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Le sujet de l’interpellation. Un dialogue entre Louis Althusser et Judith Butler

22 April 2021

Le sujet de l’interpellation. Un dialogue entre Louis Althusser et Judith Butler
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Un couple tire des armes contre des manifestants, juin 2020; Crédit d’image : cnn.com

Le dialogue qu’a ouvert Judith Butler avec le concept d’interpellation forgé par Louis Althusser, sur les deux fronts critiques que sont la linguistique et la psychanalyse, a considérablement rénové la réflexion contemporaine sur les processus de subjectivation. Cet article se propose de mettre en lumière les déplacements sémantiques et conceptuels en jeu dans sa reprise originale du concept d’interpellation, véritable point de rencontre entre les théories de l’assujettissement et de l’idéologie d’une part, et les théories de la reconnaissance d’autre part. L’enjeu de cette discussion est de rendre compte des mécanismes de catégorisation et d’assignation sociale qui, contraignant et normalisant le sujet, produisent en même temps et paradoxalement les conditions de son émancipation.

Nous suggérons alors que l'idéologie « agit » ou « fonctionne » de telle sorte qu'elle « recrute » des sujets parmi les individus (elle les recrute tous), ou «transforme » les individus en sujets (elle les transforme tous) par cette opération très précise que nous appelons l'interpellation, qu'on peut se représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière (ou non) de tous les jours : «hé, vous, là-bas ! ». Si nous supposons que la scène théorique imaginée se passe dans la rue, l'individu interpellé se retourne. Par cette simple conversion physique de 180 degrés, il devient sujet.


Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’Etat, 1976


Dans son petit théâtre théorique devenu classique, le théoricien marxiste Louis Althusser cherche à résoudre la question de la reproduction des rapports de production dans une formation sociale capitaliste, et définit dans ce but les appareils idéologiques d’État. Le concept d’interpellation intervient pour rendre compte de l’opération « inratable » par laquelle l’idéologie constitue toujours-déjà des individus en sujets, des sujets « qui marchent tout seuls ». L’interpellation idéologique, qui fonctionne par un triple mécanisme d’assujettissement, de reconnaissance mutuelle et de garantie absolue de la place ainsi fixée, contribue au « parcage » des individus dans leurs positions au sein la division sociale et technique du travail. Elle fixe concrètement les postes, les vies et le spectre des possibles de « Pierre, Paul, Jean, Jacques, un métallo, un employé, un ingénieur, un militant ouvrier, un capitaliste, un homme d’État bourgeois, un policier, un évêque, un magistrat, un fonctionnaire, etc. ». (1) C’est ce concept althussérien que reprend explicitement Judith Butler : dans son œuvre, l’interpellation est l’opération performative d’attribution d’une catégorie sociale préexistante à un individu de telle sorte que cette nomination est constitutive du sujet. Cependant contrairement à Althusser qui ne fait que suggérer la possibilité d’existence de « mauvais sujets », de sujets non conformes, Butler glose la théorie de l’interpellation à l’aide des outils de la psychanalyse lacanienne pour affirmer que la structure même de l’interpellation est condamnée à l’échec et aux dysfonctionnements, car la langue et la vie psychique aménagent toujours des sites de résistance à la normalisation. Les sujets ne s’identifient jamais absolument à la position qui leur est assignée : un trouble peut toujours émerger. Toute interpellation ouvre donc des possibilités de contre-interpellation et de resignification des termes mêmes de l’interpellation.


Je me propose ici d’explorer les sources philosophiques de cette réinterprétation critique de la théorie althussérienne de l’interpellation, en analysant les déplacements sémantiques et conceptuels que Judith Butler opère et en signalant l’aspect fondamental de la métaphysique et de l’éthique spinozistes dans ce dialogue. Je dégagerai deux axes principaux qui gouvernent cette opération de reprise et de réinterprétation : une critique d’ordre linguistique et une critique d’ordre psychique ou psychanalytique. Premièrement, la critique linguistique, que l’on retrouve surtout dans Excitable Speech : A Politics of the Performative (1997), repose sur la remise en question du modèle de performativité employé par Althusser dans l’article Idéologie et appareils idéologiques d’État. (2) L’enjeu de cette première critique est d’ouvrir la possibilité pour le sujet d’énoncer des performatifs insurrectionnels ; Butler y mobilise notamment Althusser avec Austin et Derrida. Deuxièmement, la critique psychique, développée dans The Psychic Life of Power. Theories in Subjection (1997), démasque quant à elle l’omnipotence de l’idéologie althussérienne et aménage la possibilité pour le sujet de résister à la norme, en mobilisant Althusser avec Lacan. C’est finalement sur la voie d’une définition d’un « sujet post-souverain », (3) appuyé sur l’antisubstantialisme spinoziste, que conduisent ces confrontations philosophiques. L’enjeu de ce dialogue où résonnent de multiples voix –Butler et Althusser discutant avec Hegel, Marx, Spinoza, Austin, Bourdieu, Derrida ou Lacan – est pour Butler d’aménager la structure de l’interpellation, qui détermine socialement et linguistiquement les individus, de manière à y loger la puissance d’agir (agency) du sujet.


La critique linguistique de l’interpellation : performatif divin et performatifs insurrectionnels


Dans un premier temps, on analysera le déplacement de la scène de l’interpellation sur le terrain de la linguistique pragmatiste, à travers le reproche principal que Butler soumet à Althusser : celui d’avoir sanctifié la scène de l’interpellation par un scénario religieux, restreignant la performativité des catégories sociales à l’expression d’un pouvoir souverain.


Le désir de persévérer dans son être est toujours-déjà désir de persévérer dans son existence sociale et politique, c'est-à-dire de voir reproduites les conditions de sa reconnaissance, qui dépendent de catégories hétérogènes et hétéronomes.

L’interpellation comme acte de discours : Althusser avec Austin


Dans Excitable Speech, ouvrage qui met en lumière la nature performative de l’interpellation, il s’agit pour Butler de décrire la logique de constitution discursive du sujet. L’un des gestes principaux de l’ouvrage consiste à réinterpréter Althusser à l’aide des concepts élaborés par John L. Austin, théoricien pragmatiste du langage et auteur de Quand dire c’est faire (1962). Selon Austin, est performatif tout énoncé qui réalise une action par le fait même de son énonciation. Alors que l’énoncé constatif peut être vrai ou faux en fonction de son adéquation au référent, l’énoncé performatif – ou « acte de langage » - est heureux ou malheureux en fonction des effets qu’il produit effectivement. Le performatif produit, il transforme la réalité, opère sur le réel. (4) Or Butler fait de l’interpellation un acte de langage. Certes, elle souligne la différence fondamentale séparant les deux ensembles théoriques : pour Austin le sujet est condition de l’acte de discours, alors que chez Althusser il en est le produit. Mais Butler perçoit chez les deux auteurs une même insistance sur la notion de rituel ou de convention, sur le cadre social et institutionnel, justifiant ainsi leur rapprochement. L’interpellation apparaît alors comme un acte de discours ou un performatif spécifique : ce que l’interpellation fait au moment de son énonciation, c’est le sujet même de l’adresse. L’interpellation désigne donc l’opération linguistique qui commande la constitution et la régulation des sujets. Telle est la logique de l’interpellation : les conventions (ou rituels sociaux) fixent les coordonnées de la reconnaissabilité, c'est-à-dire les conditions linguistiques de formation de sujets sociaux viables, cadrant l’acte de reconnaissance.


Le sujet est constitué (interpelé) dans le langage par un processus sélectif à travers lequel les conditions de la lisibilité et de l’intelligibilité de la subjectivité sont règlementées. Le sujet reçoit un nom, mais « qui » il est dépend autant des noms dont il n’est jamais appelé : les possibilités de vie linguistique sont à la fois inaugurées et forcloses par ce nom. (5)


Ce pouvoir de l’interpellation est particulièrement efficace au sein des institutions juridiques et des autorités d’Etat et explique la force sociale des grandes catégories normatives (genre, race, classe, nationalité...). Ainsi, Butler reprend l’exemple qu’Althusser avait déjà développé dans Idéologie et appareils idéologiques d’Etat sur l’assignation de genre : « Le médecin qui saisit l’enfant et prononce : « c’est une fille » ouvre la longue chaine d’interpellations par lesquelles une fille est transitivement faite fille : le genre est répété rituellement, et cette répétition génère à la fois un risque d’échec et un effet de fixation par sédimentation ». (6)


Cependant, pour Butler qui reprend ici à son compte les analyses foucaldiennes sur les relations de pouvoir, (7) le pouvoir de l’interpellation n’est pas souverain. Elle critique précisément, dans Excitable Speech comme dans Psychic life of power, le modèle de la parole divine qui, chez Althusser, permettait d’exemplifier et de définir le fonctionnement de l’interpellation idéologique. En effet, chez Althusser, si les appareils idéologiques (familial, juridique, politique, etc.) sont multiples, entrecroisés et parfois concurrents, la structure formelle de l’idéologie est toujours la même : c’est pourquoi on peut selon lui décrire l’idéologie en général en décrivant l’une des ses formes particulières, l’idéologie religieuse. (8) Althusser se propose donc de donner pour exemple paradigmatique de l’interpellation la vocation religieuse chrétienne. Dans l’interpellation religieuse, la procédure idéologique est une nomination, qui désigne la place d’un sujet dans le monde, via des rituels pratiques connus (le baptême, la communion, etc.), dont la condition est la mise en rapport avec un autre Sujet, c'est-à-dire Dieu. Pour Althusser, c’est ce Sujet idéologique qui donne aux sujets, dans un mouvement de double spécularité, la garantie absolue de leur reconnaissance et de l’évidence des positions qui leur ont été assignées – le sentiment spontané que « tout est bien ainsi » :


Elle [l’idéologie religieuse] dit : voici qui tu es : tu es Pierre ! Voici quelle est ton origine, tu as été créé par Dieu de toute éternité, bien que tu sois né en 1928 après Jésus-Christ ! Voici quelle est ta place dans le monde ! voici ce que tu dois faire ! Moyennant quoi, tu seras sauvé, toi Pierre, et feras partie du Corps Glorieux du Christ !


C’est précisément cette centralité ou ce monopole d’un Sujet d’autorité – Dieu ou l’État – que Butler cherche à contester, en signalant via ce qu’elle appelle une « lecture symptomale » d’Althusser que l’exemple religieux promu au paradigme de l’interpellation n’est en fait qu’une particularité et non le modèle des actes d’interpellation :


En d’autres termes, [pour Althusser] le pouvoir est compris d’après le modèle du pouvoir divin de nommer, selon lequel émettre un énoncé revient à créer l’effet énoncé. Le discours humain mime assez rarement cette efficacité divine, sinon lorsqu’il est soutenu par le pouvoir d’Etat, comme dans le cas du discours d’un juge, des services de l’immigration, ou encore la police – et même alors il existe parfois des recours contre ce pouvoir. (9)


En assimilant l’interpellation sociale au performatif divin, Althusser aurait restreint par avance toute possibilité d’intervention critique sur les rouages du droit, toute déconstitution (undoing) du sujet. (10) Butler cherche donc à penser la possibilité exclue par Althusser de performatifs insurrectionnels, en réinterprétant l’interpellation comme un acte de discours, dont l’efficace est fondée non sur l’autorisation du locuteur mais sur l’itérabilité des catégories d’interpellation.



Louis Althusser ; Crédit d’image :Wikimedia Commons

La vulnérabilité linguistique : Althusser avec Derrida


Selon Butler, l’interpellation doit être considérée comme « l’instrument et le mécanisme de discours dont l’efficacité est irréductible au moment où ils sont prononcés » (11) : l’interpellation fonctionne aussi hors de son instanciation orale, hors de la voix qui interpelle. Elle peut être écrite, différée ou implicite. En effet, l’autorité ou l’efficacité du discours ne vient pour Butler pas de l’autorisation du locuteur au moment de l’énonciation, mais d’une habilitation par la force d’une convention réitérée. C’est parce que les catégories de l’interpellation, y compris les insultes, sont les produits d’une histoire sédimentée, répétée, qu’elles fonctionnent. Butler propose donc une « théorie de l’itérabilité sociale des actes de discours », (12) qui doit à Derrida son concept d’itérabilité tel qu’il l’a développé dans Signature Evènement Contexte. (13) Dans ce cadre, l’acte de discours est caractérisé par sa capacité de répétition dans des contextes différents, ce qui l’ouvre au changement, à l’imprévisibilité, à une « politique du trouble » : « lorsqu’un acte de discours, qui n’était pas auparavant autorisé, s’arroge néanmoins une légitimité au cours de son accomplissement, ce moment anticipe et institue des contextes différents dans lesquels l’acte de discours pourra à l’avenir être reçu » (14) Dans une conversation avec Athena Athanasiou publiée en 2013, Butler citera à nouveau Derrida, et notamment son ouvrage Force de loi (1994), car il permet selon elle de rendre compte de l’émergence de discours non autorisés, non légitimés, contre une définition de l’acte de langage qui limiterait son efficace à la conventionnalité. (15)


C’est pourquoi l’interpellation confère une identité en délimitant le positionnement social du sujet, mais ouvre en même temps sa capacité d’agir (agency), et donc la possibilité d’une resignification. Parce que le pouvoir d’interpellation, comme toute structure performative, est dépendante de sa répétition, de son itérabilité, de son reenactment dans des contextes différents, il est défini par un écart vis-à-vis de la norme qu’il prétend répéter. C’est cet écart qui peut être investi et devenir le site d’une insurrection linguistique et politique possible en rompant avec le sens ordinaire. Comme le résume Jean-Jacques Lercercle, « le sens d’un énoncé est recontextualisé, c'est-à-dire renégocié, dans chaque nouvelle situation d’énonciation (…) Les actes de langage ne reflètent pas simplement et directement des situations de pouvoir, comme chez Bourdieu ou Althusser, ils peuvent être repris et renvoyés vers ceux qui n’en furent que les auteurs contingents et temporaires : il y a des “insurectionnary speech”. (16)


La critique psychique de l’interpellation : méconnaissance et pratiques subversives


Si cette première critique s’inscrit sur le terrain linguistique, l’autre grand axe de réinterprétation de l’interpellation se situe plus explicitement dans la vie psychique du sujet. Butler souhaite donner une place centrale à l’idée de « mauvais sujets », à la possibilité d’interpellations manquées, ratées, refusées, détournées : « Celui ou celle qui est hélé·e peut ne pas entendre, mal comprendre l’appel, se tourner du mauvais côté, répondre à un autre nom, insister pour n’être pas appelé·e ainsi ». (17) Cette potentialité d’une interpellation ineffective, productrice de « mauvais sujets », pour qui la reconnaissance ne fonctionne pas (aux modes passifs comme actif : ne sont pas reconnus par, ne se reconnaissent pas dans) était simplement évoquée par Althusser, voire rapidement balayée. Celui-ci signalait en effet que ce dysfonctionnement de l’idéologie entraînait alors l’intervention des appareils répressifs pour rediriger ces sujets incapables de « marcher tout seuls » (18) : à l’appareil idéologique supplée alors l’appareil coercitif. Plus encore, dans Sur la reproduction, Althusser balayait d’un revers de la main la réflexion sur les « déchets » du politique, les exclus de l’égalité juridique, les « hors sujets » – « enfants, mineurs, étrangers, et en partie les femmes » (19) – ces existences abjectes que Butler met précisément au cœur de son travail.


Je montrerai dans cette seconde partie que Butler procède à la promotion de ce concept de « bad subject » en occultant la lecture spinoziste du concept d’imagination en jeu dans la définition althussérienne de l’idéologie et en radicalisant le lacanisme d’Althusser pour y trouver les ressources d’une force constituante et subversive du sujet. Ce faisant, elle retrouve au passage un autre concept spinoziste : celui de conatus, qu’elle investit au profit d’une philosophie de la subversion des normes et des catégories sociales.


Méconnaissance, ignorance et déni de reconnaissance : Spinoza avec Lacan


Dans le texte d’Althusser, l’idéologie a deux fonctions : la reconnaissance et la méconnaissance. Le mécanisme de méconnaissance signifie que le « moi » se reconnait dans des formations idéologiques dont il n’a pas de connaissance scientifique. Aussi la « méconnaissance » n’est-elle pas la négation ou le déni de reconnaissance, mais l’ignorance qui accompagne systématiquement l’évidence naturelle associée à la catégorie de sujet. Autrement dit, l’idéologie fonctionne de telle sorte que le sujet se reconnaît dans les structures sociales sans jamais les connaître de manière adéquate. La méconnaissance est donc une fonction gnoséologique consubstantielle à l’idéologie : l’ignorance de son propre mécanisme.


Cette reconnaissance nous donne seulement la « conscience » de notre pratique incessante (éternelle) de la reconnaissance idéologique, - sa conscience c'est-à-dire sa reconnaissance, - mais elle ne nous donne nullement la connaissance (scientifique) du mécanisme de cette reconnaissance. (20)


On constate que cette définition althussérienne de l’idéologie, et plus particulièrement de la « structure de méconnaissance » de l’idéologie, repose sur deux traditions philosophiques distinctes : la psychanalyse lacanienne et l’épistémologie spinoziste.

D’un côté, Althusser s’inspire des travaux lacaniens sur l’antériorité de la Loi du Symbolique sur l’ordre imaginaire de l’ego dans le devenir-humain du petit-homme (21) – cette « longue marche forcée, qui de larves mammifères, fait des enfants humains, des sujets ». (22) Pascale Gillot, qui a montré que les concepts de surdétermination, de causalité structurale et d’idéologie étaient largement tributaires de la psychanalyse lacanienne, (23) souligne également l’emprunt de la fonction de reconnaissance-méconnaissance de l’idéologie à Lacan, pour traduire l’opacité à soi-même du sujet. (24) Althusser reconnaît explicitement sa dette à l’égard de Freud, qui nous apprend que « le sujet humain est décentré, constitué par une structure qui elle aussi n’a de “centre” que dans la méconnaissance imaginaire du “moi”, c'est-à-dire dans les formations idéologiques où ils se “reconnaît” ». (25) Il trouve ainsi dans la thèse du primat du symbolique une ressource pour penser la constitution du sujet dans l’idéologie : « Toutes les étapes franchies par le petit homme le sont sous la règle de la Loi, du code d’assignation, de communication et de non-communication humains », écrit-il dans Freud avec Lacan. (26)


Butler souhaite donner une place centrale à l’idée de « mauvais sujets », à la possibilité d’interpellations manquées, ratées, refusées, détournées

D’un autre côté, Althusser s’inscrit plus largement, selon Pascale Gillot, (27) dans une tradition spinoziste réactivée en France au XXème siècle qui fait le lien entre l’antipsychologisme (que l’on retrouve chez Lacan) et la critique du cogito économique, c'est-à-dire de l’individualisme théorique de l’économie politique. Selon elle, « l’antihumanisme théorique, le rejet de l’usage philosophique de la catégorie « homme », se révèle lié à la critique générale de la catégorie « sujet », qu’il s’agisse du sujet psychologique (le « moi »), du sujet de l’histoire, ou même du sujet de la connaissance ». (28) Althusser oppose donc, à la suite de Lacan mais avec Marx et Spinoza, une figure du sujet décentré et assujetti récusant la conception classique cartésienne d’un sujet centre et constituant. Spinoza apparaît comme une figure tutélaire de cet antihumanisme théorique : tout se passe comme si Lacan et Freud permettait de penser un sujet décentré de lui-même dans le domaine psychique, tandis que Marx et Spinoza décentraient le sujet de l’histoire et de la connaissance. (29)


François Moreau souligne, dans son article Althusser et Spinoza, (30) l’importance pour Althusser de la préface du Tractatus, (31) où apparaît la thèse d’une histoire sans sujet, au sein de laquelle les hommes ignorent leur propre soumission à la fortune. Spinoza y formule une « problématique du non-savoir », de la connaissance comme illusion sur soi-même et de l’opacité de la vie humaine. (32) La théorie de l’idéologie religieuse, de la connaissance de premier genre comme idéologie spontanée et le nominalisme de Spinoza sont des thèmes qu’Althusser retiendra tout particulièrement. Selon Balibar, Spinoza a « inauguré une philosophie critique de l’imaginaire de son efficacité sociale » (33) dont Althusser est manifestement l’héritier. L’imaginaire renvoie ainsi non seulement au site psychique des identifications du moi, mais aussi au concept spinoziste d’imagination ou connaissance de premier genre : c’est le domaine où s’enracine la méconnaissance car l’idéologie est une connaissance incomplète et déformée, un rapport illusoire aux rapports réels de production, une ignorance du fonctionnement de la superstructure et de l’infrastructure. Or l’enjeu de cette gnoséologie spinoziste est de taille : il s’agit de la possibilité même d’une épistémologie révolutionnaire, d’un « discours scientifique » (34) sur l’idéologie, c'est-à-dire une idéologie transformée par la science marxiste de l’histoire :


Bien entendu l’idéologie politique révolutionnaire marxiste-léniniste présente cette particularité, sans aucun précédent historique, d’être une idéologie fortement “travaillée” donc transformée par une science, la science marxiste de l’Histoire, des formations sociales, de la lutte des classes et de la Révolution, ce qui “déforme” la structure spéculaire de l’idéologie sans la supprimer tout à fait (“Ni Dieu, ni Tribun, ni Maître”, dit l’Internationale, et par voie de conséquence pas de sujets assujettis !...) (35)


La part spinoziste de la généalogie du concept de méconnaissance chez Althusser est donc stratégiquement et politiquement essentielle. Elle ménage la possibilité d’une idéologie pour ainsi dire « de second genre », dans laquelle la connaissance adéquate des rapports de production, c'est-à-dire la surdétermination par l’infrastructure, rectifie la représentation que les hommes se font de leur propre fonction au sein d’une formation sociale et ouvre la potentialité d’un régime d’émancipation sociale. Cette idéologie particulière, non encore advenue - « pazienza », écrit Althusser – est caractérisée par une « décentration » ou « dé-spécularisation » qui dissout la figure du Sujet Unique et Absolu. Ce serait l’idéologie propre à une formation sociale communiste.


Qu’en est-il de la reprise butlérienne ? Mon hypothèse est qu’elle fait disparaître l’enjeu gnoséologique (la mise au jour d’une connaissance scientifique sur l’idéologie) au profit d’une interprétation strictement psychanalytique et discursive de l’interpellation : être interpellé, pour le sujet, c’est être toujours-déjà constitué dans l’élément d’un discours normalisant qui encadre les possibilités de désir et de vie. Pour Butler, l’idéologie renvoie à la norme qui installe le sujet dans le langage et rend disponible des schèmes d’intelligibilité culturelle, tandis que l’interpellation correspond à l’assignation dans l’ordre du langage. En catégorisant le sujet, l’interpellation produit des effets de restriction ou de prohibition, un domaine « abject », que Butler glose en termes de forclusion : ce qui est forclos est perdu sans être reconnu comme tel par le sujet. Par exemple, l’interpellation genrée d’un sujet conduit à l’inhibition des désirs et des comportements non conformes au genre qui lui a été assigné, notamment sous la figure de l’interdiction de l’homosexualité (36) Or, cette fermeture des possibles n’est pas que privative, elle est également générative : il y a toujours un « reste inassimilable » (37) produit par l’injonction à la conformité qui limite le processus de subjectivation. La psyché, nous dit Butler, c’est le reste produit par cette exigence normative rendant le sujet viable et intelligible ; c’est tout ce qui résiste à la régularisation. La résistance à la normalisation émerge alors de l’irréductibilité de la psyché au sujet, de ce reste produit par le pouvoir symbolique (38)



Judith Butler ; Crédit d’image : Wikimedia Commons

La pierre angulaire de cette interprétation psychanalytique de l’interpellation est la traduction du concept de méconnaissance. Dans son commentaire d’Idéologie et appareils idéologiques d’Etat, Butler explique en effet que la méconnaissance est rendue possible par son inscription dans le domaine de l’imaginaire (imaginary) (39) et qu’elle est essentielle au processus d’interpellation, de telle sorte que ce processus est toujours susceptible d’être défaillant, de produire de « mauvais sujets » (bad subject) ; elle est un risque inhérent à l’interpellation. Or, il me semble que la définition de l’imaginaire à laquelle se réfère ici Butler est tronquée de son influence spinoziste, de telle sorte que son usage du concept de méconnaissance, en tant qu’opérateur de sa théorie de la subversion, déplace considérablement l’analyse althussérienne. On constate en effet que Butler interprète le concept de méconnaissance comme la défaillance ou l’échec constitutif de l’interpellation, rendant possible une interpellation manquée ou rejetée par le sujet. Des deux traductions possibles de la méconnaissance, à savoir le sens privatif de l’ignorance ou du défaut de connaissance (unawareness, ignorance) et le sens négatif de l’erreur de reconnaissance (misrecognition), Butler privilégie donc le second au détriment du premier.


Vers une théorie critique de la reconnaissance : Butler avec Spinoza


Quelles conséquences tirer de l’éviction du spinozisme de la définition de l’imagination et de la méconnaissance dans le travail de Judith Butler ? Le premier effet consiste à détacher l’interpellation de son ancrage épistémologique dans la science marxiste-léniniste, et ainsi à l’écarter du projet d’une idéologie politique révolutionnaire. Le second effet est d’ouvrir la structure d’interpellation à la possibilité de la subversion. En effet, tandis que chez Lacan, la distinction entre moi (imaginaire) et sujet (symbolique) est essentielle, celle-ci n’est pas opératoire dans les écrits d’Althusser sur l’interpellation. Celui-ci ne distingue pas conceptuellement entre le sujet et le moi ; ou plutôt : le moi chez Althusser semble tout entier absorbé par le sujet et il n’y a pas d’identifications en dehors du symbolique ou de l’idéologique, de telle sorte que l’interpellation est sans reste. C’est pourquoi Althusser n’investit pas la figure du « mauvais sujet ». Pour Pascale Gillot cependant, cette indistinction entre le symbolique et l’imaginaire demeure une ambiguïté : il y a une « énigme du sujet althussérien, le sujet interpellé, qui se trouve compris tantôt comme sujet symbolique, le sujet de l’inconscient dans les catégories de Lacan, tantôt comme un moi imaginaire, dont les méconnaissances et les illusions, celles-là même de la conscience, recouvrent l’aliénation caractéristique du « c’est moi » de l’homme moderne qui est aussi le sujet de la civilisation scientifique ». (40)


C’est précisément cette ambiguïté qu’investit Butler pour proposer une reprise de la théorie de l’interpellation et une rénovation du concept de sujet. Butler met de côté le sens spinoziste de l’imaginaire chez Althusser pour le déplacer tout entier sur le terrain lacanien, ce déplacement « infidèle » ouvrant la voie pour une réinterprétation moins déterministe de l’interpellation, c'est-à-dire pour penser une structure d’assignation sociale où la possibilité d’une résistance serait inscrite dans le processus d’assujettissement même. Comment on l’a vu, Butler réintroduit chez Althusser l’écart entre le moi et le sujet en redonnant une place à l’imaginaire lacanien dans la structure d’interpellation. Or l’imaginaire est le lieu de la construction de l’identité par identifications successives, l’instance où le moi assume les images qui le constituent (le « stade du miroir » en étant l’épisode paradigmatique : c’est pourquoi Butler qualifie en regard la scène du retournement de « scène du miroir acoustique »). Althusser dissolvait pour ainsi dire l’imaginaire dans le symbolique ; mais c’est dans le maintien de leur distinction que peut s’inscrire une béance dans le psychisme de l’individu, qui ouvre la voie à des crises identitaires, à des créations et à des usages fictionnels du moi. L’usage radicalement lacanien d’Althusser permet donc à Butler de penser l’incommensurabilité entre d’une part la structuration symbolique (le nom de l’interpellation, le registre du langage) et d’autre part l’instabilité et l’imprédictibilité de son appropriation par le sujet interpellé (l’identification dans le registre de l’imaginaire). Pour Butler, l’imaginaire devient ainsi le site d’une possibilité permanente de reconnaissance manquée, une force capable de faire dérailler le processus performatif de la loi, un obstacle à la totalisation de l’individu par le symbolique, un site de contestation de l’identité inscrit dans la structure psychique du sujet même. (41)


Il s’agit d’inscrire la puissance de transformation politique non pas tant dans les appareils idéologiques, dans les groupements collectifs, que dans les individus, leurs agencements, leurs pratiques performatives propres et leurs alliances.

Cependant une nouvelle difficulté émerge : si ce site subversif est structurellement inscrit dans notre vie psychique, comment expliquer que nous consentions si souvent à notre propre servitude, que l’homme soit plus souvent dans les fers que libre, et que rares soient les évènements qui viennent contester l’ordre normatif ? C’est en faisant intervenir un autre concept de la boîte à outil spinoziste que Butler parvient à résoudre le problème : le conatus (42) Selon Butler, c’est parce que les catégories sociales nous garantissent une existence reconnaissable et durable qu’elles sont « désirables » et désirées par le sujet. Autrement dit, le désir de persévérer dans son être (conatus) est toujours-déjà désir de persévérer dans son existence sociale et politique, c'est-à-dire de voir reproduites les conditions de sa reconnaissance, qui dépendent de catégories hétérogènes et hétéronomes. C’est ce que Butler appelle l’attachement passionné à la loi.


Cette reprise du concept de conatus ne va pas sans une appropriation déformante mais productive. Si Butler fait à plusieurs reprises référence à Spinoza et plus particulièrement au conatus, défini comme le désir de persévérer dans son être, elle propose une substituer à la notion de substance celle, plus labile, d’ « être social ». Dès lors, « persister dans son être signifie être abandonné à des termes sociaux qui ne nous appartiennent jamais vraiment » . (43) Ainsi, la métaphysique de la vulnérabilité butlérienne radicalise la réfutation spinoziste de la substantialité et de l’autonomie du sujet en associant étroitement conatus et assujettissement : le déploiement de la puissance du sujet est toujours déjà encadré par le monde qui le conditionne. Non seulement l’homme n’est pas un empire dans un empire, mais il apparaît ici comme subordonné, constitué par une « aliénation primaire et inaugurale », (44) une déconstitution du sujet par son implication dans la socialité. (45) Le conatus butlérien soumet donc la perpétuation de sa propre existence biologique à la perpétuation de son existence sociale, c'est-à-dire au maintien des cadres de reconnaissabilité sous lesquels son existence sociale est rendue intelligible. Dès lors, on ne saurait se défaire des catégorisations qui nous assignent à une position sociale sans risquer une forme de destitution qui s’apparente à une mort sociale. Mais si ce désir de persévérer dans l’existence se manifeste régulièrement sous la forme d’un attachement à la servitude, à l’instance qui nous soumet, il peut cependant être réinvesti dans des pratiques de résistance – car l’existence est avant tout « la possibilité de n’être pas épuisé par les interpellations sociales » . (46)


C’est donc paradoxalement en « oubliant » la dette d’Althusser à l’égard du concept d’imagination et de la théorie de la rationalité spinozistes, que Butler peut réintroduire dans la théorie althussérienne de l’interpellation la possibilité pour le sujet de n’être pas tout à fait déterminé, de déployer une puissance d’agir au sein de cet environnement symboliquement saturé, et d’éprouver la puissance de son propre conatus. D’un concept à l’autre : en évinçant le concept spinoziste d’imagination au profit exclusif de l’imaginaire lacanien, Butler ouvre la voie à la réintroduction du concept spinoziste de conatus au sein même de la théorie de l’interpellation. (47) Or le concept de conatus est fort de toute l’imprédictibilité qu’il peut déployer. A la fois déterminé et déterminant, pris dans les chaînes causales et capable de configurer de nouvelles manifestations du désir, le sujet qui persévère dans son être est forcément interpellé mais aussi potentiellement subversif. Butler réattribue donc au sujet, défini après Althusser comme une position constituée, une fonction constituante, une puissance de détermination. Elle récupère finalement la dimension éthico-politique de Spinoza - « la théorie du procès d’éthisation, la libération des passions joyeuses, la composition démocratique des “conatus” » selon A. Tosel (48) - qu’Althusser avait « perdu » en ne gardant de Spinoza que sa dimension critique et épistémologique, c'est-à-dire sa théorie de la connaissance.


Ainsi, par le choix de traduction du terme « méconnaissance » en misrecognition, Butler importe pour ainsi dire la théorie de l’interpellation sur le terrain des théories de la reconnaissance qui se structure dans les années 1990 (Taylor, 1992 ; Honneth, 1995) à partir d’une lecture hégélienne de la lutte pour la reconnaissance dont elle est particulièrement familière, puisqu’elle est l’autrice d’un ouvrage sur la réception de Hegel dans la philosophie française des années 1960-1970. (49) Elle opère ainsi une jonction originale entre les théories post-structuralistes et matérialistes qui contestent la figure du sujet souverain et les théories politiques de la lutte pour la reconnaissance, formant ainsi une théorie critique de la reconnaissance : la scène de l’interpellation et ses avatars deviennent un outil critique qui permet d’examiner les conditions qui précèdent et encadrent toute forme de reconnaissance, plutôt que d’analyser des formes empiriques que prennent les actes de reconnaissance ou de mépris. (50) La reconnaissance est en effet toujours déterminée, cadrée et piégée (framed) par des dispositifs de pouvoir symbolique et matériel, des schèmes d’intelligibilité (le genre, le sexe, l’orientation sexuelle, la race, la religion, la classe sociale, la nationalité) qui sont autant de cadres normatifs impliquant une reconnaissance différentielle de la valeur humaine des vies. (51) Mais la force de la conception de Butler est de maintenir la possibilité d’une subversion de ces cadres normatifs, de penser la vulnérabilité des termes par lesquels le sujet est interpellé, c'est-à-dire la précarité du pouvoir lui-même.


Ce monopole de la lecture psychanalytique est consommé dans les écrits ultérieurs de Judith Butler, où la référence même à Althusser disparaît progressivement. Ainsi, dans Le récit de soi (2005), Butler se reprochera d’avoir « trop rapidement admis cette scène punitive de l’inauguration du sujet », (52) c'est-à-dire un modèle juridique et judiciaire de l’interpellation. La notion d’interpellation désigne désormais la « condition rhétorique de responsabilité », à la fois impersonnelle et interpersonnelle, normée et adressée, qui accueille le compte rendu de soi qu’un « je » adresse. L’interpellation répressive, dont Althusser avait fait le modèle pour penser l’assignation idéologique, n’est alors plus qu’une modalité particulière de l’interpellation. L’interpellation est définie comme une adresse à autrui constituée dans des normes sociales qui en conditionnent les termes ; elle rend compte du fait que nous sommes toujours-déjà dépossédés de nous-mêmes par l’opération des normes qui nous précèdent et par l’exposition à autrui. C’est pourquoi dans Le Récit de soi, le modèle de l’interpellation n’est plus la mise en demeure par l’officier de police de décliner son identité, mais bien plutôt le divan de l’analyste, en tant que lieu du transfert psychanalytique. Selon Butler, la psychanalyse offre le modèle d’une scène de narration qui accepte l’inénarrable et l’inconscient ; c’est une relation à l’autre dans le langage qui ne vise jamais à totaliser l’expérience du sujet mais qui se construit à partir d’une compréhension des limites épistémiques de la présentation de soi. L’interpellation permet donc de penser le fait que le récit de soi, la revendication et l’autodéfinition sont toujours enchâssés et dépendants de la demande d’autrui, qui peut certes prendre la forme violente d’une injonction sociale à déclarer son identité, mais qui peut également être le lieu d’un partage éthique.


Parce que le pouvoir d’interpellation, comme toute structure performative, est dépendante de sa répétition, de son itérabilité, de son reenactment dans des contextes différents, il est défini par un écart vis-à-vis de la norme qu’il prétend répéter.

Conclusion


En conclusion, il apparait que la notion d’interpellation que Butler trouve originairement chez Althusser s’est progressivement détachée d’une partie de son contexte d’énonciation – une philosophie matérialiste marxiste-léniniste associée à une théorie spinoziste de la connaissance – au contact d’une lecture qui la passe au filtre de la linguistique pragmatiste et de la théorie psychanalytique. Ainsi, le parcours du terme d’ « interpellation » et ses resignifications, dont nous avons ici cherché à tracer les contours, est un parcours qui, d’Althusser à Butler, nous conduit de la révolution des classes à la subversion des identités, de la France des années 1970 aux États-Unis des années 1990, de la science du matérialisme dialectique aux queer theories. Si ce déplacement est nécessaire, c’est bien parce que Judith Butler entend promouvoir au centre de l’analyse du pouvoir le statut des « non-sujets » ou des « mauvais sujets » que sont les exclu·e·s de la norme (les femmes, les étrangers, les queers) : c’est le résidu ou la résistance à l’interpellation normative qui l’intéresse davantage que le sujet même de l’interpellation. Alors que l’interpellation althussérienne était ancrée dans le militantisme communiste et dans une réflexion sur l’épistémologie révolutionnaire, et servait à rendre compte de l’efficace de la superstructure dans la formation sociale capitaliste en s’appuyant sur une théorie de la connaissance spinoziste, Judith Butler inscrit ainsi l’interpellation sur le terrain des théories critiques de la reconnaissance et de la constitution psychique des individus. La conséquence pratique et stratégique de ce déplacement est d’inscrire la puissance de transformation politique non pas tant dans les appareils idéologiques, dans les groupements collectifs, c'est-à-dire dans un parti révolutionnaire marxiste, que dans les individus, leurs agencements, leurs pratiques performatives propres et leurs alliances – comme l’écrit Matthew Lampert, une éthique de résistance plus qu’une politique de résistance. (53)


Au passage, la productivité de ce déplacement sémantique de la méconnaissance althussérienne à la misrecognition butlérienne prouve combien, dans la chaîne d’itération spécifique que sont la traduction et le commentaire philosophiques, une resignification peut émerger et transformer profondément les termes dont use le sujet, en fonction du contexte historique et intellectuel dans lequel il est cité.


 

NOTES


1. L. Althusser, Sur la reproduction, 2e éd., Paris, Presses Universitaires de France - PUF, 2011, p. 211


2. L. Althusser, « Les Appareils idéologiques d’État », s. d. (en ligne : https://www-cairn-info.proxy.rubens.ens.fr/initiation-a-la-philosophie-pour-les-non-philosoph--9782130608493-page-233.htm ; consulté le 9 avril 2020). Judith Butler ne dispose pas du manuscrit qui remet l’analyse d’Althusser dans son contexte marxiste. A ce sujet, voir M. Lampert, « Resisting Ideology: On Butler’s Critique of Althusser », Diacritics, vol. 43, no 2, Johns Hopkins University Press, 2015, p. 136-139


3. J. P. Butler, C. Nordmann et J. Vidal, Le pouvoir des mots: discours de haine et politique duperformatif, Nouvelle édition, Paris, Éd. Amsterdam, 2008, p. 214


4. J. Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Points / Essais, Paris, Seuil, 1991


5. J. P. Butler, C. Nordmann et J. Vidal, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 70


6. Ibid., p. 84


7. Sur la question des rapports entre Althusser, Butler et Foucault, que je ne traiterai pas ici, voir G. le Blanc, « Etre assujetti : Althusser, Foucault, Butler », Actuel Marx, n° 36, no 2, Presses Universitaires de France, 2004, p. 47-51


8. Pour une analyse précise du paradigme religieux chez Althusser et de la critique de ses présupposés grammaticaux par J. Butler, voir P. Macherey et S. Bundy, « Judith Butler and the Althusserian Theory of Subjection », vol. 1, 2014, p. 23


9. J. P. Butler, C. Nordmann et J. Vidal, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 59


10. J. Butler, The Psychic Life of Power: Theories in Subjection, 1 edition, Stanford, Calif, Stanford University Press, 1997, p. 109


11. J. P. Butler, C. Nordmann et J. Vidal, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 59


12. Ibid., p. 215


13. J. Derrida, « Signature, événement, contexte », dans Limited Inc., Galilée, Paris, 1990, p. 21


14. J. P. Butler, C. Nordmann et J. Vidal, Le pouvoir des mots, op. cit., p. 232


15. J. P. Butler et A. Athanasiou, Dispossession: the performative in the political, Cambridge Malden, Mass, Polity, 2013, p. 120-121 : « More specifically, it offers a way to think about how new discourse can emerge precisely where it was not already legitimated. I take it that this is the important departure from certain versions of the speech act, and performativity more generally, that assume that it can only “work,” that is, be effective, on the condition that established conventions of power remain in place despite being actively contested ».


16. J.-J. Lecercle, De l’interpellation: sujet, langue, idéologie, 1re éd., Paris, Amsterdam, 2019, p. 120


17. J. Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., p. 95 : « The one who is hailed may fail to hear, misread the call, turn the other way, answer to another name, insist on not being addressed in that way »


18. « Résultat : pris dans ce triple système d’assujettissement, de reconnaissance universelle, et de garantie absolue, rien d’étonnant : les sujets « marchent ». Ils « marchent tout seuls » ; sans flic au cul, et au besoin quand il est vraiment impossible de faire autrement avec les « mauvais sujets », par l’appoint intermittent et réfléchir, l’intervention des détachements spécialisés dans la répression » in L. Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 230


19. Althusser note, sur l’égalité juridique, entre parenthèses : « tous les individus dotés de la personnalité juridique – dans notre Droit actuel, tous les hommes sauf un certain nombre de « déchets », exclus de l’égalité juridique ». Il renvoie à une note de bas de page : « Note 1 : « Pour des raisons pathologiques – malades mentaux internés d’office – ou pour des raisons pénales, ou pour des raisons « infra-juridiques » : les enfants, mineurs, étrangers, et en partie les femmes, etc. » Ibid., p. 93


20. L. Althusser, « Les Appareils idéologiques d’État », op. cit.


21. Pour rappel, Lacan distingue trois registres dans la structure de l’inconscient : le Symbolique désigne l’ordre déterminant du langage, la Loi du père; l’Imaginaire est le lieu des identifications successives, des illusions et des représentations du moi, qui forment notre psyché ; enfin le Réel constitue ce qui échappe à toute symbolisation, le lieu des pulsions et du manque. Les rapports entre le symbolique, l’imaginaire et le réel sont représentés topographiquement par un nœud borroméen. Pour Lacan, tandis que le « moi » est constitué dans l’imaginaire, le « sujet » est constitué par le symbolique, c'est-à-dire dans le langage : « Accédant au langage, le sujet va être tout entier dominé par l’ordre symbolique. Non seulement dominé mais constitué par cet ordre. Le sujet est pour ainsi dire tissé par la trame du langage » (in Fages Jean-Baptiste, Comprendre Jacques Lacan, Pensée/Privat, 1986, p. 20).


22. L. Althusser, Ecrits sur la psychanalyse: Freud et Lacan, Paris, Stock, 1993, p. 22


23. Sur les rapports entre la psychanalyse et la pensée d’Althusser en général, voir l’excellent ouvrage de P. Gillot, Althusser et la psychanalyse, s. l., Presses Universitaires de France, 2009


24. « Incontestablement, cette thématisation lacanienne de la double fonction de reconnaissance-méconnaissance nourrit la théorie althussérienne de la constitution du sujet dans l’élément de l’idéologie, constitution subjective dans laquelle l’évidence trompeuse du « c’est bien moi » advient sur le fond d’une opacité à soi, liée à la structure d’assujettissement, qui marque toute l’ambiguïté du terme ou de la catégorie sujet », Ibid., p. 138


25. L. Althusser, Ecrits sur la psychanalyse, op. cit., p. 33-34


26. Ibid., p. 27


27. P. Gillot, Althusser et la psychanalyse, op. cit., p. 29


28. Ibid., p. 30-31


29. Sur la théorie du processus de connaissance althussérien et ses rapports avec la gnoséologie spinoziste, voir E. Mancuso, « L’indication comme concept. La logique des « groupes althussériens » (1965-1968) », Cahiers du GRM. publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association, no 7, Marco Rampazzo Bazzan, 1er juin 2015 (DOI : 10.4000/grm.597 consulté le 24 juin 2020)


30. P.-F. Moreau, Althusser et Spinoza, dans Althusser philosophe, s. l., Presses Universitaires de France, 1997


31. B. SPINOZA, Traité théologico-politique, s. l., GF-Flammarion, 1998


32. P.-F. Moreau, Althusser et Spinoza, op. cit., p. 83


33. L. Althusser, Sur la reproduction, op. cit., introduction d’Etienne Balibar, p. 16


34. L. Althusser, « Les Appareils idéologiques d’État », op. cit.


35. L. Althusser, Sur la reproduction, op. cit., p. 230


36. Pour une analyse du lien entre genre et interpellation, voir : J. Borotto, « Interpellation du genre et sujets mélancoliques. Butler lectrice d’Althusser », Cahiers du GRM. publiés par le Groupe de Recherches Matérialistes – Association, no 8, Marco Rampazzo Bazzan, 15 décembre 2015 (DOI : 10.4000/grm.715 consulté le 24 novembre 2020)


37. J. Butler, The Psychic Life of Power: Theories in Subjection, 1 edition, Stanford, Calif, Stanford University Press, 1997, p. 88


38. Ibid., p. 87


39. J. Butler, The Psychic Life of Power, op. cit. : « Indeed, the domain of the imaginary is demarcated by Althusser as precisely the domain that makes misrecognition possible » (p. 222)


40. P. Gillot, Althusser et la psychanalyse, s. l., Presses Universitaires de France, 2009, p. 147


41. J. Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., p. 96


42. Ibid., p. 59 : « If desire has as its final aim the continuation of itself—and here one might link Hegel, Freud, and Foucault all back to Spinoza's conatus — then the capacity of desire to be withdrawn and to reattach will constitute something like the vulnerability of every strategy of subjection ».


43. Ibid., p. 28


44. Ibid., p. 27


45. Sur la persévérance dans l’existence comme modèle d’une éthique déconstitutive du sujet, voir le texte plus tardif de Butler : J. Butler, « The Desire to Live. Spinoza’Ethics under pressure. », dans Senses of the Subject, s. l., Fordham University Press, 2015, p. 63-89


46. J. Butler, The Psychic Life of Power, op. cit., p. 131


47. On pourra également lire chez Ong-Van-Cung une explicitation de la lecture psychanalytique du conatus spinoziste, plus tardif dans l’œuvre de Butler : K. S. Ong-Van-Cung, « Le désir de vivre et sa vulnérabilité: Butler et le conatus spinoziste », dans Spinoza et les passions du social, 1er édition, Paris, Amsterdam, 2019, p. 75-102


48. A. Tosel, Du matérialisme de Spinoza, Paris, Kimé, 1994, p. 210


49. J. P. Butler et P. Sabot, Sujets du désir: réflexions hégéliennes en France au XXe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2011


50. Sur les théories critiques de la reconnaissance, voir H. Guéguen et G. Malochet, « VI. Critiques du paradigme de la reconnaissance », Repères, Nouvelle édition, La Découverte, 17 juin 2014, p. 92-111


51. J. P. Butler et J. Marelli, Ce qui fait une vie: essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, Zones, 2010


52. J. P. Butler, B. Ambroise et V. Aucouturier, Le récit de soi, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 15


53. M. Lampert, « Resisting Ideology: On Butler’s Critique of Althusser », Diacritics, vol. 43, no 2, Johns Hopkins University Press, 2015, p. 124-147

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