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Et le Commencement de la philosophie

30 July 2021

Et le Commencement de la philosophie
PHILOSOPHY

The Accommodations of Desire a painting by Salvador Dali

Dès lors que le concept d’histoire et l’histoire de la philosophie qui a été construite sous son égide sont contaminés par la géopolitique, alors cette philosophie doit être autorisée à prendre fin. Nous constatons également que cette histoire s’avère être en continuité avec la sélection de thématiques, de concepts et de préoccupations qui étaient d’abord théologiques. Recommencer la philosophie, c’est s’ouvrir à l’expérience philosophique fondamentale, soit celle de l’expérience obscure, laquelle a été cédée à la religion parce que celle-ci contrôlait la fin du monde. Ce recommencement exigera aussi que l’on écarte la logique classique et le principe d’identité pour développer de nouvelles facultés.

1


Il y a l’amour de la philosophie. Il ne s’agit ni de l’amour que quelqu’un peut avoir pour la philosophie (que l’on appellerait, aujourd’hui, un « fan de philosophie » ou un « philofan ») ni de l’amour que le philosophe peut avoir pour la sagesse.


Il s’agit de l’amour qui éclate dans la philosophie : c’est l’amour que la philosophie a à donner. L’amour de la philosophie. Recommencer par un autre commencement, dont nous prenions intimement connaissance dans notre cœur aussi souvent qu’il sautait d’un battement, c’est alors relever l’amour de la philosophie pour qu’elle puisse maintenant faire son œuvre. Cet amour n’est pas l’amour-propre de l’identité, de la foi, de la charité ou de la philia. Ainsi l’amour de la philosophie se déplace avec lust [convoitise, désir, envie], (1) ce qui se relâche, se libère, se propage, éclos, explose.


L’autre lust, l’autre commencement qui s’est déjà libéré [loosened itself], s’est multiplié, est arrivé jusqu’à vous ; il s’est maintenant élevé en vous en devenant votre amour, votre anastasis. Comme vous pouvez le constater, les formalités familières – P est P, P et Q, P ou Q et ses variantes anciennes et actuelles – vous confineront moralement avec leur amour-propre, et vous tiendront à l’écart de cette lust ; cette lust est plus rigoureuse s’elle a ses propres formalités, qui dépassent de loin les notions classiques de la formalité. Il faut un cœur pour explorer tout cela, cela doit exploser dans un cœur, exploser comme cœurs, qui peuvent s’élever avec les explosions des étoiles et tomber dans les lacs tranquilles reflètant le mouvement des cieux – celui de votre cœur.


Cet amour n’est pas donné à partir d’un sol – le sol qui sent le sang d’Achille, ou celui de Karna, ou, encore, celui de Salahuddin, de Tomoe Gozen ou de Big Foot. Il n’est pas donné à partir de déterminations géopolitiques illogiques – ouest et est, et nord et sud. Cet amour est repoussé par les philosophies nationales en ce que ces dernières, avec leur amour-propre auto-identifiant, n’ont pas d’autre terreur que cet amour, cette lust, cette wanderlust [envie d’errance], dont nous sommes désormais témoins à toutes les frontières. Cette lust, cette éclosion, cette saisie des cœurs, cet élan du cœur vient d’un non-lieu : l’internet. L’autre commencement est sans terre, sans drapeau, sans sang, sans sol. Il n’est pas enraciné, il est libre [loose], il laisse, il laisse libre, il désir [it lusts]. C’est l’assouplissement [loosening] de la philosophie. C’est la lust pour la liberté. C’est la lust de la liberté. (2)


Dans ce texte de Jean-Luc Nancy, nous faisons l’expérience de cet amour. Dans ce texte difficile –Jean-Luc, ô combien difficile! – nous sommes invités à reconsidérer cet amour désormais familier pour la philosophie par opposition aux mouvements philosophiques nationaux (qui sont liés aux fascismes régionaux) et à la philosophie en tant que divertissement, celle-là même que nous consommons dans la série des mèmes sur internet, de vidéos drôles et de la pornographie de toutes sortes. Au lieu de cela, il y a la rage. Elle explose comme le Christ qui, dans le temple, frappa et fouetta les usurpateurs de l’espace du divin. Par cette référence, nous tenons également à indiquer qu’il est temps. L’heure – non pas le moment identique, ni la simultanéité, comme nous le verrons – est arrivée.


Les conditions premières de la philosophie dans la "philosophie occidentale" se trouvent non pas dans les déclarations du poème de Parménide sur l'unité de l'être et de la pensée, que nous avons appris à comprendre à travers Aristote, puis Heidegger, mais plutôt dans la métaphysique d'Aristote, qui suit de près les questions ouvertes par le Parménide de Platon (L'Unique).

2


Le texte de Nancy met entre guillemets l’un des textes les plus difficiles de Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » (cette difficulté est due à l’indécision politique de ce texte quant à la « vocation » de l’invention géopolitique de ce que l’on appelle l’« Occident »), comme pour nous préserver de ses prémisses et de ses conclusions, tout en ouvrant la pensée de l’autre commencement à partir de ce même texte de Heidegger et de ce qui se trouve au-delà de sa portée, comme Nancy ne cesse de le montrer depuis longtemps. Nancy suggère également de se référer à l’autre courant du corpus de Heidegger, publié au cours des dernières décennies, concernant l’« autre commencement » et ses conditions. Les conditions de l’autre commencement de la philosophie chez Heidegger conduisent au texte Temps et être qui est difficile à cause d’un ordre différent de raisons : il institue une rupture avec la logique dérivée de la différence ontologique et ce, en vue d’une autre logique que Heidegger a refusé de développer au-delà de ses liens avec le principe d’identité.


A partir de là, nous devrions nous engager avec quelques moments de certains textes philosophiques éparpillés au cours du temps. Ces textes errent aussi ; eux aussi désirent [lust for] la rédemption de l’amour. C’est-à-dire qu’ils ne doivent pas être pensés comme étant confinés à une histoire de la philosophie qui, pour Heidegger, était l’objet principal du projet géopolitique de « l’Occident ». Nous devrions également penser ensemble dans un wanderlust, sans céder ni aux tentations d’autres configurations régionales – sciences et poésie – ni aux tentations nationalistes, qui incluent à la fois les vestiges survivants des projets de « l’Occident » et les positions obscènes nouvellement affirmés de « l’Orient ». C’est-à-dire que nous errons et que nous laissons libre cours à ce qui est l’amour de la philosophie en l’autorisant à briser les frontières et les guichets de migration.


Heidegger a produit diverses déterminations de la métaphysique. Dans un premier texte intitulé « Qu’est-ce que la métaphysique », Heidegger présente la métaphysique comme le type de pensée qui, à son commencement même, soit au commencement de chaque acte métaphysique individuel, met en évidence la totalité de la métaphysique et des êtres et ce, tout en mettant en question le métaphysicien. Ainsi, dans ce texte, le néant (mieux compris comme la volupté de toutes les choses dans leur polynomia) s’approche-t-il du questionneur tandis que les choses (mieux comprises comme ce qui a été déterminé comme cette chose particulière, soit dans son isolation fonctionnelle) s’éloignent du questionneur. L’expérience de la polynomia fait place, selon Heidegger, à la plus métaphysique des expériences, c’est-à-dire à l’angoisse, laquelle s’avère aussi être l’apathie [listlessness], par opposition a la Lust.



Le Christ expulse les changeurs de monnaie, Le Caravage, 1610 ; Image Credit : Wikimedia Commons

Dans le texte de Heidegger qui nous occupe, auquel le titre de Jean-Luc Nancy fait référence – « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » – la détermination de la métaphysique s’apparente à quelque chose de différent. Ce texte nous montre la perte d’un désir, d’un wanderlust [vagabondage] qui a été court-circuité pour quelque chose de plus pauvre – soit la domination géopolitique d’une région, terme qui, comme nous le savons, est à comprendre, chez Heidegger, au travers du sens du terme « volk ». Ainsi y a-t-il un cheminement des significations de la métaphysique à l’intérieur même du corpus de Heidegger. Cela commence par :


(1) la « compréhension pré-ontologique de l’Être » qui appartient au « Dasein » en tant que son essence ;


(2) l’expérience de listlessness [l’apathie] – « toutes les choses et les êtres humains et soi-même avec eux dans une remarquable indifférence » – face à la révélation de la polynomia des choses ;


(3) et enfin l’identification de la philosophie à ce que Heidegger conçoit comme la « métaphysique », elle-même identifiée à « l’Occident ».


Pour Heidegger, la fin de la philosophie est « début de la civilisation mondiale en tant qu'elle prend base dans la pensée de l'Occident européen. » (3)


La domination de l’Occident n’est pas un développement dont Heidegger aurait à se réjouir ; il s’agit en effet de la privation même de l’Être, à compter que quelque chose comme cela puisse être pensé aussi facilement. En même temps, ne s’agit-il pas, là, d’un geste faussement humble celui par lequel les décisions fondamentales de l’humanité sont réservées à « l’Occident » ? Cette question est tout aussi bien en jeu dans « la fin de la philosophie ».


Or, cette conclusion géopolitique de Heidegger, ainsi que ses intentions cachées, auraient dû être remises en question il y a longtemps, mais peut-être cette conclusion n’était pas « assez drôle » lors de sa publication initiale. Dans toutes ces déterminations de l’essence de la métaphysique, le lieu et le sol jouent un rôle important chez Heidegger. Nous connaissons les textes sur le sol et les carnets récemment publiés. Le sol n’est pas, pour Heidegger, seulement le sol du volk qui habite dans la régularité que celui-là offre, mais c’est aussi le sol de la métaphysique. Mais, pour l’instant, limitons-nous à rappeler l’introduction que Heidegger écrivit pour « Qu’est-ce que la métaphysique » en 1949, là où, reprenant l’analogie arboricole de Descartes – la philosophie est l’arbre dont la métaphysique est la racine, la physique le tronc, toutes les autres sciences sont des branches – il remarquait que les racines se donnent « d’une certaine manière, à l’élément du sol », qui est la vérité de l’Être.


Puisque nous nous occupons de cette « histoire de la métaphysique » qui est aussi « l’histoire de l’Occident », nous devons d’abord comprendre ce qu’est l’histoire pour Heidegger. L’histoire est intimement liée au sol. Le sol est le sol de l’être une fois qu’il est pris par le volk, lequel en fait alors, du sol, son lieu de croissance et le laisse croître avec lui. Il s’agit alors de la croissance entendue comme ce sol doué d’une histoire, tel que, pour reprendre l’exemple de Heidegger, le sol de la région des Balkans pris par les guerres qui ont à leur tour propulsé la croissance ainsi que d’autres guerres. Comme il l’explique dans un texte de la période nazie, « faire l’histoire » signifie : « tout d’abord créer l’espace et le sol », ce qui implique le sens de « créer l’espace » en résonance avec le terme « espace vitale » [lebensraum]. Cependant, ces textes nous apprennent aussi quelque chose de plus sur l’histoire. En effet, tous les êtres humains ne peuvent pas avoir d’histoire, celle-ci ayant à être comprise comme cette relation croissante avec les conflits qui l’accompagnent, qui se nourrissent du sol et qui, à leur tour, nourrissent le sol. Ceux qui n’ont pas d’histoire ce sont ceux qui ne sont pas un « volk » à proprement parler, soit ce qui sont incapables de créer de l’espace et du sol au travers de la capture et des guerres,


[…] il y a des hommes et des groupes d'hommes (des Nègres, comme par ex. les Cafres) qui n'ont pas d'histoire […]. Mais d'autre part la vie animale et végétale a une histoire se comptant en milliers d'années et riche en changements. […] à l'intérieur de la sphère humain l'histoire peut faire défaut, comme chez les Nègres. (4)


Dans le corpus de Heidegger, malgré ses nombreuses articulations formelles de la métaphysique, il y a rarement une détermination formelle éclairante de l’histoire ; c’est-à-dire que l’histoire est l’arbre enraciné dans un sol qui appartient à tous ces volks qui le capturent, le possèdent mais qu’il nourrit à son tour tandis que ce même arbre (le mot « arbre » est à reconduire étymologiquement au terme de «grow » [ croissance] ) développe des branches à partir de trajectoires de contestations. C’est-à-dire que l’histoire et « l’Occident » sont impliqués, à jamais, dans cette racialisation d’une sorte de bavardage provincial. Donc, nous ne nous chargerons plus de ce fardeau.


Il faut un cœur pour explorer tout cela, cela doit exploser dans un cœur, exploser comme cœurs, qui peuvent s’élever avec les explosions des étoiles et tomber dans les lacs tranquilles reflètant le mouvement des cieux – celui de votre cœur.

Nous reviendrons plus tard sur le formalisme du rapport à l’Être chez Heidegger, sur la gravité de ses avertissements et sur les limites de ces avertissements. En outre, il devrait être évident que nous n’acceptons pas aujourd’hui ce sens de l’histoire ; nous n’acceptons pas cette histoire de la philosophie ; et nous ne nous préoccuperons plus de la fin d’un tel conte géopolitique de la philosophie. Et, bientôt, nous trouverons les raisons de la métaphysique pour lesquelles ce récit de la philosophie est encore pauvre.


3


Ainsi, il est temps de poser à nouveau la question « qu’est-ce que la philosophie ? ». Comme le notait Gilles Deleuze, il s’agit d’une question que l’on pose dans la vieillesse. Lorsque Deleuze l’a posée il n’était pas si vieux que cela. Lui aussi, il pensait à la vieillesse de la philosophie ; et la philosophie, dans sa vieillesse, se demande – car elle ne peut le demander à personne d’autre – qu’est-ce que la philosophie. Le fait que Deleuze ait assumé une posture d’indifférence à l’égard des discussions portant sur la « fin de la philosophie » et sur la « déconstruction », cela est une autre question.


Mais nous n’intéressons pas à l’histoire et à la philosophie en tant qu’instruments géopolitiques. Le lust de la philosophie, nous le remettons en liberté [letting loose]. Nous n’avons pas à emprunter « l’autre commencement » à Heidegger, ce qui ne s’apparenterait, dès lors, qu’un geste gériatrique compte tenu de ce sens de l’histoire que nous avons décidé de laisser derrière nous. Au lieu de cela, nous faisons l’expérience de cette naissance comme amour qui convoque la liberté, tel un désir qui disperse l’apathie. Sur le non-sol d’une non-nation, dans le monde de tous et de personne, nous recommençons la philosophie comme don de l’amour dans sa relation à ce qui est obscur – nommément : le fait qu’il y ait quelque chose, et que nous sommes nous-mêmes obscurs. (5)


Néanmoins, pour cette occasion-ci (car nous trouverons d’autres occasions ensemble et, par conséquent, nous aurons à y rendre compte différemment), nous devrions rendre compte de ce qui depuis Heidegger en est venu à s’appeler, de manière aussi contraignante et consolidée, « philosophie ».


Il y a certaines tendances précoces dans l’organisation formelle de la pensée qui se préoccupait du tout, dans une région qui n’est pas la Grèce. Les Grecs ne se sont jamais connus en tant que Grecs. Il faut noter ici que nous n’en savons toujours pas assez sur les pensées formelles et les inventions métaphysiques des autres régions du monde qui ont été évaluées sur la base d’une compréhension restreinte de la philosophie et d’une histoire géopolitique de la philosophie, ainsi que, ces dernières décennies, sur la base du corpus de Heidegger.



Le chef amérindien Big Foot gît mort après le massacre de Wounded Knee, 1890 ; Image credit : Wikimedia Commons

Parmi ces penseurs Platon et Aristote ont été présentés, pour certaines raisons, comme les points d’origine de toute réflexion portant sur la philosophie et sur la construction de son histoire. La raison principale de cela est la survie de leurs textes, laquelle est liée, à son tour, à leur adaptabilité aux religions – le christianisme et l’islam – qui ont pris le contrôle de la vie et de la pensée dans ces régions. On imagine mal Épicure, Lucrèce et Zénon le Phénicien être adoptés par l’islam ou par le christianisme. Au contraire, l’épicurisme a fait son apparition dans la région appelée aujourd’hui « Europe » pendant la période connue sous le nom de renaissance. Ce que l’on a fini par appeler « Occident » et « philosophie occidentale » au XIXème siècle était déjà préparé par ce premier corpus issu des sélections philosophiques opéré par les théologiens islamiques, d’abord, et chrétiens, ensuite.


Maintenant est un commencement en urgence ; nous devrions, à une autre occasion, revenir sur les détails de cette histoire ainsi que sur ses implications quant au développement de diverses formalités, dans la philosophie comme dans les sciences.


4


Les conditions premières de la philosophie dans la "philosophie occidentale" se trouvent non pas dans les déclarations du poème de Parménide sur l'unité de l'être et de la pensée, que nous avons appris à comprendre à travers Aristote, puis Heidegger, mais plutôt dans la métaphysique d'Aristote, qui suit de près les questions ouvertes par le Parménide de Platon (L'Unique).Comme nous le savons, la logique n’est pas concernée par des questions telles que « qu’est-ce que la souffrance ? », « qui est Mudimbe ? » ou, encore, « pourquoi y a-t-il quelque chose ? ». La logique s’intéresse à n’importe quel P, et c’est ainsi qu’elle revendique son universalité ; c’est-à-dire que sans être une discipline qui s’enquiert des distinctions entre le général, le particulier et l’individuel, elle calcule des termes et des relations qui lui parviennent en étant déjà déterminés par avance. Ce faisant, la logique deviendra le fondement de la métaphysique à partir du Moyen Âge.


Selon le premier Wittgenstein, la logique, qui est aujourd’hui notre sagesse ordinaire, a transmis ces questions aux sciences. Classiquement, l’ontologie est la discipline qui s’intéresse à la signification de quelque chose. La réponse à la question « qu’est-ce que x ? » n’est jamais donnée dans les termes de cette chose même, mais dans les termes de quelque chose d’autre, ou de ce qui est dit de la chose considérée, et ces réponses conduisent au sens du sens lui-même, qui, nous insistons, doit bien signifier quelque chose. Dans un certain sens, l’ontologie est l’activité ordinaire que tout le monde pratique. Cependant, en tant qu’activité de pensée qui renvoie tout à ce qui est dit du tout, il ne s’y agit nullement de ce que l’on appelle aujourd’hui ontologie. Aujourd’hui, l’on assiste à une diffusion inconsidérée d’ « ontologies » telles que l’ontologie des langages de programmation, l’ontologie des machines, l’ontologie computationnelle, celles-ci étant projetées au niveau de ce que l’on appelait auparavant l’ontologie fondamentale. Cette activité peut rendre la pensée confuse, mais elle peut aussi créer des résultats calamiteux.


Si la logique suppose une métaphysique, de laquelle celle-là reçoit des termes et des relations, alors cette métaphysique demeure aristotélicienne. Ainsi pouvons-nous parvenir à cette métaphysique à partir de différents textes et de différents parcours de son corpus. Mais, pour ce faire, c’est le texte Métaphysique qui se révèle être important. Comme nous le savons, le concept de substance est ce par quoi est faite expérience de l’unité de chaque chose, bien que les choses elles-mêmes varient dans des gammes, et elles vont et viennent. Mais la question concernant ce contre quoi toutes les substances et toutes les sortes de substances réalisent leur unité, ainsi que celle concernant la raison de cette unité, ont été élucidées par Aristote dans la Métaphysique. Les sciences reviennent à la métaphysique de temps en temps sans avoir à lire la Métaphysique—étant donné que les problèmes de la philosophie restent ouverts à tous ceux qui pensent en direction de l’expérience obscure. C’est dans le livre Λ qu’il est question de savoir pourquoi les choses doivent avoir une unité. Ici, la question qui est celle du monde en tant que ce qui se maintient est présentée comme un fait supposé, ce qui est la pensée la plus difficile. Or, cette question – la question de l’obscurité telle que nous l’avons abordée ailleurs (6) – n’est pas explorée par Aristote et, au lieu de cela, il nous dit que, bien que les substances individuelles jouissent de leurs heures et passent, il doit y avoir une éternité dans laquelle le monde et les cieux sont conservés. Une telle éternité doit avoir une limite extérieure qui protège les choses du monde du fait de se muter en néant au travers de la dynamique du changement. (Tout cela concerne des arguments difficiles au sujet du mouvement ou de la vitesse, sur lesquels nous aurons à revenir plus tard). Ce qui n’exige pas qu’autre chose existe, n’est une pensée que lorsque cette pensée est une pensée auto-pensante. L’unité de la pensée auto-pensante qui n’a pas besoin d’autre chose est le dieu d’Aristote.


C’est-à-dire que l’expérience obscure de l’insistance imprévisible du monde, soit le non-événement de « la fin de toutes choses », pour reprendre une expression de Kant, est enfermée dans la première métaphysique totale que nous connaissons, et l’identité est ouverte comme le sens premier, disons, de l’Être

Le premier moteur, donc, existe nécessairement ; et dans la mesure où il est nécessaire, il est bon, et il est en ce sens un principe premier [...] D’un tel principe dépendent donc les cieux et le monde de la nature. Et sa vie est telle que la meilleure dont nous jouissons, et dont nous jouissons pour peu de temps. (7)


C’est-à-dire que l’expérience obscure de l’insistance imprévisible du monde, soit le non-événement de « la fin de toutes choses », pour reprendre une expression de Kant, est enfermée dans la première métaphysique totale que nous connaissons, et l’identité est ouverte comme le sens premier, disons, de l’Être. La métaphysique des substances qui nous est familière ne suffit pas à garantir que le monde et tout ce qu’il contient ne disparaîtra pas dans le désir de la kinésis, et c’est pourquoi le monde a besoin de ce contre quoi tous les changements trouvent une mesure – qui est tout aussi incommensurable – afin que nous puissions faire l’expérience que la menace de la disparition du monde soit ramenée sous les ordres de l’anticipation (ce qui n’est rien d’autre que l’eschatologie des religions) ; autrement dit, la pensée auto-pensante, qui est nécessaire en soi, nous assure que le monde subsistera à travers les arrivées et les passages de substances. L’unité de toutes choses, donc, renvoie à l’unité du soi, lequel n’a pas besoin d’un autre pour être cette unité – soit ce qui est sans désir. On voit ici les raisons pour lesquelles les théologiens trouveront plus tard en Aristote « Le Philosophe ». Cependant, cette pensée qui se suffit à elle-même et qui se suffit d’elle-même n’était pas encore suffisante pour le christianisme ; il s’agit, là, d’une autre affaire, car cette pensée qui se plaît à elle-même, qui s’aime éternellement, n’est pas la pensée créatrice de cet ordre du monde. Ce monde, pour Aristote, est éternel. Concernant la distinction entre Dieu et ses créatures, les théologiens introduiront plus tard certaines distinctions astucieuses étrangères à Aristote, de sorte que ce nouveau Dieu exigera l’amour de ses créatures et les créatures à leur tour recevront son amour.


La métaphysique d’Aristote, fondée sur l’unité des substances, comprend alors les changements comme la distribution des variations entre deux extrémités. Elle pose les prémices/ commencement de la logique de l’un et du deux en philosophie. Ainsi, c’est de la réponse à la question « Comment le monde se maintient-il ? » que découlent la métaphysique et les lois classiques de la pensée. Cette question, que nous devrions poser encore et encore sous d’autres formes – « Qu’est-ce qui garantit la non-disparition de ce monde ? » – n’a acquis que rarement de l’importance dans les textes philosophiques, malgré l’importance qui lui est accordée à Aristote dans ces récits. En d’autres termes, l’expérience de la philosophie, l’expérience obscure, ne fait pas partie de l’histoire de la philosophie telle que Heidegger (et d’autres déterminations géopolitiques de la philosophie) l’avait conçue et ce, en raison notamment de l’appropriation et de la théologisation de la fin de toutes choses par la religion.



Crédit image : University of Virginia Press

Il y a eu d’autres articulations de cette question, et de cette expérience obscure, dans le monde antique, à travers le monde, dont certaines infiltrerons les sciences en tant que principes fondamentaux. Rappelons que Nietzsche avait une conscience aiguë du sens de cette question et de ce qui la rend différente de la question « Qu’est-ce que l’être ? ». C’est-à-dire que la question de l’Être retenait le regard de la philosophie loin de l’abîme de l’expérience obscure. Dès lors, Nietzsche avait répondu à cette question : Comment se fait-il que nous connaissions par la pensée le rester-constant du monde en tant que tel ? – par son éternel retour du même. C’est-à-dire que, contrairement au garant aristotélicien, pour Nietzsche le monde lui-même revient éternellement. (8) Ces questions et ces préoccupations profondes ouvertes par la philosophie – et pas seulement par le Parménide de Platon et par la Métaphysique d’Aristote – ont d’abord été confiées à la théologie, puis aux sciences qui, souvent sans en avoir conscience, continuent à les garder. Entre-temps, il s’est agi pour la philosophie d’un retrait dans le sujet (dans l’identité entre le sujet et l’objet) et plus tard, lorsque nous en sommes arrivés à Heidegger, dans le sens et la culture.


Heidegger a effectivement remis en question, de manière frontale, aussi bien ces subjectivismes que l’idée d’identité. Bien que l’ « autre » rapport que Heidegger ait trouvé à l’identité se situe ailleurs, dans des a priori idylliques construits à partir d’une vie paysanne qui se répète sans variation à travers les générations, il ne faut pas oublier qu’il ne faille pas oublier qu’il s’est opposé à la forme très classique de la pensée responsable, laquelle est fondée sur l’identité, soit sur l’identité entre la pensée et l’être :


La relation entre la pensée et l’être est l’égalité, l’identité. Le titre « Être et pensée » dit que l’être et la pensée sont identiques. Comme si l’on décidait de ce que signifie identique, comme si le sens de l’identité était à portée de main [...] (9)


Mais était-elle suffisante ? L’identité n’insistait-elle pas dans la structure de l’événement de l’être ? Ces questions, aussi, devront être réservées à une autre occasion.


Pour examiner ici les significations de l’identité, il faudrait faire un excursus dans une autre théorie des facultés en philosophie, puis recommencer et être saisi par ce qui en est la provenance. Cette occasion n’est que trop limitée pour citer les autres pouvoirs ou les autres facultés qui ne sont pas classiques, et nous les avons abordés dans plusieurs textes. (10)


5


Ainsi les lois de la pensée découlent-elles de la métaphysique de Platon et d’Aristote, lesquels répondaient, face à l’expérience obscure –que la disparition du monde lui-même n’est pas anticipable et qu’elle ne peut donc pas être pensée tel un événement. Les lois de la pensée peuvent être représentées comme la loi d’identité p = p ; la loi de non-contradiction Not (p et non p) ; et la loi du tiers exclu P ou non P. De ces lois, c’est celle de l’identité qui est la constante entre les deux formalismes proéminents des lois de la pensée – les mathématiques intuitionnistes (ses mathématiciens sont rares) qui fonctionnent sans la troisième loi. et la paraconsistance qui fonctionne sans la deuxième loi. Il s’agit, dès lors, de voir s’il existe une théorie générale de la logique dont les logiques familières sont des cas particuliers. Le principe d’identité a guidé la recherche des fondements des mathématiques. Les procédures de Gödel, qui simulaient un ordinateur, qui n’existait pas encore à l’époque, ont conduit aux ordinateurs et à la pensée computationnelle, et cela reste le point culminant de l’accomplissement de la logique de l’identité, laquelle est dérivée de la fermeture métaphysique de l’expérience obscure.


Aussi critique que Heidegger soit resté à l’égard de l’identité, elle a joué un rôle dans sa pensée comme étant ce par quoi une autre pensée, laquelle a soulevé un théâtre de contradictions et de contrastes, a joué dans la clairière [Eriegnis], tandis qu’un sens différent de l’identité, de la volk auto-identique, guiderait et contribuerait à l’a priori idyllique d’une grande partie de sa pensée de l’histoire.


Dans ses derniers travaux, un style de pensée émergea en s’éloignant de la logique classique, au point que, faisant écho à un métaphysicien bouddhiste d’un autre lieu et d’un autre temps, ce bâtard de Nagarjuna, Derrida remarque à propos de la Khora de Platon : « On ne peut même pas dire d’elle qu’elle n’est ni ceci ni cela ou qu’elle est à la fois ceci et cela. Il ne suffit pas de rappeler que le khora ne nomme ni ceci ni cela, ou que le khora dit ceci ou cela ».

Mais nous devrions maintenant en venir à la fin telle qu’elle fut conçue par Heidegger et à ce qu’elle signifie pour nous. L’examen et la pratique heideggérienne de la philosophie ont évité beaucoup de questions et de problèmes qui, autrefois, étaient proprement philosophiques – l’espace, le plénum, la matière, la mesure, la polynomia – et qui ont été remis aux sciences et à ce qu’il a rejeté en tant que métaphysique. L’approfondissement du questionnement de la métaphysique est apparu à partir d’une autre direction, qui était la détermination de l’Être en tant que sens en lui-même, lequel ne signifie rien – l’Être n’est pas le nom de l’Être, d’où découlait l’intuition que la métaphysique était la pulsion qui cherchait à faire, du sens de tous les sens, un sens particulier. La série de ces noms de l’Être – Idée, Substance, Sujet, Volonté – constitue pour Heidegger l’histoire de la métaphysique, qui est une histoire plutôt restrictive. La formalité de l’architectonique précoce de Heidegger, celle de la différence et de l’Être, est platonicienne ; si, pour montrer cela, nous prenions l’argument raccourci du troisième homme, nous pécherions d’inexactitude. La détermination de l’Être ou la nomination de l’Être à chaque époque a constitué avec l’Être une différence que l’on appelle, généralement, la différence ontico-ontologique. En métaphysique, une différence est une différence par rapport à quelque chose d’autre et, en ce sens, la différence entre l’Être et les étants est privé de ce tiers par lequel l’Être pourrait se séparer des étants. Cette étrange différence doit soit se refermer sur les êtres en vue de l’oubli de l’Être, soit s’accroître de telle sorte que, à la limite de la différence, apparaissent deux genres distincts. Ou bien, comme le disait Nietzsche, ils disparaissent ensemble.


Que Heidegger ait pensé en termes de Genera et Species ou non, il s’agit, là, d’une autre question. Au lieu de cela, nous prenons en considération cette étrange différence telle qu’elle se présente ; ou, encore, nous la comprenons comme une manière pour Heidegger de nous demander de penser la pensée de la donation du sens lui-même, lequel n’est pas un sens en lui-même. Pour Heidegger, les actes de nommer l’Être nous empêchaient de penser le sens lui-même dans « l’histoire de la métaphysique ». La métaphysique a été interprétée par Heidegger, souvent de manière forcée, comme la quête du nom de l’Être. Mais pourquoi cette quête ? S’agit-il d’un « cœur méchant » ? Ou bien s’agit-il de ne pas posséder les pouvoirs nécessaires pour éviter ce geste ? Est-ce dû à la nécessité de trouver des noms afin de transiger avec les choses, vivantes et non vivantes ? Est-ce dû à son rejet (ou plutôt à son silence à ce sujet) de l’expérience obscure, qu’il aurait pu consideré comme un problème de la raison ?


Mais ce qui est important, ici, c’est de voir que chaque nom de l’Être identifie et définit un monde guidé par ce nom. Dans cette série de noms, une détermination particulière conduit à la possibilité que l’homme ne puisse plus jamais nommer l’Être ; c’est-à-dire que lorsque les choses apparaissent comme « en réserve », l’acte même de nommer entre dans le domaine des reliques, ce qui constitue la fin de la série des noms de l’Être. Des deux manières de penser la différence de l’Être que nous avons trouvées précédemment, le devenir relique de l’Être est l’une de ses possibilités. La « fin de la philosophie » coïncide avec la fin de la dénomination de l’Être. L’Être ne sera plus nommé par l’homme, et alors l’homme devra penser sans l’Être. Demeurent alors ces ambiguïtés entre la fin de la philosophie comme rassemblement de la métaphysique qui appelle une autre pensée et, en même temps, comme impuissance face à la domination de la technique qui privé l’homme du pouvoir de nommer l’Être. La privation du pouvoir de nommer l’Être a peut-être incité Heidegger à faire appel à une pensée silencieuse de la fin, soit à une pensée appropriée à la fin.



Bibliothèque d’Ashurbanipal ; Crédit image : Wikimedia Commons

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Nous avons constaté, avec Aristote, que la forme de pensée que nous reconnaissons comme métaphysique est apparue contre et comme réponse à la plus obscure et la plus commune de toutes les expériences, ce que nous avons appelée l’expérience obscure. Les conditions théologiques et politiques de la réception des textes philosophiques (qui persistent encore aujourd’hui) ont assuré, comme nous l’avons constaté plus haut, la constitution d’un programme précoce de la philosophie, au travers duquel est apparue une structure formelle ou un organe d’analyse de la métaphysique du type de celui déployé par Heidegger. À partir de cet organe d’analyse reçu, la question la plus importante était « Qu’est-ce que l’être ». Quel est le sens du sens ? – une question qui va à l’encontre du but recherché. Ce qui était tombé dans l’oubli avec Aristote et Platon – l’expérience obscure – a été remplacé par Heidegger par un nouvel oubli qui est celui de l’Être en ce que, pour Heidegger, la relation approximative à l’expérience obscure au travers de la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? » appartient à l’ordre de la métaphysique.


Néanmoins, d’autres débuts et d’autres explosions de la philosophie ont existé et ce, en dehors des conditions des loci et de la guidance parentale des États-nations. Souvent, c’était sous la forme de ce que, avec Derrida, l’on appellerait une logique bâtarde. L’autre commencement, soit le commencement qui ne nie pas la polynomia de toutes choses et qui, tout en restant ouvert à l’expérience obscure comme le plus commun, appelle tout le monde à lui sans se soucier de la langue et du sol, est de notre responsabilité. Mais sommes-nous alors sans tradition, soit à la fois sans analogies pour nous conduire et sans homologies pour s’en sortir ? Non. Nous disposons de toute une tradition de nos explorations lascives, à condition, d’une part, de nous détourner des philosophies pauvres qui s’appuient sur une logique ancienne et, d’autre part, de regarder aussi bien dans et entre les textes de la philosophie et des sciences que dans l’errance de ces textes mêmes.


Nous commençons. C’est pourquoi ces quelques avant-goûts, qui nous parvienent à partir de leur propre logique bâtarde, feront l’affaire. Les premiers travaux de déconstruction de Derrida demeuraient strictement ancrés dans la logique classique, tout en révélant les limites des textes construits selon cette logique ; per ces limites, l’on pouvait déjà entrevoir la possibilité d’une autre philosophie, en ce que la différance n’est ni un mot ni un concept. Dans ses derniers travaux, un style de pensée émergea en s’éloignant de la logique classique, au point que, faisant écho à un métaphysicien bouddhiste d’un autre lieu et d’un autre temps, ce bâtard de Nagarjuna, Derrida remarque à propos de la Khora de Platon : « On ne peut même pas dire d’elle qu’elle n’est ni ceci ni cela ou qu’elle est à la fois ceci et cela. Il ne suffit pas de rappeler que le khora ne nomme ni ceci ni cela, ou que le khora dit ceci ou cela ». (11) Les points cruciaux de cette citation sont « on ne peut même pas dire » et « il ne suffit pas de se rappeler » sans lesquels l’on pourrait retomber dans les espaces indécidables et distincts de la logique classique. Derrida a mis cette autre logique, soit cette logique bâtarde, au service de la responsabilité et de la politique. Parallèlement, Jean-Luc Nancy a publié un texte qui est à la fois l’un des plus difficiles du point de vue de la pensée classique et, en même temps, l’un des plus lucides de ceux qui sont issus des traditions bâtardes, Le sens du monde. Nancy aborde les mêmes préoccupations que l’on trouve plus tôt chez Aristote et plus tard chez Nietzsche (qui ne sont pas les seuls dépositaires de cette préoccupation) et ce, tout en se démarquant de Sartre quant au rapport entre l’essence et l’existence, par résonance avec un texte de d’Aquin : « De l’être et de l’essence » qui se présente tel un commentaire d’Aristote. Le texte de Nancy se détache de cette tradition pour amorcer une autre pensée : « l’enjeu devait s’avérer être ceci : l’existence se précède, et se succède ». (12) Bernard Stiegler, qui écrivait avec passion en absorbant les ressources de la tradition classique, créait aussi une autre tradition par la prolifération des références qui ne se souciaient pas des régions et des nationalités. Si l’on ne poursuit pas cette déambulation lascive dans le monde, la philosophie semblera s’être achevée aujourd’hui. Même en remettant en cause certains de ses concepts, l’on trouve chez Stiegler une réappropriation agressive des préoccupations et des concepts philosophiques issus des sciences sans les embarras et les inquiétudes de sa génération, car il prenait ce qui était propre à la philosophie. En ce sens, il y a plusieurs autres noms qu’il va vous falloir retenir et rassembler dans vos traditions, dans vos traditions bâtardes. Ce sera bientôt le cas.


Pour récapituler, l’histoire de la philosophie construite par la théologie et la géopolitique, qui a été reçue et transmise par Heidegger comme « l’accomplissement » et « l’histoire de l’Occident » est, sans aucun doute, achevée. Nous avons constaté que la réticence des questions et des concepts philosophiques à s’entretenir avec cette histoire, ainsi que la cession d’une grande partie des thèmes de la philosophie à la théologie et aux sciences, ont créé un corpus philosophique émacié. Ce corps philosophique appauvri ne sera pas en mesure de mener des nouvelles guerres contre les fascismes, les racismes, les nationalismes renouvelés et contre l’exubérance technologique ou, encore, de se saisir de l’énorme défi posé par la crise climatique. Au contraire, nous nous sommes maintenant ouverts à l’expérience de la philosophie, à l’expérience obscure ainsi qu’à une nouvelle pratique des traditions qui seront toujours des traditions bâtardes.


Ainsi, nous commençons : avant tout, en écartant les philosophies dérivées d’une pensée de l’identité (13), laquelle est apparue en enveloppant l’expérience obscure, qui inclut la pensée de l’Être. Nous avons commencé par ce qui a toujours été le plus commun – l’expérience obscure. Mais nous n’avons fait que commencer. Nous avons commencé, comme cela a été suffisamment indiqué, une œuvre philosophique qui ne sera pas d’un seul, ni de deux. Mais de tous ; la philosophie comme devoir en politique. Cette œuvre a besoin de vous. Elle demande que tous les hommes sur le pont partent sur une mer luxuriante pour apporter l’amour de la philosophie dans des lieux qui n’ont pas les jeux d’orientation de l’est et de l’ouest, de la couleur et des langues. La philosophie : partager la rédemption de l’amour au travers de l’expérience obscure.

Aimez. Pensez. Aimez.


Shaj Mohan, 13 juillet 2021


(TRANSLATED BY )

Traduit par BENEDETTA TODARO et MAËL MONTÉVIL



 

NOTES


1. [Trans.] L'anglais "lust" est d'origine germanique, ce qui indique un lien étymologique avec le sanskrit "Lasati" (désirer). La racine proto-germanique "lausaz" suggère de se libérer des liens et des nœuds, ce qui est présent dans le grec ancien "λύω". L'homologie - qui est un concept important dans l'œuvre de Mohan - de "loose" et "lust" pourrait être le proto-indo-européen "*leu-" qui suggère de relâcher, libérer, délier, couper, diviser. Les suffixes "-less" et "-los" disponibles en anglais et en allemand respectivement disent "sans" et sont issus de la même homologie, qui n'est pas disponible en français. Le mot "Lust" comme désir ludique et hors limites et, "Love", dans la plupart des contextes, comme désir contrôlé et dirigé vers une identité, sont opposés tout au long du texte. Elle est au centre du mouvement conceptuel qui s'éloigne de la "question de l'Être" et se dirige vers l'ouverture créée pour un véritable début de philosophie créé par "l'expérience obscure". (Voir Shaj Mohan, "The Obscure Experience", European Journal of Psychoanalysis, https://www.journal-psychoanalysis.eu/the-obscure-experience/). Tout au long du texte, les variations de "loose" et "lust", qui permettent des idiomatismes et des expressions poétiques dans la langue anglaise en raison de ses couches historiques, se déploient dans une nouvelle syntaxe philosophique. Il faut garder à l'esprit que dans les travaux de Divya Dwivedi et de Shaj Mohan, le concept d'anastasis (dont le sens habituel est la résurrection, qu'ils ont réinterprété comme ce qui vient sur la stase) a le mouvement conceptuel de relâchement puis de relèvement dans une nouvelle loi compréhensive. (Voir la note de traduction 6 de Maël Montévil dans "Mais, il n'y a rien en dehors de la philosophie" : Un entretien avec Shaj Mohan, Philosophy World Democracy, https://www.philosophy-world-democracy.org/mais-il-ny-a-rien). Nous avons enregistré un sens principal avec un terme approprié au contexte, qui est disponible en français. Toutefois, aussi souvent que nécessaire, le terme ou l'expression anglais utilisé est mis entre parenthèses afin de rappeler au lecteur qu'une traduction directe est impossible en français. Dans tout le texte, nous avons laissé le terme "lust" non traduit.


2. Lust de liberté, c’est-a’dire, le lust qu’elle a, selon le génitif subjectif.


3. Nous traduisons depuis l’anglais : “End of Philosophy and the Task of Thinking” in Martin Heidegger: Basic Writings. Edited by David Farrell Krell. San Francisco: Harper Collins, 1993, p. 435.


4. Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage, traduit de l’allemande par Frédéric Bernard, Paris: Gallimard, 2008, p. 100.


5. Afin d’éviter la paraphrase : « Comme nous n’avons pas beaucoup de temps, je peux le résumer comme suit. Nous faisons l’expérience d’anticiper les événements de notre vie, qui se déroulent souvent de manière imperceptible. Par exemple, vous anticipez la fin de cette phrase pendant que je parle et que donc vous écoutez. Cela peut conduire à des satisfactions, à des surprises, à des déceptions. Mais la fin du monde, la disparition totale du monde, n’est jamais dans notre anticipation. Nous n’en avons pas la faculté. Au contraire, l’impossibilité d’anticiper une telle chose selon la raison nous donne cette expérience de la certitude de la persistance du monde comme l’expérience la plus intime. Le partage de cette expérience est réellement la communauté des abandonnés, les abandonnés que nous sommes tous. C’est-à-dire que ce que nous partageons comme le plus banal est l’expérience dont le sens nous a abandonnés. Cette expérience obscure devrait être une expérience de responsabilité. C’est-à-dire que cette expérience banale et intime, et la communauté de principe dont nous avons parlé précédemment, se présupposent l’une l’autre. Elles sont le sens même de notre appartenance les uns aux autres et à ce que nous appelons le monde » ; « Mais, il n’y a rien en dehors de la philosophie » : Un entretien avec Shaj Mohan par Rachel Adams, Philosophy World Democracy. https://www.philosophy-world-democracy.org/but-there-is-nothing-outside


6. Voir Shaj Mohan, "What Carries Us On", in Coronavirus, Psychoanalysis, and Philosophy :Conversations on Pandemics, Politics, and Society, edited by F. Castrillón, T. Marchevsky, London: Routledge, 2021, p. 42-47.


7. 1072b, Aristote, Métaphysique.


8. Il existe des interprétations peu plaisantes de cette pensée de Nietzsche, y compris l’interprétation heideggérienne qui est plus proche de la question traitée par Nietzsche que celle de Deleuze.


9. Nous traduisons de l’anglais : Martin Heidegger, Pathmarks, William McNeill. New York: Cambridge University Press, 1998, p. 361.


10. Nous traduisons de l’anglais : Mohan, Shaj and Divya Dwivedi. 2019. Gandhi and Philosophy: On Theological Anti-Politics, London: Bloomsbury Academic; and Mohan, Shaj and Jean-Luc Nancy. 2020. “Our Mysterious Being” Philosophical salon (April 13), https://thephilosophicalsalon.com/our-mysterious-being/


11. Nous traduisons depuis l’anglais : Jacques Derrida, On the Name, ed.Thomas Dutotit, trans. David Wood, John P. Leavy Jr., and Ian Mcleod. Stanford: Stanford University Press, 1995, p. 89.


12. Jean-Luc Nancy, Le sens du monde, Galilée (coll. « La philosophie en effet »), 1993, p. 57.


13. De l’identité et de la politique, et des politiques identitaires, y compris les fascismes, une autre fois.

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