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Des Insurrections Ambivalentes : entretien avec Etienne Balibar

14 January 2021

Des Insurrections Ambivalentes : entretien avec Etienne Balibar
PHILOSOPHY
POLITICS

Etienne Balibar; Image crédit: FRANCE 24, http://cas.uniri.hr et Verso Books

Etienne Balibar est le philosophe marxiste le plus important de nos jours, et c’est précisément pour cette raison qu’il continue de présenter des critiques sensibles des modèles marxistes. Balibar a remis en question de nombreux mythes endurcis de notre époque, y compris celui de l’État-nation. Dans cet entretien, il aborde de grands problèmes contemporains : le sens de l’engagement politique des intellectuels dans une période de transformation des puissances mondiales, les limites du projet d’Althusser, la politique insurrectionnelle, la xénophobie et les notions d’identités nationales, la « guerre contre la migration ». Cet entretien avec Balibar pour Philosophy World Democracy a été réalisé par Ivica Mladenović et Zona Zarić.

Tout d’abord, (1) nous commencerons par la question que vous allez aborder dans cette conférence, à savoir la question de l’engagement. Plusieurs chercheurs ont mentionné le fait que ce terme a des significations différentes dans différentes langues. Vous parlez vous-même d’engagement au sens pascalien et sartrien. Qu’est-ce qui inspire cette idée d'engagement dans vos propres expériences et vos propres références philosophiques?

ÉTIENNE BALIBAR: C’est Sartre qui a réutilisé le vocabulaire de Pascal dans le texte considéré comme « fondateur » de sa théorie de l’engagement (la « Présentation des Temps Modernes » de 1945), en citant la fameuse formule : « vous êtes embarqués ». (2) Ainsi se trouve initiée une dialectique des contraires : il faut choisir (« il faut parier ») (3) mais dans une situation qu’on ne choisit pas. Je pense que la référence pascalienne est fondamentale, parce qu’elle montre que dans l’engagement il ne s’agit pas d’une simple décision d’un mode de vie ou de travail plutôt que d’un autre mais de ce qui détermine toute la vie et toute la pensée. Il s’agit donc de transformer une contingence en nécessité. Mais la référence pascalienne suggère que ce qui est en jeu est une rédemption ou une damnation dans une vie future (un « au-delà »), alors qu’il s’agit du sens de la vie présente, ou de ce que Marx appelait « l’ici-bas » (Diesseitigkeit). Dès lors se pose la question des conséquences de l’engagement, qui est à mes yeux la question fondamentale. Qu’est-ce qu’on fait des erreurs qu’implique inévitablement l’engagement. D’un point de vue sartrien, celui d’une liberté toujours « transcendante », on peut se « dégager » et parfois c’est ce qu’il faut faire. Je pense que la forme supérieure de l’engagement consiste à « s’obstiner » (comme disent Negt et Kluge dans History and Obstinacy), ce qui ne veut pas dire défendre aveuglement les mêmes erreurs, mais chercher les moyens de les comprendre et de les rectifier pour soi et surtout pour le « nous » auquel un engagement vous lie. Car s’engager c’est sortir de soi. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mes rapports avec l’engagement communiste – sans être certain d’y avoir réussi, bien sûr.


L'idée de la fin, ou du moins du déclin des intellectuels, est défendue dans un nombre important de textes théoriques publiés au cours des trente dernières années. Êtes-vous d'accord avec cette thèse et quel est, à votre avis, le rôle et la place de l’engagement des intellectuels dans les sociétés contemporaines et dans les luttes sociales ?

EB: Cette question n’a aucun sens si on ne la subordonne pas à une enquête et un effort de définition de ce que signifie « intellectuels ». Deux idées me semblent importantes à cet égard dans la tradition à laquelle j’appartiens. D’une part, celle de Marx qui inscrit la « division du travail manuel et intellectuel » parmi les grandes structures de domination traversant toute l’histoire, même si ses modalités ne cessent de se transformer. D’autre part, celle de Gramsci qui fait des « intellectuels » (ou du moins de certains d’entre eux, ayant une capacité d’intervention « organique » sur les luttes sociales) les constructeurs de l’hégémonie, des rapports de pouvoir et de subordination (ou de contre-pouvoirs défiant l’ordre établi), mais qui affirme aussi l’existence d’une « fonction intellectuelle » débordant l’intellectualité institutionnelle dominante, et pouvant être assumée par des individus de toutes les classes sociales, en particulier à travers leurs activités militantes. La société capitaliste « mondialisée » d’aujourd’hui (que j’appelle avec d’autres une société de « capitalisme absolu ») est en train de complètement transformer les données de ce problème, en utilisant les ressources des nouvelles technologies et de la communication en déplaçant les lieux de pouvoir réel dans la société. En fait elle n’a plus besoin d’intellectuels au sens « bourgeois » du terme (dont font partie les universitaires, les artistes « indépendants », voire les savants qui se consacrent à la recherche « pure », etc.). C’est une société capitaliste non-bourgeoise ou post-bourgeoise. D’où une situation paradoxale et périlleuse à la fois : les intellectuels qui se veulent « critiques » (les « traîtres » à l’ordre existant, comme disait Marx) doivent aussi et peut-être d’abord défendre leur droit à l’existence et les institutions qui leur permettent de travailler. Mais ils n’ont aucune chance d’y parvenir s’ils campent sur une définition passéiste de l’intellectuel (même « engagé ») et sur une position défensive. L’articulation avec des luttes sociales (ce qui ne veut pas dire seulement la lutte des classes, mais l’écologie, le féminisme, l’antiracisme et le décolonialisme, etc.) est donc à la fois un choix éthico-politique et une façon de faire vivre la « fonction intellectuelle » dans la société.


Les insurrections sont le moteur des changements politiques dans le monde d’aujourd’hui, mais l’ambivalence est leur caractéristique fondamentale, donc le problème politique qu’elles doivent affronter.

Votre maître et la personne qui a fondamentalement influencé votre pensée, Louis Althusser, a publié en juin 1970 dans la revue La Pensée un de ces textes magistraux, intitulé "Idéologie et appareil idéologique de l'État". Dans ce texte, le philosophe distingue deux appareils d'État : l'appareil répressif et l'appareil idéologique de l'État. Ce dernier est moins visible et est constitué de toutes les institutions qui permettent la transmission de leur idéologie par les classes qui dirigent l'État à l'ensemble de la société. Quelle est la différence entre l'appareil idéologique de l'État dont Althusser parlait dans les années 1970 et l'appareil idéologique de l'État d'aujourd'hui ?

EB: Ce serait une très longue discussion… J’ai énormément appris d’Althusser, à la fois au travers de ses textes et sous la forme d’une longue amitié et collaboration personnelle. Je suis très heureux de voir que certains de ses textes, souvent incomplets et aporétiques, car ils ont été élaborés dans des conditions de très grande tension personnelle et collective, continuent de faire penser ou même agir aujourd’hui. L’opposition entre « appareils répressifs » et « appareils idéologiques », qui a été souvent critiquée (notamment par Foucault) ne doit pas être entendue de façon typologique (même si Althusser se laisse aller à des classifications des grandes institutions dans l’une ou l’autre catégorie) mais plutôt de façon dynamique ou stratégique, comme signe du fait que les rapports de pouvoir oscillent entre deux pôles et les combinent dans des proportions inégales. Mais le problème le plus délicat, et potentiellement le plus fécond, concerne la référence qui est faite ici à l’État. Il s’agit évidemment d’une descendance par rapport à la notion de postestas indirecta, qui appartient à la tradition de la théologie politique (Bellarmin, Hobbes) et qui débouche au XIXe siècle sur le concept du « pouvoir spirituel » chez Auguste Comte. En la combinant avec l’idée marxiste de « l’idéologie dominante comme idéologie de la classe dominante », Althusser se donne les moyens de reprendre le programme gramscien d’un « élargissement du concept d’État » qui installe celui-ci de façon occulte dans l’infrastructure inconsciente de la subjectivité individuelle elle-même.



Louis Althusser dans son bureau, Paris, April 26 1978, Photo crédit : Alain Mingam/Gamma-Rapho via Getty Images

Mais on peut se poser la question de savoir si cette construction structurale est toujours adéquate (du moins sans variation) à la façon dont sont formatées les subjectivités dans le capitalisme actuel (qui de ce point de vue est bien caractérisé comme un « néo-libéralisme »). Une jeune philosophe grecque, Maria Kakogianni, a proposé le concept d’ « appareils idéologiques de marché » pour enregistrer la nouveauté des mécanismes d’interpellation des individus en « sujets » dans une société où la domination idéologique ne passe pas tant par l’imaginaire de la souveraineté que par celui de la concurrence et de la rentabilité auxquelles il faut « s’adapter » (Barbara Stiegler). Je suis tenté de penser que nous avons là un autre indice de l’émergence d’un capitalisme sans bourgeoisie au sens classique. On voit bien dans la crise actuelle, engendrée par la pandémie du Covid-19, et dont les dimensions morales sont aussi fondamentales que les dimensions économiques, que le désarroi et même le désespoir collectifs résultent autant, voire davantage du sentiment de la faillite du marché que du sentiment de la faillite de l’État… Ou plutôt celui-ci en fait partie, car les États aujourd’hui sont instrumentalisés par le marché à un degré qui est sans précédent.


A l'époque où le mouvement des Gilets jaunes était à son zénith, vous avez dit qu'à travers ce mouvement - qui présente de nombreuses contradictions - on remarque le processus où « les exclus s’incluent ». Comment voyez-vous ce mouvement dans le contexte des nouvelles luttes de classes en France ?

EB: en tant que « mouvement » non pas organisé mais individualisé, les Gilets Jaunes ont probablement terminé leur trajectoire. Mais la révolte contre les effets d’exclusion (privation de citoyenneté active en même temps que de reconnaissance et de protection sociale) dont il était l’expression ne va pas disparaître. On peut penser au contraire que les conditions extraordinairement inégalitaires et autoritaires dans lesquelles s’organise (ou se désorganise) l’effort de la société pour maîtriser la pandémie (qui elle-même affecte les individus et les groupes sociaux de façon extraordinairement inégale, en creusant ce que j’ai appelé les « différences anthropologiques », c’est-à-dire les différences qui fracturent l’espèce humaine comme telle), sont grosses de nouveaux phénomènes insurrectionnels. Mais la question de savoir quelle orientation politique ils vont prendre va se poser de façon aiguë. Dans le mouvement des Gilets Jaunes, où beaucoup avaient cru pouvoir lire une forme française de « populisme » tel qu’il se développait ailleurs au même moment (pensons à Trump, à Bolsonaro, etc.), il est remarquable que les tendances xénophobes et autoritaires aient été marginalisées et finalement surmontées par les participants eux-mêmes. Rien ne garantit qu’il en aille toujours ainsi. Les insurrections sont le moteur des changements politiques dans le monde d’aujourd’hui, mais l’ambivalence est leur caractéristique fondamentale, donc le problème politique qu’elles doivent affronter.


Mais ils n’ont aucune chance d’y parvenir s’ils campent sur une définition passéiste de l’intellectuel (même « engagé ») et sur une position défensive. L’articulation avec des luttes sociales (ce qui ne veut pas dire seulement la lutte des classes, mais l’écologie, le féminisme, l’antiracisme et le décolonialisme, etc.) est donc à la fois un choix éthico-politique et une façon de faire vivre la « fonction intellectuelle » dans la société.

Dans votre dernier livre, Histoire interminable : d'un siècle l'autre, (écrit I), le dernier chapitre est un plaidoyer stratégique pour un projet socialiste pour le 21ème siècle. Nous avons une question suivante : si les socialismes précédents – ceux qui se sont concrétisés dans l'État national-social selon votre expression – pensaient la politique en termes de purs rapports de force, quel est le cadre interprétatif de la politique que vous proposez pour le socialisme du 21ème ?

EB: Dans ce chapitre final de mon livre, je prends soin de souligner le caractère hypothètique des descriptions et des propositions que j’avance. Tout cela est matière à discussion et donc objet de réflexion. J’ai pris le risque d’utiliser un concept “large”, et même extrêmement large (on me l’a reproché) de “socialisme”, dans lequel, retournant contre elle-même la thèse de Friedrich von Hayek qui opposait au libéralisme en tant que dérégulation absolue du marché toutes les formes d’intervention étatique dans l’économie, j’ai inclu aussi bien les modèles de planification autoritaires et de parti unique du “socialisme réel” que les formations social-démocrates de l’Ouest européen et américain (donc le New Deal) et les politiques de “développement” du tiers monde. Il s’agissait en particulier d’inscrire toutes ces politiques et les innovations institutionnelles correpondantes dans l’histoire des luttes de classes, de souligner (après Keynes et Negri) la fonction décisive de la Révolution russe de 1917 qui inspire au capitalisme le sentiment de l’urgence des politiques sociales (qu’il a perdu aujourd’hui...), et de comprendre que le capitalisme dans lequel nous vivons aujourd’hui n’est pas, suivant la formule classique, une “antichambre du socialisme”, mais un régime postsocialiste, qui s’est construit en déconstruisant le socialisme sous ses différentes formes.



Lenin à Paris Affiche soviétique ; Image crédit : Wikimédia Commons

J’ai aussi souligné, comme vous le rappelez, que ces expériences socialistes (très hétérogènes entre elles) ont ceci de commun d’avoir traité la question sociale dans un cadre national, ce qui est aussi un ressort de leur étatisme et explique la difficulté de repenser la question de la transformation sociale de façon transnationale, en mobilisant les forces correspondantes à cette échelle. C’est pourtant ce qu’imposent aussi bien les effets plus ou moins réversibles de la “mondialisation” que ceux, décidément irréversibles, de la catastrophe écologique. Un “socialisme” du 21ème siècle (j’ai mis le terme entre guillemets, pour marquer que ce n’est pas nécessairement le meilleur terme, ou le terme définitif) devrait combiner, de façon ouverte, des objectifs et des modalités d’action politique très hétérogènes entre eux et d’échelle très différente: j’ai dit hypothétiquement des régulations internationales (du travail, de la finance, des normes environnementales, des armements...), des utopies (c’est-à-dire des expérimentations à petite petite ou grande échelle de nouveaux modes de vie en commun, donc de consommation, de propriété, etc.), et finalement des insurrections (au sens le plus large, de préférence non-violentes étant donné).

En juin dernier, vous avez co-signé un appel alertant l'espace public sur le fait qu'Emmanuel Macron ne lutte pas contre le racisme, mais contre l'antiracisme en France. Comment voyez-vous la présidence d'Emmanuel Macron dans son ensemble ? Y a-t-il quelque chose de fondamentalement nouveau qu'il a apporté à la vie politique française par rapport à ses prédécesseurs ? Et comment vous sentez-vous en sachant que le président français a indiqué qu'il était "très inspiré" par votre travail et qu'il voulait même faire sa thèse avec vous ?

EB: Je pense que ces déclarations du candidat Emmanuel Macron faisaient partie d’une campagne de communication, de même que ses références encore plus insistantes à la collaboration avec Paul Ricœur. Mais après-tout je n’ai aucune raison et aucun moyen de déterminer son degré de sincérité. Je n’ai donc rien de plus à en dire. Quant à la combinaison dans le discours et l’action d’un dirigeant politique français de la rhétorique modernisatrice et réformatrice, comportant le cas échéant un volet social, avec une instrumentalisation du thème xénophobe et, dans les faits, racisant, de « l’identité française », elle n’a strictement rien de nouveau. Ce qui est très inquiétant, c’est que le Président opère ce virage à droite, et même vers l’extrême droite (il n’est pas le seul dans la classe politique française, mais il exerce le pouvoir) dans un moment où toute une série de facteurs (dont le terrorisme) peuvent pousser l’opinion publique vers une forme « active » de racisme institutionnel. C’est le phénomène que j’avais appelé il y a quelques années « l’impuissance du tout-puissant », une des matrices du fascisme dans l’histoire européenne.


L’accueil des errants dans des conditions « humaines » c’est-à-dire conformes au droit international, peut poser des problèmes de police comme n’importe quel mouvement de population dans des situations d’exception, mais il ne constitue pas un danger pour la « sécurité » des pays européens ou de leur communauté. L’amalgame avec la question de la « terreur » est purement et simplement raciste (en particulier à travers la composante islamophobe).

Il y a trois ans, dans un article paru dans Le Monde, vous souligniez que l'Union européenne, menacée par l'autoritarisme technocratique et la montée du néofascisme, risquait d'exploser. Dans cet article, vous appeliez à une refondation historique de l'Europe axée sur un nouveau type de fédération. Entre-temps, la situation ne fait que de se dégrader visiblement. À votre avis, quelle est la solution la plus probable pour l'UE dans la conjoncture actuelle : la dissolution ou la refondation ? Et, peut-on dire que la destruction de l'ex-Yougoslavie peut être considérée comme un indicateur de l'incapacité de l'Europe à faire face à son propre destin ?

EB: Ma réponse – pardonnez la dérobade – est que je n’en sais rien. La destruction de la Yougoslavie (je n’emploie jamais l’expression « ex-Yougoslavie »…) est bien sûr, entre autres (car il y a quand même aussi des causes internes, mais nous sommes ici par définition dans une topologie où l’interne et l’externe échangent constamment leurs places) une marque de cette incapacité de l’Europe que vous évoquez. Mais il y en a beaucoup d’autres. Le Brexit en est une autre, évidemment, et par-dessus tout la gestion criminelle de la question des migrants et des réfugiés en Méditerranée, avant, pendant et après l’initiative de Merkel en 2015 (dont le sabotage a été assuré conjointement par la Hongrie et par la France).



Réfugié syrien montrant une affiche d’Angela Merkel; Image credit: Deutsche Welle

Certains commentateurs ont, sur le moment, salué le programme de « relance » de la Commission européenne (comportant un volet très limité de mutualisation des dettes) en face de la crise actuelle comme un « moment hamiltonien » - donc fédéraliste – pour l’Europe. Admettons la comparaison, bien qu’elle recouvre toute sorte de difficultés quant à la nature de la construction étatique en Amérique au 18ème siècle et en Europe au 21ème siècle… En fait rien n’est joué parce que, d’un côté, la question maintenant posée, est de savoir ce qu’est une monnaie dans le monde de l’endettement généralisé (ou dans quel régime monétaire l’Europe devra s’engager compte tenu des rapports de forces internationaux) ; et, de l’autre, la possibilité de gérer un budget commun sans une légitimité démocratique renforcée pour les institutions européennes est plus douteuse que jamais (or cette légitimité est presque inexistante). On en reste donc à la situation que je décrivais : aucune politique pour les peuples européens n’existera si le fédéralisme européen ne s’invente pas (pensons à ce que nous disions plus haut des régulations), mais les adversaires de ce fédéralisme (pour des raisons souvent opposées entre elles, mais dont la négativité se conjugue) ont en main tous les moyens de blocage. Je n’ai pas les moyens de dire autre chose. Comme d’autres, je pense aux « Somnambules » (au sens de Hermann Broch, repris depuis).


Dans une conférence que vous avez donnée le 22 octobre 2018 à Montréal, vous affirmiez qu'après la "guerre contre la terreur", on parle maintenant de la "guerre contre les migrations". Nous pouvons voir que cette question des migrations approfondit le clivage non seulement entre la gauche et la droite, mais aussi au sein même de la gauche, entre les courants qui plaident pour une solution dite sécuritaire et ceux qui prônent la position humanitaire. Vous soutenez vous-même la thèse selon laquelle le droit à la circulation et à l'hospitalité sont des droits fondamentaux. Comment devrait-on, selon vous, comprendre la question des migrations dans le contexte du capitalisme contemporain et quelle est la stratégie appropriée pour une gauche progressiste sur cette question ?


le capitalisme dans lequel nous vivons aujourd’hui n’est pas, suivant la formule classique, une “antichambre du socialisme”, mais un régime postsocialiste, qui s’est construit en déconstruisant le socialisme sous ses différentes formes.

EB: Comme je ne peux pas, en quelques mots, reprendre tout mon argumentaire, qui d’ailleurs ne cesse d’évoluer, sauf sur le point central qui est la reconnaissance de la centralité politique et morale de cette question, je me contenterai de trois notations. Premièrement il faut cesser de s’enfermer dans cette dichotomie du « sécuritaire » et de « l’humanitaire », qui est elle-même un élément de la rhétorique de guerre contre les migrations, ou plutôt contre les migrants et les réfugiés – que pris ensemble j’appelle les « errants ». L’accueil des errants dans des conditions « humaines » c’est-à-dire conformes au droit international, peut poser des problèmes de police comme n’importe quel mouvement de population dans des situations d’exception, mais il ne constitue pas un danger pour la « sécurité » des pays européens ou de leur communauté. L’amalgame avec la question de la « terreur » est purement et simplement raciste (en particulier à travers la composante islamophobe). Deuxièmement l’analyse des migrations internationales dans le monde d’aujourd’hui, avec toute la complexité des déterminations concrètes qui l’accompagne (orientation des migrations du Sud au Sud, du Sud au Nord, combinaison des formes légales et illégales, corrélation ou non avec la transformation de la division internationale du travail, etc.) relève d’une transformation de ce que Marx appelait la « loi de population » du capitalisme et que Rosa Luxemburg (puis ses successeurs, analysant le « système-monde » du capitalisme historique) ont repensé comme une articulation entre les « centres » capitalistes et leurs « périphéries ». Aujourd’hui les centres sont en Europe ou en Amérique, mais aussi en Chine, en Asie du Sud-Est, dans le Golfe persique… et les « périphéries » d’om provient la surpopulation prolétarisée. Enfin troisièmement, la régulation des mouvements de population et surtout la reconnaissance du « droit aux droits » (Arendt) pour toutes les catégories d’êtres humains à la surface de la terre, territorialisés et déterritorialisés, nationalisés et dénationalisés, est le cœur d’un nouveau droit cosmopolitique et d’un nouvel ordre international, auquel s’opposent toutes les forces conservatrices (y compris celles qui se classent « à gauche » ici ou là dans le monde), mais que l’entrée de l’humanité dans l’âge des bouleversements climatiques et démographiques (auxquels on voit maintenant que vont s’ajouter les bouleversements sanitaires) met inéluctablement à l’ordre du jour. Je ne sais pas combien de temps il faudra pour que la majorité de nos peuples en prenne conscience, ni quelles violences en seront la condition (je ne crois pas, malheureusement, qu’il faille exclure des pratiques génocidaires). Ni, a fortiori, [combien de temps il faudra] pour que des gouvernements et des institutions internationales prenne le problème en charge. Mais je ne vois pas comment on pourrait en faire l’économie.


 

NOTES


1. Cet entretien a été réalisé le 11 décembre 2020 à l'occasion d'Etienne Balibar recevant le prix annuel «Miladin Životić» à l'Institut de philosophie et de théorie sociale de l'Université de Belgrade.


2. BlaisePascal, Les Pensées, Paris, E. Mignot, 1913, p. 123.

3. Pascal, ibid.

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