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L’ « -ismos » du multiple

21 November 2020

L’ « -ismos » du multiple

Detail of Cupid Untying the Zone of Venus by Joshua Reynolds; Image Credit: Wikimedia Commons

Le « populisme » peut être défini comme une politique menée dans un langage appauvri sur la pauvreté. L’e questionnement de la réalité de ces deux pauvretés — de pensée et de vie — dont l’origine est la même, maintient encore l’importance de la partition politique contemporaine entre les pôles bio-spatiaux de droite et gauche.

L'homme doit s'éveiller pour s’étonner — les peuples aussi peut-être.

Wittgenstein, Remarques Mêlées.



Le « populisme » peut être défini comme une politique menée dans un langage appauvri sur la pauvreté. (1) L’e questionnement de la réalité de ces deux pauvretés — de pensée et de vie — dont l’origine est la même, maintient encore l’importance de la partition politique contemporaine entre les pôles bio-spatiaux de droite et gauche. Tandis que les hiérophantes doucereux du premier pôle affirment avec tact qu’une logique s’exerce encore du haut de cette langue appauvrie, le second apaise et adoucit, en comparant la pauvreté actuelle avec l’ampleur de la pauvreté historique, tout en dénonçant l’étroitesse de nos désirs de poursuivre des changements radicaux, tel que le véganisme ou autres résolutions morales de la vie quotidienne, en d’autres termes, l’hypophysique. Comprenons qu’aujourd’hui, les coordonnées bio-spatiales n'ont de sens que par rapport à ce que l'on appelle le « populisme ».


Mais avant de nous aventurer à considérer les conditions selon lesquelles le « populisme » se pérennise — principalement la condition technologique — il est nécessaire de saisir ce que suppose le fait de nommer « peuple » un ensemble de personnes.


La valeur mystérieuse placée dans cette notion — « le peuple est le bien » — a permis à quelques amalgames conceptuels (par exemple, Heidegger sur le « Volk » et le « Verweilen ») ou à certaines méthodes miraculeuses (telle que la « violence divine » de Walter Benjamin) de s’approprier le terrain politique.

Au lieu de tomber dans les tentations suscitées par la notion de « peuple » (ayant contribué à la création des « événements Anna Hazare » en Inde, responsables de l'ascension du fascisme hindou), il faut nous demander « qu'est-ce qu'un peuple ? » afin de découvrir si une telle chose existe. En outre, il nous faut également examiner le processus de catégorisation par lequel des hommes sont désignés en tant que peuple, de telle sorte qu'un « ismos » les emmure eux-mêmes dans cet état et selon lequel ils en viennent à être la fin dont ils sont seuls les moyens.


LE TERME


Le mot « populisme » ne dit pour ainsi dire rien. En définissant un concept selon une notion précise, celui-ci devient nécessairement délimité, différencié de qui se trouve à l'extérieur de lui, de façon à consigner une douce opposition comme l'aurait pensé Aristote. Par exemple, considérons le terme « zoo-isme ». La notion implique en elle-même la possibilité que l’« humanisme » soit considéré comme une espèce parmi d’autres, bien qu'explicitement la notion sépare seulement les « zoos » des « non-zoos ». De la même façon, la notion de peuple implique un ensemble d'hommes qui se distinguent d'un ensemble de pétales, de pierres ou de nombres premiers ; plus précisément, qui se distingue des « non-peuples ». Autrement dit, associer un « isme » au peuple ne nous dit pas grand-chose, si ce n'est que la notion concerne des peuples imaginaires issus de divers rassemblements d'hommes et qu'elle ne concerne aucun autre animal. Mais cette notion implique une condition sous-jacente ; il est aujourd'hui difficile de définir un « isme » en tant que tel sans embarras, sauf à ce qu'il existe un consensus sur le fait que nous sommes au bout de l' « isme » (-ισμός). Nous avons actuellement du mal à voir la physionomie de ce que l'on appelle aujourd’hui le peuple : une image qui risquerait de nous forcer à abandonner toutes les notions politiques qui nous sont familières et du coup à tenir compte d’un autre facteur que l'homme — de qui émerge « le peuple » — dans la détermination des valeurs politiques. C’est le déterminisme technologique.


Mais avant d'en arriver à cette nouvelle physionomie de la politique, il est nécessaire de nous familiariser avec l’« ismos ». Le suffixe « ismos » est utilisé pour créer un nom abstrait faisant référence à une idée qui, bien que n’étant pas un concept en elle-même, en devient un par le biais du suffixe. Le mot ainsi créé conceptualise l’idée de départ. Prenons l’exemple du concept de vérité comme conceptualisant l’idée de vrai, ou encore du marxisme comme conceptualisant les idées de Marx. Ces noms abstraits issus du suffixe -ισμός ont tendance à indiquer l’existence d'une forme de doctrine pouvant être associée à un ensemble de pratiques régulières. Par exemple, on ne parlerait pas de « pollen-isme », à moins que nous n'ayons déjà dérivé un concept par analogie avec les pollens. D'autre part, lorsque nous parlons de « marxisme », nous faisons référence à un ensemble de doctrines dérivées du corpus de Marx. De cet ensemble de doctrines, il est ensuite possible d’obtenir plusieurs sous-groupes de pratiques distinctes. Ainsi, le marxisme de Lénine, par exemple, est distinct de celui de Mao, bien qu'ils soient tous deux des marxismes.


La pratique consistant à désigner certains états, définir des régularités ou créer des noms abstraits par le suffixe -ismos a eu un passage, et non une origine, théologique. Initialement, son usage religieux consistait à désigner les pratiques religieuses liées à une doctrine et impliquant une régularité de conduite dans la vie quotidienne du croyant, tel que le judaïsme et le christianisme. Les clercs ont continué à dériver des noms abstraits pour étiqueter d’autres doctrines et approches théologiques comme le thomisme et le scottisme.


L'usage séculier de -ισμός est devenu courant à partir du XVIIIe siècle, comme il est possible de le voir dans l’apparition du « Spinozisme » en Allemagne. Puis, la politique fut rapidement définie comme la concurrence querelleuse des -ισμός, souvent appelé, à tort, batailles idéologiques. (2)

Il nous est possible d’inclure parmi ces projets et pratiques courantes le socialisme, le communisme, le libéralisme ou encore le situationnisme. Il existe par ailleurs des doctrines issues de corpus d’individus ayant été transformées en -ismes, les -ισμός de noms propres — tel que le Léninisme, Maoïsme, Trotskysme et Gandhisme. Il est bien connu que la formation de ces noms abstraits, dans le paysage politique au XIXe siècle, s’est fondée sur la place du « rumen » (la « panse »), un espace où se tourner et se retourner sans cesse, libéré par le christianisme. Le « rumen » était là où les théologies chrétiennes déterminaient l'essence même de l’homme par les permutations de relation entre le créateur et les créatures par rapport à l'Être, de telle sorte que l'on pouvait fixer un pour-quoi, ou telos, pour l'homme. Celui-ci, à son tour, pouvait être utilisé afin de prescrire des formes de régularité pour la vie civile familiale. Par exemple, si on devait affirmer que la créature et le créateur sont des déterminations de quelque chose d'antérieur, disons l'Être, cela accorderait à l'homme le statut de dieu fini et au créateur la position d'homme infini. Ainsi, il s'ensuivrait que le peuple serait un ensemble de dieux finis. Il existe plusieurs versions de cette problématique dans Duns Scot et M.K. Gandhi. Cependant, lorsque le christianisme quitta le « rumen », les ressources conceptuelles et l’orientation des pensées, autrefois moteurs du retournement de l'homme — par les découvertes des diverses constantes de l'homme par rapport à l'homme infini — étaient épuisées. Pourtant, dans l'abstraction politique, les concepts dérivés de noms propres entretenaient la notion d'un destin fini en ne renvoyant pas l’homme au créateur ou à l’homme infini, mais plutôt à l’homme comme capable de décider d’un lien historique pour lui-même. Il convient malgré cela de noter que les partisans des concepts politiques précédemment mentionnés et pratiqués par le passé, confirmeront ne s’être préoccupé que du peuple, et seulement du peuple.


La prolifération des « ismes » au cours du siècle dernier témoigne de cette croyance en la création de nouvelles constantes de pratiques. Il convient également de noter que ce siècle a vu la critique des « essences » s’étendre à la « criticalisation » des -ισμός ; ainsi a émergé un mouvement analogue mais distinct, dont les écoles et -ισμός incluent le déconstructionnisme et l’existentialisme. Les -ismes du siècle dernier, tout en proliférant, ont délesté ce siècle de toute « essentialité » dans la mesure qu’ils étaient simultanément des « anti-ismes ».


À un -ισμός politique appartient un homme qui en est le -ianus ; ce dernier définit l’homme adhérant aux doctrines prescrites par le concept du même nom, tel un socialiste adhère au socialisme, il en est le modèle et le membre adhérent. La doctrine offre par ailleurs à l'adhérent la possibilité de s’y mouvoir en constituant diverses relations, comme celle de « l'ami et l'ennemi », du blasphémateur, du renégat ou du dissident. Il est possible d’observer cette tendance au sein de certaines écoles de philosophie, dont les adeptes décrivent d'autres doctrines avoisinantes soit, si elles sont intéressantes, comme étant une espèce à part, soit, si elles le sont moins, comme appartenant à l'école opposée. Les petites nuances, qui constituent les plus grandes différences dans la philosophie, restent donc imperceptibles pour les adhérents.


L'UTILISATION


Nous pouvons désormais en venir au début de notre recherche sur l'-ismos du peuple. Le populisme ou, en d'autres termes, le peuple-isme, est apparu alors que le -ισμός avait déjà perdu ses attributs. C'est pourquoi, au sein d’une foule qualifiée de « populiste », on ne trouvera pas d'-ianus, ou la doctrine et son adhérent. Ainsi que nous le savons, Walter Benjamin a cherché à articuler les situations et les conditions selon lesquelles une foule peut devenir visible, à travers les écrans des doctrines et des lois qui la régulent. Le texte de Benjamin, malgré ses efforts pour rester insaisissable, peut se résumer par une thèse simple : le maintien ordonné du peuple par la loi, n’est rendu possible que par ce qu'il appelle la « violence » ordinaire. Il est par ailleurs brisé par une forme de « violence » dont l’origine ne peut être trouvée dans la loi qui prescrit (et décrit) l'organisation du peuple, et qui est, pour cette raison, qualifiée de « divine ». De cette façon, Benjamin préserve un lien avec la problématique théologique de la contingence et du miracle comme conditions de la vie morale de l’homme. En admettant que ce modèle puisse s'appliquer aux peuple-ismes analogues d'aujourd'hui, nous en serions alors arrivés à l'époque du Benjamin-isme, et ce que nous appelons le « populisme » serait donc le début du règne perpétuel de la violence divine. Cependant, le « populisme » peut être le révélateur d’une toute autre pensée, comme nous allons le constater.


En effet, nous savons que ce raisonnement n’est adapté à presque aucune des manifestations précédemment désignées comme populistes. Force nous est de constater que, au contraire, la plupart des formations politiques populistes ressemblent à des « fascismes ». Les exceptions que constituent les « welfarismes » et « socialismes » ne sont que le symptôme que les peuples constituent une structure facilement déterminable, un ensemble d'hommes ayant une disposition à toute régularité, quelle qu'elle soit, tant qu'elle ne s’impose pas dans la durée.


En d'autres termes, sous l’ère du populisme, la programmabilité est la marque des hommes.

The work Stumblers by Erdal Inci. Photo credit: blokartspace.com

Martin Heidegger, tout en s'alignant sur le nazisme, était conscient de la naissance de certaines formes politiques. En 1934, il donna une conférence à l'université de Fribourg, publiée ultérieurement sous le titre de « La Logique Comme Question en Quête de la Pleine Essence du Langage ». La corrélation entre ce titre et le contenu n'est, au premier abord, pas évidente, puisque la conférence porte sur la caractérisation d’un peuple, du « Volk » et du nazisme.


Comme pour ses autres textes de cette même période, Heidegger poursuit ici le déclin de l'histoire de l'Être. En d'autres termes, il s’éloigne de l'expérience d'émerveillement, trouvée dans les textes pré-socratiques avec Platon caractérisant l’Être comme « Idée », pour s’orienter vers la puissance explicative du rassemblement de choses sur le critère de leur « aspect ». Ainsi fut ouverte la voie par laquelle la métaphysique — la détermination de l'Être en tant qu'Être — allait conduire à la technologie. Le texte se réfère à l'expérience initiale du logos en tant que comportement ou Être, dans un même environnement, pourtant inconfortablement différent de soi-même, qu’est un rassemblement. L'expérience de se retrouver au milieu de semblables a finalement été abandonnée à la logique comme ordonnancement règlementé des propositions — « C'est la science des formes des a semblages de base et des règles de base de l'énoncé ». (3) En outre, on constate que le langage a lui aussi atteint le statut d'un simple domaine de sujets à ordonner et à organiser en son temps.


Tous ces changements — du logos à la raison et du langage à la linguistique — se réalisent dans le cadre d’une relation réciproque avec « le peuple », cadre que Heidegger explore par la suite dans ses textes sur la technologie. En 1934, Heidegger révèle ce qui était, jusque-là, resté mystérieux dans ses propres œuvres, et qui est désormais révélé sans ambiguïté dans les « Cahiers Noirs » récemment publiés : Nous pouvons l'appeler la signification de la communauté, « le rassemblement », d'Êtres qui détermine la signification de l'Être. La question se posant ensuite est celle de savoir quelle communauté, ou quel environnement, puisse abriter le mystère de l'Être de façon idéale ? Plusieurs divisions et distinctions dans le texte ci-après explorent le concept du « peuple » ou « le Volk ». Pour avoir une idée d’Être de l'époque, il est nécessaire de se pencher sur ce long passage :


Lors d'un recensement, on compte le Volk, au sens de la population, la population pour autant qu'elle constitue le corps du Volk, l'ensemble des habitants d'un pays. Il faut observer à ce propos que, lors d'un recensement sous l'impulsion de l'État, ce n'est qu'une part tout à fait déterminée du Volk qui est prise en compte, c'est-à-dire celle qui vit à l'intérieur des frontières de l'État. Les Allemands de l'étranger ne sont pas comptés, en ce sens ils n'appartiennent pas au Volk. D'un autre côté, certains peuvent être pris en compte, qui, en le prenant au sens national-populaire (volkisch genommen), sont étrangers à la souche héréditaire, n'appartiennent pas au Volk. (4)


Il y a beaucoup à comprendre de ces passages pour lequel l'appareil conceptuel de Heidegger même est inadéquat, ou peut-être que son adéquation a toujours eu pour but de dissimuler sa quête de la communauté de l'Être.


Deux logiques distinctes mais laissées délibérément enchevêtrées parcourent le corpus de Heidegger. Appelons-les analogie et homologie. (5) L'analogie, comme nous le savons, se trouve dans la corrélation d'une chose à une autre. La découverte de la forme et de la distribution de cette corrélation est l'œuvre de la raison ; en général, l'analogie peut être présentée à travers l'expression mathématique A : B et B : C, également souvent décrite comme les lois des champs. L'analogie nous permet de nous déplacer entre deux domaines distincts, n'ayant potentiellement aucun lien préalable. La raison seule invente le terrain de dialogue commun existant entre ces deux domaines. Par exemple, le vol d’un colibri est analogue au vol du drone. L'analogie nous mène à la liberté d’inter-changer des fonctions. En revanche, l'homologie s'intéresse aux relations partageant d’ores et déjà un attribut concret ; (6) ce que nous appelons souvent insuffisamment la matérialité est ce qui est désigné par l'homologie. C'est à travers l'homologie que nous trouvons la constructibilité de quelque chose se trouvant dans une autre ; l'anche qui se tourne vers la flûte est possible grâce à la découverte de l'homologie. Ces deux concepts peuvent être concrétisés à travers l'exemple de la « population » d'un village indien typique. Deux hommes d'un même village et sans lien familial peuvent se qualifier de frères, car la plupart des attributs d’une relation fraternelle peuvent être étendus aux voisins et aux amis ; ainsi, ils espèrent souvent certains engagements fraternels de l'autre. Cependant, en ce qui concerne les terres et les biens, seuls les « frères de sang » peuvent conclure des accords de partage. La seconde relation trouve ainsi son analogie dans le premier cas — le village est analogue à la maison, bien que l'homologie distingue le frère de sang du frère du village.

Conceptuellement, le « Dasein », « cette entité qui, dans son Être, traite l’Être comme un problème » précède les facultés d'analogie et d'homologie. C'est un état de l’Être qui comprend dans le néant de la question — Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? — la pression de la plénitude innommable qu'est sa futurité ; le néant est l'expérience du plus que tout. Pourtant, cette notion abstraite du « Dasein », qui est à la fois homme et non-homme, tout en expérimentant dans le « quelque chose » une puissance et une temporalité homologique comme la liberté donnée par les analogies, conserve une identification particulière de l'homologie comme « race ». Le « Dasein » d'une communauté ethnique est différent de celui d'un groupe hétéroclite constitué par hasard. À partir de là, il ne s'agit plus de la nature exacte du racisme de Heidegger, mais de l'échelle de valeurs selon laquelle les peuples sont classés. D’une part Heidegger, comme beaucoup de ceux que l’on appelle philosophes, a pensé sans prendre en compte une personne en particulier. D'autre part, comme nous l'avons constaté, il s'est comporté comme le pire des « penseurs bourgeois » dans le sens utilisé par Wittgenstein pour décrire Ramsay — « il pensait dans le but d'éclaircir les affaires d'une communauté particulière ». (7)


Heidegger fait lui-même la distinction entre deux sens du mot « race » — l’un indique simplement les liens de sang tandis que l’autre indique également une certaine hiérarchie ou un ordre de rang. « Ce qui est racé incarne un certain rang, prodigue certaines lois, ne concerne pas en premier lieu la corporéité de la famille et de la lignée ». Ainsi que nous le savons, Gandhi a également formulé des arguments tout aussi embarrassants pour justifier le système des castes. L'expérience d'Être vécue par ceux occupant à ce sens un « rang supérieur » serait meilleure que celle du groupe hétéroclite. Ensuite, nous pouvons également affirmer que l'histoire de l’Être est celle de l'abandon des « gens de rang » au profit du groupe hétéroclite — à savoir, l’histoire d’un déclin. Même au sens heideggérien, la nature d'un tel processus ne peut être qualifiée de métaphysique ; autrement dit, la métaphysique est le processus d'Être en tant qu’un Être, de telle manière que les Êtres apparaissent comme ceux étant libres de toute organisation logique.


Sous la métaphysique se cache dans le corpus de Heidegger une autre science, l'hypophysique. Selon l'hypophysique, la nature au sens d’état d’origine, est synonyme de valeur, c’est à dire, la valeur de chaque chose est maximisée dans sa nature originelle.

Ainsi, contrairement à la métaphysique qui s’évertue à trouver l’ensemble des possibilités des choses comme encodées dans un domaine n’étant pas le leur, l'hypophysique revendique une corrélation passive entre valeur et nature. D'un point de vue hypophysique, la physique et la métaphysique sont des opérations qui corrompent la nature, de même que les pratiques consistant à descendre d’un ordre des rangs (8) vers le groupe hétéroclite.


Les grecs ayant reçu l'expérience originelle d'Être n'étaient ni « des résidents ni une population arbitraires ». En revanche, les Américains — l'objet de l’ « Introduction à la Métaphysique » de Heidegger — sont précisément une population arbitraire, signalant pour Heidegger un mouvement en tenaille, de même que les Russes, contre l'essence des Allemands de rang supérieur. Ainsi, une hypophysique articule l'histoire de l'Être de Heidegger et son interprétation de la métaphysique d’en dessous du « sol », ou comme celle du sous-sol.


POLITIQUE DE LA POPULATION


L'hypophysique a mené Heidegger à faire une autre découverte. La population, dans le sens compris par l’État lors de recensements, est indifférente aux races des hommes ou à leurs rangs, et la plus haute possibilité de l'État serait de dissoudre toute distinction de rang. Ainsi, se manifeste une certaine forme de liberté — à la fois par la volupté des homologies et par l’étrangeté des analogies — de telle sorte que la pensée est laissée désorientée, sans même l’existence de droite ou gauche (9) pour espérer se repérer dans la nuit obscure. Heidegger aurait qualifié cette époque sans orientation de « politique de population ». Par « politique de population », celui-ci entend la conception du peuple comme une agrégation unique en corps exogène, délimitée et organisée par les pratiques régulières ordonnées par les lois de l’État, qui fut rendue possible par le déclin du logos vers la logique. Aujourd’hui cependant, nous pouvons inclure dans ce terme d’autres éléments que ceux entendus par Heidegger ; la politique de population est la possibilité de traiter les gens comme des données neutres par le biais d'algorithmes. En d’autres termes, la politique de la population est l'une des options de politique, du point de vue d’une nouvelle forme d’État technocratique, anticipée par Heidegger et d'autres penseurs. Cependant, nous connaissons l’alternative possible que les gens puissent former une communion sans l'homologie restreinte de la lignée. L’interprétation idéalisée de l'Amérique et de la Russie soviétique ressemble à cela. Aujourd’hui, cette possibilité est en cours de réalisation et implique que chacun puisse être partout. (10) Peut-être est-ce l’opposition à cette possibilité qui domine la plupart des mouvements politiques que nous appelons « populistes ».


C’est là que le « populisme » devient le symptôme d’une crise de la politique. Les deux tendances sous-jacentes à la politique, cherchent à capturer dans une loi globale toutes les formes d’organisations de regroupement de personnes, et le sens même de la communauté et du commun qui fige la politique aujourd'hui. Ainsi, nous faisons face à deux tendances qui s’opposent : celle consistant à former des communautés en s'appuyant sur des principes hypophysiques où la compréhension de l'homologie se limite aux lignées de sang ; et celle qui base la notion de communauté sur des groupes hétéroclites de personnes, indifférentes aux liens de sang plus ou moins forts, et suivant des règles et des principes déterminés sans autre but que la poursuite de cette même liberté. La plupart des versions du communisme sont des conceptions restreintes de cette dernière tendance qui considère un homme déraciné et sans attache. (11) Cette deuxième possibilité, qui rassemble les gens de façon étrange sans -ismos, peut être qualifiée d'anismos. Il est possible de sentir cette tendance de l’anismos en tournant notre regard vers les communes et lieux abritant actuellement de nombreux mouvements de protestation, les cultures « do it yourself » qui les accompagnent et les réseaux de partage de services apparus en Grèce lors des manifestations contre l'austérité. À l’inverse, lorsque l’on considère les protestations contre les migrants, les crimes de haine, les événements liés au Brexit et les appels de plus en plus nombreux à la technologisation des frontières, on peut discerner la première tendance politique, cherchant à se regrouper autour d’un peuple ou d’un Volk. En d'autres termes, un processus renonçant à la liberté pour conserver les lignées de sang écarte la politique elle-même, étant donné que le seul objectif de cette dernière est la liberté.


L'hypothèse selon laquelle le populisme serait la coexistence de ces deux tendances — l'anismos et le Volk-making — repose sur le sens métaphysique du libéralisme. Celui-ci affirme qu’il est possible pour toutes les tendances de coexister en politique. Par exemple, l'expérience nous a appris que le nazisme et le libéralisme constitutionnel ne pouvaient pas coexister. Une tendance en politique — disons, la lutte contre la corruption — peut soit dissoudre d'autres tendances — comme la laïcité — soit s'approprier les tendances concurrentes — comme l'ethno-nationalisme. Partout dans le monde, et en Inde, nous avons été les témoins, au cours de la dernière décennie, de cette forme particulière de fascisme ethnocentrique, arborant des positions morales.


Ainsi, au lieu de la simple condition de la présence neutre d’un peuple, nous constatons que deux tendances polarisent le « populisme », Volk-making et anismos. Par ailleurs, nous savons que la première domine apparemment le populisme. Cette domination peut s'expliquer comme le contrecoup de la disparition dans l’environnement du « Volk-making », des ordonnancements sociaux et de leur répétition cérémonieuse assurant la pérennité des lignées. En revanche, le véritable combat politique se joue actuellement entre l’anisme et la politique de population, ces deux tendances s’éloignant d’un Volk-making en cours de disparition. Pourtant, comme nous l'avons constaté précédemment, ces tendances partagent une différence importante : tout en supposant que l'homme est déraciné et sans-attache, et donc capable de libertés incalculables, la politique de population cherche à cerner la population comme pouvant être organisée de manière algorithmique et régulée mécaniquement. La politique de population entre également en jeu dans la préparation des contrôles frontaliers technologisés et du suivi biométrique des personnes en temps réel.


L'ÊTRE EN FUITE


Nous avons souligné que nos concepts familiers employés afin de cerner l'homme, et donc le peuple, sont désormais inadéquats pour penser le nouvel environnement de la politique de population. Dans ce qui semble être une réaction immunitaire contre les réfugiés, les « populismes » de la plupart des régions du monde révèlent enfin l'essence même de l'homme en tant qu'Être en fuite, malgré la désastreuse résistance historique à cette idée, comme le fut entre autres l'Holocauste. La relation entre le réfugié et l'humain doit être repensée de manière à ne pas aboutir à un fétichisme du réfugié. Nous concevons aujourd'hui l'humain comme le sujet complet d'un État, muni de tous les droits offerts, et le réfugié comme quelqu’un en étant dépourvu. Le problème ensuite réside dans la notion même de ce sujet humain — ce citoyen si vous voulez — qui a créé son avatar dans le réfugié.

Rohingya refugees, at Kutupalong Refugee Camp, in Bangladesh. Photo credit: UNHCR.org

Le mot réfugié vient du latin « fugio », qui signifie « fuir », « partir ». Notre « espèce » est essentiellement celle de l’Être qui fuit, ou se réfugie, loin de sa nature, l’Être qui maîtrise l’hypophysique afin de lui échapper. Comme l’a dit Kafka, l’Être est toujours à la recherche de l’« ailleurs » ou du « loin d’ici ». La migration de l'homme hors d'Afrique n'est qu'une expression de cette fugio-ité essentielle à l'homme. Lorsqu’une colonie humaine, ou toute forme d’arrangement stable, commence à se cristalliser, nous fuyons ; lorsqu'il s'effondre, nous fuyons. Nous sommes l'espèce qui ne peut jamais être chez elle, à son aise, l’espèce expatriée de la terre.


Plusieurs religions expriment ce désarroi à l'égard de la terre, ce sentiment de déracinement forçant à projeter un autre foyer dans un autre monde. La plupart des religions dans ce sens sont les propos de réfugiés. Notre littérature et nos arts sont les expressions de la fugio-ité.

Il est donc temps pour nous d'affirmer quelque chose de sfondamental : le réfugié est le terrain sur lequel l'humain se tient, à un moment particulier. Il serait donc catastrophique de ne pas se mobiliser afin d’imaginer et d’inventer des institutions globales comprenant ce nouveau concept fondamental tourné vers l'accueil des personnes en tant qu'anismos.

 

NOTES

1. Voir « L’entre deux : philosophe, une profession dangereuse » dans la Revue des femmes philosophes (Numéro Spécial : Intellectuels, philosophes, femmes en Inde : des espèces en danger) N° 4-5/ Décembre 2017, p. 106-121.


2. Voir Simon Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques, Flammarion, 2017.


3. Martin Heidegger, La logique comme question en quête de la pleine essence du langage , trad. par Frédéric Bernard, Gallimard, 2008, p. 15 ; „die Wissenschaft von den Formen der Grund- gebilde und Grundregeln der Aussage.“ Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Vittorio Klostermann, 1998, p. 5.

4. Ibid., p. 85 ( souligné par l’auteur ; le mot « Volk » utilisé pas Heidegger est retenu ici en lieu au « peuple » dans la traduction citée ) ; „Bei einer Volkszählung wird das Volk gezählt im Sinne der Bevölkerung, der Bevölkerung, sofern sie den Volkskörper aus- macht, die Einwohnerschaft eines Landes. Dabei ist zu bedenken, daß bei einer staatlichen Veranlassung der Volkszählung nur ein ganz bestimmter Teil des Volkes erfaßt wird, nämlich derjenige, der innerhalb der Staatsgrenzen wohnt. Die Auslandsdeutschen sind nicht mitgezählt, gehören in diesem Sinne nicht zum Volk. Andererseits können auch solche mitgezählt werden, die, völkisch genommen, stammesfremd sind, zum Volk nicht gehören.“ Logik als die Frage nach dem Wesen der Sprache, Vittorio Klostermann, 1998, p. 65.

5. Voir Shaj Mohan and Divya Dwivedi, Gandhi and Philosophy: On Theological Anti-politics, Bloomsbury UK, 2019.

6. Il est possible d'établir une relation entre « das vorformale Etwas » d'Emil Lask, les premières conceptions de l'intuition de Heidegger, et l'homologie.

7. Ludwig Wittgenstein. Remarques Mêlées, trad. par G. Granel, Flammarion, 2002.

8. Nous avons appelé la discipline qui mesure les gradations hypophysiques de la valeur « scalologie ». La hiérarchie céleste et les scala naturae sont toutes deux des espèces de scalologie.

9. Le fondement de cette question reste inexploré depuis qu'Emmanuel Kant a posé la question de « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? » en 1786.

10. Ces époques ne peuvent être comprises à travers aucune des versions de l'universel. Comme l'a fait remarquer Barbara Cassin, tous les universels sont l'universel de quelqu'un. Voir Cassin, ELOGE DE LA TRADUCTION : Compliquer l’universel, Fayard, Paris, 2016.

11. Voir Shaj Mohan, « L’entre deux : philosophe, une profession dangereuse », 2017.


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