-ci, qui n’est plus une pauvre image rémanente d’un autre monde, d’un outre-monde, ou simplement d’un monde meilleur que celui qui existe, le monde lui-même devient le seul qui importe, donc une valeur absolue. Désormais, poursuit Nancy, c’est justement la question de « cette valeur absolue de la valeur, c’est elle et rien d’autre qui fait irruption à nouveau dans l’œuvre de Marx » (p. 49). Si, dans la situation actuelle, Marx n’est pas un chien crevé, c’est donc parce que sa théorie de la valeur permet une compréhension renouvelée de ce que « monde » signifie, ou, plus précisément, elle permet de concevoir le monde à la lumière du monde lui-même, plutôt que déterminé négativement par un autre monde. Même si, suivant ce qu’on pourrait appeler une inversion de Marx, ses analyses de la « valeur » sont un prétexte pour élaborer un concept de valeur absolue, ce changement et ce déplacement présupposent une compréhension claire et distincte de la valeur du point de vue économique qui est celui de Marx. C’est également vrai chez Nancy pour la refonte de la notion de « valoir », dans le sens d’avoir de la valeur, et de ce qui fait qu’une valeur est une valeur, une fin en soi. Être précis quand il s’agit de la notion de valeur est aussi une condition pour réassigner le contexte dans lequel seule la valeur est valeur, autrement dit, un contexte qui dépasse l’économique, ce qui est toujours encore le cas dans la politique économique de Marx, que Nancy délimite par une ontologie de l’être-avec.(1 ) Certes, la théorie marxienne de la valeur, et surtout de la plus-value, vise à rendre compte des lois économiques et politiques qui gouvernent le monde des marchandises, mais elle vise aussi à renverser le monde à laquelle ces lois amènent nécessairement, de telle sorte que l’humanité se réapproprie les conditions matérielles de son émancipation, qu’elle a elle-même créée à travers le travail aliéné. Une fois ceci compris, l’objet de la théorie de la valeur de Marx n’est pas tant le monde dont l’humanité a provoqué la destruction par l’expansion globale du capitalisme, que l’humanité elle- même. Or, si le monde et ce que Marx nomme « humanité » ne sont pas la même chose, se pose la question à laquelle fait référence Nancy quand il affirme que « la vérité de notre temps ne peut s’énoncer qu’en termes marxistes ou post-marxistes(2 ) ». Qu’est-ce qui lui permet, en tout cas pour Marx, de distinguer un Marx éventuellement historique, profondément humaniste, et un autre, qui continue à être important pour le présent, un Marx dont la théorie de la valeur se construit à la lumière de l’émancipation de l’humanité et un autre, pour qui cette théorie concerne le monde ? P P Related Articles L’ « -ismos » du multiple SHAJ MOHAN Calypsology of Caste AARUSHI PUNIA Plus tard il nous faudra comprendre comment, d’après Nancy, cette limite inhérente due à l’humanisme de Marx a sans doute été dépassée par Marx lui-même, notamment par le Marx tardif, et comment ce dépassement s’opère. Nancy évoque souvent Marx et Nietzsche dans un même mouvement. S’il le fait, c’est peut-être parce que Marx ne serait pas un philosophe, et parce que Nietzsche, bien que philosophe, se distingue parce qu’il sonne le glas de la philosophie. Il en parle aussi régulièrement comme des penseurs après, ou depuis lesquels il n’est plus possible de dire que le monde a un sens en tant que cosmos, en tant que monde ici-bas, mais, au contraire, que le monde est lui-même le sens, donc exige d’être reconnu dans son absolue radicalité.(3 ) Enfin, il faut rappeler qu’associer ces deux noms, ce n’est pas simplement se référer à deux penseurs contemporains l’un de l’autre, même s’ils se sont ignorés, c’est aussi suggérer l’idée qu’il y a un mouvement de l’un à l’autre « via Bataille(4 ) ». Les auteurs du Capital et de La Généalogie de la morale sont deux « philosophes » qui élaborent une théorie de la valeur, le premier au sens de valeur économique, le second, au sens de réévaluation des valeurs « spirituelles ». Prenons, par exemple, « Une expérience au cœur », un des chapitres de La Déclosion : il est clair que ce qui est aussi en jeu pour Nancy quand il aborde Marx à partir de Nietzsche en passant par Bataille, c’est de montrer que Nietzsche, mais aussi Marx, est engagé dans un processus de réévaluation des valeurs (au pluriel), mais surtout de la valeur elle-même. « Il faut um-werten [ré- évaluer] les Werte [les valeurs], explique Nancy, um a toujours une valeur de “faire le tour” et, comme préfixe, il indique souvent le retournement, la reprise qui retourne. Il faut transvaluer, réévaluer, contre-évaluer les valeurs. Il ne faut pas du tout les renverser (les dévaloriser), mais il faut réévaluer la valeur elle-même. Il faut réformer la valeur (dans les deux sens du mot) ou la révolutionner (dans tous les sens aussi(5 )). » Parce qu’il aborde Marx via Bataille, pour qui « la valeur doit valoir sans mesure », son analyse de cette équivalence générale, et le type de valeur que cela implique, peut être interprétée comme si elle ouvrait une perspective sur la valeur elle-même, ce qui prouve que Marx est engagé, comme Nietzsche, dans la tâche qui consiste à la réévaluer. Comme nous le verrons, les réflexions de Marx sur la valeur économique – usage, échange, travail et, plus encore, plus-value – se déploient toutes en relation avec la valeur elle-même. Mais celle-ci, quand elle est repensée comme « valeur absolue (c’est-à-dire valeur détachée de toute mesure) et absolument étrangère à l’ordre enchaîné du monde (d’usage et d’échange) » que Nancy, qui a Bataille à l’esprit, qualifie de valeur « hétérogène », fait de la théorie de Marx un outil fécond pour penser la notion de « monde(7 ) ». En bref, c’est ce Marx-là que Nancy juge pertinent pour l’analyse de ce qui arrive au monde dans un monde globalisé. Chez Marx, l’idée potentielle d’une valeur qui dévalue toutes les valeurs, et qui, dans un monde d’équivalence générale, amène un retrait de ce monde, est un tremplin critique pour repenser le sens du monde sous un jour non humaniste. La référence à l’hétérogène l’indique : la réévaluation de la valeur telle qu’elle serait induite par la pensée de Marx, que Nancy mènera un cran plus loin, ne vise pas à mettre à nu « une “valeur” primordiale ou finale » qui soutiendrait la valeur économique.(8 ) Comme le note Nancy à propos du caractère incalculable de la plus-value, c’est-à-dire « la “valeur” comme accroissement indéfini, circulatoire et autotélique » la valeur finale est de l’ordre de l’inaccessible.(9 ) Même si ses analyses de la valeur absolue soulèvent la question d’une forme de valeur archaïque, pré-économique et prémonétaire qui continue à peser sur la valeur économique – il est possible de penser, par exemple, aux références de Marx, dans Le Capital, à la forme monnaie « éblouissante » (blendende), ou à « l’impression lumineuse d’un objet » que sont l’or et l’argent dont le « caractère mystique » fait intégralement partie de la forme d’équivalence entièrement déployée – la valeur absolue que ses analyses et ses interprétations de la notion de valeur chez Marx mettent en lumière n’est en aucun cas une notion de valeur plus profonde, plus fondamentale, qui serait le terrain ultime où enraciner la notion économique et la réalité de la valeur.(10 ) Au contraire, l’objet de sa quête est « un “hors-valeur” ou [d’] une “valeur absolue” – donc incommensurable, sans prix(11 ) ». Ces remarques générales étant faites, tâchons d’apprécier plus concrètement la puissance critique de la pensée marxienne pour comprendre le monde d’aujourd’hui, mais surtout pour réfléchir à la notion de « monde » et de « monde lui-même », réflexion que la disparition de ce monde, issue de la globalisation, rend urgente. Le point de départ de Nancy dans « Urbi et orbi » est une longue citation de L’Idéologie allemande, un texte du premier Marx, qui, comme il l’écrit plus loin dans son essai, peut toujours être interprété comme « le reflet d’une sorte d’onto-théologie inversée, où la cause immanente d’un monde existant en soi éternellement [...] est la production de l’humanité elle-même représentée comme l’accomplissement final et total de l’autoproduction » (p. 42). Marx écrit ainsi : C’est une donnée empirique de l’histoire écoulée, qu’avec l’extension mondiale des activités, les différents individus ont été́ de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère, (oppression qu’ils prenaient parfois pour une brimade du Weltgeist, de l’Esprit du monde, etc.), à une puissance qui est devenue de plus en plus massive, pour apparaître finalement comme marché mondial. Mais il est tout aussi fondé empiriquement que cette puissance, si mystérieuse pour les théoriciens allemands, s’évanouira par le renversement de l’ordre social existant par la révolution communiste et par l’abolition concomitante de la propriété́ privée. C’est alors que la libération de chaque individu se réalisera exactement dans la mesure même où l’histoire se sera transformée complètement en histoire mondiale. [...] la véritable richesse spirituelle de l’individu dépend entièrement de la richesse de ses relations réelles. C’est seulement ainsi que les individus sont délivrés des diverses barrières nationales et locales, mis en contact pratique avec la production (y compris celle de l’esprit) du monde entier, capables d’acquérir la faculté́ de jouir de cette production multiforme du globe entier (créations des hommes(12 )). Marx explique que la domination mondiale du capital et l’oppression qu’elle provoque, ce qu’aujourd’hui nous appelons globalisation, est la condition nécessaire d’une révolution telle que l’humanité se produira, non seulement « en général, mais selon l’existence concrète de chacun » (p. 19), comme un tout, matériellement et spirituellement, afin de jouir d’elle-même en toute liberté. « Et cela, pour Marx, écrit Nancy, se nomme “mondialité” : celle du marché se métamorphosant ou se révolutionnant en celle de la création réciproque et mutuelle. » (P. 19-20.) En d’autres termes, cette « mondialité » est (exclusivement) le marché mondial transformé par une autocréation de l’humanité qui lui permet de devenir son propre travail, dans lequel elle peut se reconnaître consciemment, donc jouirlibrementd’elle-même.(13 ) La révolution a beau renverser l’ordre du capital, elle préserve le réseau mondial que l’expansion du capital a établi, mais elle lui confère son vrai sens d’interconnexion de tous les êtres humains concrets. Insistons avec Nancy pour rappeler que cette libération de l’ordre global du capitalisme ne vient pas de l’extérieur, c’est cet ordre lui-même qui crée « en et de lui-même » la possibilité d’une inversion de ses signes, et de son sens.(14 ) L’inversion a lieu à l’intérieur de l’ordre globalisé du monde. Inutile de dire que la conception suivant laquelle le capitalisme alimente son propre dépassement est souvent conçue comme un processus mécanique, ou dialectique. Or, si Marx n’est pas un chien crevé, n’est-ce pas parce que face à la perte de monde liée à la globalisation, non seulement il montre que c’est de l’intérieur de cette destruction du monde que le « monde », et la mondialité, peuvent s’accomplir au sens mondial, mais il fournit les moyens de penser à nouveaux frais cette inversion de la direction du sens ? Bien sûr, pour le jeune Marx, ce monde de « relations réelles » est fondé sur l’humanité se créant à partir de la mondialité engendrée par le capital global comme un tout, comme une œuvre, en bref, comme le sujet du monde. Plus tard il nous faudra comprendre comment, d’après Nancy, cette limite inhérente due à l’humanisme de Marx a sans doute été dépassée par Marx lui-même, notamment par le Marx tardif, et comment ce dépassement s’opère. Pour l’instant, continuons à nous concentrer sur ce qui est censé se passer dans cette révolution qui permet au capitalisme seul, de lui-même, de mener à une émancipation libératrice de l’humanité. Le processus suivant lequel l’humanité peut se créer comme une œuvre à travers laquelle elle peut jouir d’elle-même, implique le passage de la valeur fétichisée sous la forme-marchandise à la valeur absolument, c’est-à-dire (non seulement en tant que création de la valeur, mais) la « valeur en tant création.(15 ) » Ce passage de la valeur fétichisée à la valeur absolue, qui est la « forme véritable » de la valeur marchandise, retiendra donc notre attention dans les pages qui suivent. En attendant, notons qu’au vu du faible intérêt de la philosophie contemporaine pour les théories de la valeur, souvent à cause de leur banalité, l’importance que Nancy attribue à la notion de valeur est exceptionnelle. Quant à sa relecture de Marx dans « Urbi et orbi », je dirais que cet intérêt ne vient pas seulement du rôle central qu’elle joue dans l’analyse de l’économie politique de Marx, mais du fait que, suivant son interprétation de Marx, le capitalisme nous oblige à nous confronter à la valeur de la valeur, autrement dit, à une autre conception de la valeur que celle de valeur marchandise. La valeur de la valeur, ou la valeur au sens absolu, ne peut pas ne pas être mise en jeu par le capitalisme. Mais qu’est- ce qui, dans le capitalisme, nous oblige à nous y confronter ? Ou encore, qu’est-ce qui fait qu’il nous faut abstraire la valeur elle-même de toutes les valeurs marchandises et des produits du travail utiles ? Selon Nancy, « le capitalisme nous force à chercher la valeur de la valeur, dont il étale si exactement la forme extensive qu’il en rend d’autant plus insistante l’absence de forme intensive [...]. Le capitalisme expose par l’équivalence générale la forme inversée d’une valence absolue et singulière » (p. 44-45). C’est cette valeur de la valeur, ou cette valeur absolue, que le capitalisme nous oblige à reconnaître sous cette manifestation phénoménale, ou extensive, et la circulation globale des marchandises dont les valeurs individuelles n’apparaissent nécessairement qu’à travers d’autres éléments du monde des marchandises. La valeur d’une marchandise n’apparaît, c’est-à-dire ne devient manifeste phénoménalement, qu’en se reflétant, comme le formule Marx, dans une valeur d’échange qui lui sert d’équivalent, mais dont elle est toujours distincte . Donc, puisque la valeur ne s’exprime pas en tant que telle, puisqu’elle est toujours relative à son équivalent, que Nancy définit comme forme inversée d’une valeur absolue et singulière, une réflexion sur la valeur elle-même est inévitable. Comme nous le verrons, cependant, la valeur absolue et singulière que le capitalisme met en lumière, est aussi une notion à travers laquelle il se mine. Ceci sera plus clair une fois que nous aurons examiné de plus près le rapport entre la valeur absolue et l’humanité comme un tout, et, plus précisément, entre la forme intensive de la valeur absolue et la mondialité à l’échelle mondiale, ou le monde que le capitalisme engendre à travers une inversion des « valeurs » de la globalisation. Parce qu’il aborde Marx via Bataille, pour qui « la valeur doit valoir sans mesure », son analyse de cette équivalence générale, et le type de valeur que cela implique, peut être interprétée comme si elle ouvrait une perspective sur la valeur elle-même, ce qui prouve que Marx est engagé, comme Nietzsche, dans la tâche qui consiste à la réévaluer(6 ) NOTES 1. Nancy Jean-Luc, Être singulier pluriel, op. cit., p. 64. 2. Ibid. 3. Nancy Jean-Luc, Le Sens du monde. Dans Être singulier pluriel, Nancy émet également l’idée que Marx et Nietzsche partagent l’intuition suivant laquelle il ne saurait y avoir d’« histoire universelle », mais une histoire qui est un « mouvement déclenché par une circonstance singulière » telle que le développement de la cité grecque, « un mouvement qui ne va pas résorber cette singularité dans une universalité ». Depuis Marx et Nietzsche, il n’est plus possible de revenir à la Grèce pour la poser comme origine eschato-teléologique de ce qu’il advient en Occident aujourd’hui. (Voir Être singulier pluriel, p. 21. 4. Nancy Jean-Luc, La Déclosion. Déconstruction du christianisme, éd. Galilée, 2005, t. I, p. 118. 5. Ibid. 6. Ibid. 7. Ibid. 8. Nancy Jean-Luc, Être singulier pluriel, op. cit., p. 97. 9. Ibid. Voir aussi Nancy Jean-Luc, La Possibilité d’un monde..., op. cit., p. 58-59. 10. Marx Karl, Le Capital, op. cit., p. 577-588. 11. Nancy Jean-Luc, Être singulier pluriel, op. cit., p. 97. 12. Marx Karl, Œuvres. Éd. de M. Rubel, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, vol. III, p. 1070. 13. Nancy ajoute : « Ce que Marx définira plus tard comme “propriété individuelle”, c’est-à-dire ni privée ni collective, devra être précisément la propriété ou le propre de chacun en tant que créé et créateur au sein de ce partage des “relations réelles”. » Il s’agit des relations dont Marx parle dans l’extrait de L’Idéologie allemande. Pour la notion de « propriété individuelle », voir Le Capital, p. 1239-1240. 14. « Ainsi, chez Marx, mondialisation et domination du capital concordent jusqu’au point d’une révolution qui inverse le sens de la domination – mais qui peut le faire précisément parce que le développement mondial du marché, instrument et espace de jeu du capital, crée de lui-même la possibilité de faire apparaître la connexion réelle des existences comme leur sens réel. » (La Création du monde, p. 20.) 15. « La forme-marchandise, qui est la forme fétichisée de la valeur, doit se dissoudre, se sublimer ou se détruire – en tout cas se révolutionner, quel qu’en soit le concept exact – dans sa forme véritable qui est non seulement la création de la valeur, mais la valeur en tant que création. Transcrit en termes plus proches de nos habitudes d’aujourd’hui [...] la globalisation rend possible la mondialisation, moyennant un renversement de la domination globale qui consiste dans l’extorsion du travail, c’est-à-dire de sa valeur, donc de la valeur, absolument. » (La Création du monde, p. 20.)
- DIDIER CAHEN
DIDIER CAHEN Didier Cahen is a French poet, essayist and journalist. He was a radio producer at France Culture for twenty years. He has written articles for the Encyclopaedia Universalis. He has also organised colloquia in honour of writers, philosophers and poets (Maurice Blanchot, Edmond Jabès, Jacques Derrida, André du Bouchet). He is also a columnist for the newspaper Le Monde ("TransPoésie", monthly poetry column). Edmond Jabès, celui qui fut poète 25 February 2023 Read Article
- In Memory of Jean-Luc Nancy: So the Wind Won't Blow It All Away | KAMRAN BARADARAN | PWD
In Memory of Jean-Luc Nancy In Memory of Jean-Luc Nancy: So the Wind Won't Blow It All Away KAMRAN BARADARAN 11 October 2021 PHILOSOPHY JEAN-LUC NANCY Roots or Dancing Blossom , Mohammad Farnam; Image credit: received. In Memory of Jean-Luc Nancy “Als das Kind Kind war, warf es einen Stock als Lanze gegen den Baum, und sie zittert da heute noch.” Lied Vom Kindsein, Peter Handke It is not easy to write about loss, especially when one is unsure of its nature. Grieving and reminiscing about the privation can be easier for someone who knows what has been lost. After all, nostalgia is a longing for something that is past, in the hope that the present can be more bearable. Writing, however, does not have any other responsibility than trying to get closer to some promise that may never be fulfilled, whether it is a promise of viens or of an à-dieu . With this in mind, writing about an unseen friend, someone you have long dreamed of meeting, seems impossible. To overcome this Différend , this inability to speak in available discourse genres or failure to express her/his own experience in such a way that the others understand her/his words, one has to listen to the voices calling him/her from beyond the history. Contrary to what Martin Heidegger thought, it is not the poet who calls the past, but these are voices of the past that call poet. And the writer is always exposed to these sounds which address him/her. For instance, Karl Marx and Charles Baudelaire call Walter Benjamin and he writes Arcades Project as a response. That is how writing begins: not by trying to restore the past, but rather by showing that fulfilling the former and the promises it made is inherently impossible. That is why, in writing about Jean-Luc Nancy, I have to go so far back in time that it seems as though it belongs to another world, separated from me, awaiting an autopsy with its cold body. A dark and cold evening in Tehran, November 2012; high on caffeine, alcohol, and nicotine, the streets of the city center crawled under my feet. New books, new authors, and appealing covers adorned the shelves of the bookstore. Georges Bataille's The Accursed Share was translated, as was a translation of a book by Kristeva, and the ledges were filled with a cheap, but popular, romance novel, and in the meantime, poor people of this rusty city were rubbing against each other with a sense of total surrender. Wandering among the pillars of paper, a small book with a dark red cover caught my eye, titled The Truth of Democracy , by Jean-Luc Nancy. Henry Miller said a long time ago that a book “lying idle on a shelf is wasted ammunition. Like money, books must be kept in constant circulation...” (1) So, with no hesitation I began the vicious process of intellectual dissemination! My young brain trembled as I read the lines I had encountered with for the first time: “The share of what is without value – the share of the sharing (out) of the incalculable, which is thus, strictly speaking, unshareable – exceeds politics.” (2) A few years later, coincidentally, a publisher suggested that I translate Nancy's book, The Inoperative Community . Due to several reasons, I could not take up this chance and instead agreed to edit the Persian translation, which sadly was never completed. Years later, as I got to know Nancy better, another publisher suggested that I translate his book on Fukushima, After Fukushima: The Equivalence of Catastrophes . As with the previous episode, there was also no opportunity to do so, and the verbal confrontation with this strange and uncanny figure was postponed for another time. One might wonder, however, when the time will come. Can time be regained, as Proust tried to do in his masterpiece? “But sometimes it is just when everything seems to be lost that we experience a presentiment that may save us; one has knocked on all the doors which lead nowhere, and then, unwittingly, one pushes against the only one through which one may enter and for which one would have searched in vain for a hundred years, and it opens.” (3) Only after becoming acquainted with Shaj Mohan and Divya Dwivedi did I have the possibility of this regaining once again in the form of a large family that had opened its arms to me. The time regained opens a new window for friendship and camaraderie, a hatch into the singular, namely, "being other" in the world and not being one with any of the existing divisions of the domination system. But then again, as Derrida argues, friendship should not be too stable, and should not railroad the future into its habitual expectations, which is to deny not only the difference of the other person, but also the more radical difference that time insinuates into any and every friendship. And this instability is best portrayed by the word absence, something that, as Divya Dwivedi puts it marvelously, “is with me, how could I imagine running towards or away from it?” (4) Talking about Nancy's teachings is not effortless for someone like me, especially in the form of a short text. Contemplating the depth of Nancy's influence on my thinking, my perspective on literature and philosophy requires a tremendous amount of endeavor. Nevertheless, I do not wish to think of narration as trivial, to postpone it to the future, hoping that one day I will find what it takes to tackle it. As I learned a long time ago, writing means embracing existence with its non-existence: unlimited spending, without end and object. Isn’t it the case that, as Blanchot has shown, every person within himself/herself is an anonymous and nameless writing? Jean-Luc thought me of a community that does not come together on the basis of imaginary identity, but on the basis of “non-communion”. The world he created and the family he belongs to is open to all, any reader can receive and join a writing, with no prior communion and no hierarchy. For me, there was and still is a sense of awe, of powerful, vast, and complex feeling in interacting with his ideas, something experienced as boundlessness that can eventually overwhelm or even destroy the observer. He courageously acknowledged that in an era when philosophy seems to be taking its last breath and "has become the specialty of non-specialists, of the handlers of ideas and evaluations, each of whom speaks according to his or her own opinion", in a dystopian condition of accelerationism and uninterruptible war, philosophy, as the ultimate form of critical and creative thinking "has become the noble name for opinion." (5) The antidote to this uncanny tension between the logistic and the strategic, between the preparation for specialized and mechanized war and a situation in which military technologies and an accompanying technocratic system come to control every aspect of life, according to Nancy, is a Community without community, “always coming, endlessly, at the heart of every collectivity.” (6) For me, and I dare to say for all of us, this community (in all its forms) is the ultimate gift, the legacy of Jean-Luc, but not as something that Marcel Mauss or even Georges Bataille describe, something that burns and consumes but wastes much of its energy. On the contrary, Nancy knew that as Derrida has shown, whenever someone gives something and the object given is acknowledged as such, it inevitably enters a circle of exchange and the gift given turns out to be a debt to be paid and returned, cancelling the gift that by nature is supposed to be free with no return whatsoever. Jean-Luc's gift was a perfect one, something that would escape the aporia of circulation, a future gift that never arrives. This is the madness of Nancy's gift precisely because it does not follow any logical rules and contradicts itself. This is exactly the suspension and exile that causes the symbolic system to be deprived of its identity. Whenever we think of a gift, at the same time it disappears and escapes our common way of thinking and our common sense. And isn't it what we all learned from you, my dear unseen friend, that there are times that disappearance signals an entire epoch, an entire chance for philosophy “in the time of an intense transformation of the world… a time whose entire nature and significance are to be found in the mutation, metamorphosis, and changing of the world”? (7) In other words, as you elaborated years ago, as far as the question of the disappearance of presentation is concerned, we might never know where we are! And so we enter the realm of " the disappearing ", a dimension where the principles of disappearance vanishes! A perplex and nexus matter, disappearance is not just about loss, but more importantly, what is disappearing? What is the Being that seizes to exits and reveals its emptiness before us? Here, the multiple and differential character of Being that Nancy articulated finds its most importance: as far as the singular characteristic of Being is concerned, Being cannot be One, and we cannot formulate it simply as a gathering. In this philosophical structure, emerges a philosophy regardless of the mechanisms that try to simplify and formulate it. In the act of disappearance, we encounter the other with all its discontents and otherness, a kind of opening to the community. Accordingly, the point is not to recognize ourselves in strangers, but to recognize a stranger in ourselves. (8) Hence, comes the radicality of love that breaks us up. In contrast with the tradition of love, which sermonize of immanence and perfection and can be found in almost every classic Iranian poetry (from Jalāl ad-Dīn Mohammad Rūmī to Hafez), Nancy speaks of a shattered subject. In this sense, love implies the impossibility of jouissance , of a disintegrated reunion or in general, a failed absolute. From Jean-Luc I learned that the experience of love exposes us to being jarred out of the very perfection love seems to promise, that the break itself is what makes the heart, a break that fills the world with its noise. And this is the noise of the world, the noise of all things, as Shaj Mohan puts it: "The noise of all things is the background against which the voice of philosophy is heard—something like a philosophical background noise." (9) This breaking, this rhythmic disappearance, cuts the so-called normal order of things, of life and all its limits, tested against the "rhythm of the partition of being, syncope of the sharing of singularity." (10) Jean Baudrillard once said that there is nothing more mysterious than a TV set left on in an empty room. I, on the other hand, believe that there is nothing more peculiar and bizarre than a room lying empty to the Meaning of meanings, naked and vulnerable to something which does not allow us to pass it over. This is an experience that a collectivity cannot make its work or its property, something that exposes a radical meaninglessness that cannot be subsumed. Isn't this impoverishment of that which resists any appropriation or objectification what we all experience in the act of loss? Isn't it a fact that, once face with the tragic loss of a loved one, the trauma resides not so much in what actually happened, but in "the undeniable fear or apprehension of a threat that is worse and still to come"? (11) What is more terrifying than standing in a room filled with noises surrounding it's mere presence? And this is yet again another thing I learned from Jean-Luc, that "the abyss is otherness as such. Unknown and unknowable", that groundless and startled, "this otherness is what we must think – must and should, one more time." (12) Umberto Eco once said that most of what we have accumulated will not be lost in the end; rather we are "leaving a message in a bottle." I cannot think of better way to pause. This great achievement is always endless and inexhaustible: there is no end, no interruption and we only need to find the right way to articulate it. As Jean-Luc told me once, “we need another language, that is to say, not new words, but another capacity to listen, another sensitivity to meaning itself... if possible!” (13) NOTES 1. Miller, Henry, The Books in My Life , New Directions Publishing Corporation, 1969, p. 32. 2. Nancy, Jean-Luc, The Truth of Democracy , translated by Michael Naas and Pascale-Anne Brault, Fordham University Press, 2010, p. 17. 3. Proust, Marcel, In Search of Lost Time , Volume VI, Time Regained , translated by Andreas Mayor and Terence Kilmartin, Modern Library, p. 136. 4. Dwivedi, Divya, “The Audacity of Jean-Luc Nancy,” Philosophy-World-Democracy , September 2021: https://www.philosophy-world-democracy.org/grace/the-audacity-of-jean-luc-nancy 5. Nancy, Jean-Luc, “The End of Philosophy and the Task of Thinking,” Philosophy World Democracy , July 2021: https://www.philosophy-world-democracy.org/other-beginning/the-end-of-philosophy 6. Nancy, Jean-Luc, The Inoperative Community , edited by Peter Connor, Translated by Peter Connor, Lisa Garbus, Michael Holland, and Simona Sawhney, Minneapolis: University of Minnesota Press: 1991,0 p. 71. 7. Nancy, Jean-Luc, “Philosophy as Chance: An Interview with Jean-Luc Nancy,” interview to Lorenzo Fabbri, translated by Pascale-Anne Brault and Michael Naas, Critical Inquiry 33, Chicago: University of Chicago, 2007, p. 440. 8. See Slavoj Žižek, “What our fear of refugees says about Europe,” New Statesman 29 February 2016: https://www.newstatesman.com/politics/2016/02/slavoj-zizek-what-our-fear-refugees-says-about-europe 9. Mohan, Shaj, The Noise of All Things , “Philosophy-World-Democracy” journal, June 2021: https://www.philosophy-world-democracy.org/articles-1/the-noise-of-all-things 10. The Inoperative Community , p99. 11. Derrida, J., Rogues: Two Essays on Reason , trans. P. Brault and M. Naas, Stanford: Stanford University Press, 2004, p104-5. 12. Nancy, Jean-Luc, Before the Abyss , “Philosophy-World-Democracy” journal, April 2021: https://www.philosophy-world-democracy.org/articles-1/before-the-abyss 13. Nancy, Jean-Luc, To Be Listening; interview with Kamran Baradaran , “Philosophy-World-Democracy” journal, March 2021: https://www.philosophy-world-democracy.org/to-be-listening Related Articles The Family of Philosophy: Jean-Luc Nancy BENEDETTA TODARO Read Article Peut-être il restera (pour Jean-Luc Nancy) ESTHER TELLERMANN Read Article






