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De qui le hashtag est-il le nom? Sur les nouvelles subjectivités que construit la langue des réseaux sociaux

22 January 2021

De qui le hashtag est-il le nom? Sur les nouvelles subjectivités que construit la langue des réseaux sociaux

Crédit d'image: Arthur Cohen 2021

Dans le lexique de la langue numérique, le Hashtag instaure une nouvelle communication. Il permet de nouveaux usages et de nouvelles manières de s’adresser et de s’exprimer. Devenu aujourd’hui évident et banal, il marque cependant un recours inédit au symbole, au carrefour du singulier et du commun, inaugurant une nouvelle forme de correspondance dans le temps et l’espace. Sa place dans le phénomène #Metoo éclaire certainement sa fonction la plus forte et la plus révolutionnaire au sein du langage numérique. Retour analytique sur ce symbole dièse qui donne la parole aux femmes du monde entier et du coup redéfinit certains axes classiques de la parole et du silence. Il semblerait que certains indicibles reculent, peut-être grâce aux représentations subjectives, à ce nouvel imaginaire permis par ce symbole.

Aux origines taxinomiques du symbole


#, Hashtag : ce petit signe est utilisé plus de 125 millions de fois par jour. C’est Chris Messira qui, en 2007, propose dans un tweet d’utiliser le symbole croisillon pour classer et ordonner les messages. Aux Étas-Unis, ce symbole est appelé « pound » (livre, l’unité de mesure) et les anglo-saxons le nomment « number sign » ou « hash ». Le hashtag renvoie ainsi, initialement, à une abréviation : celle du mot de « libra » (noté lb), nom latin de la livre au sens d’unité de masse. Inconnu des francophones, le # a ensuite été traduit, du fait de sa ressemblance avec le signe musical, par dièse.


Quoi qu’il en soit, le hashtag – apparemment ultra-contemporain et pour certains, symbole de la fin de la langue – est d’abord la transformation voire la réinvention d’un terme latin ayant fonction de mesure d’unité. Le groupe de mots qui succède au # devient un syntagme classificateur, un bloc et les mots qui s’y collent ne font plus qu’un pour prendre leur essor par le #. Par cette agglomération, est créé un message d’une autre teneur : le discours numérique accélère le potentiel créateur et la virtualité des mots, et participe à la métamorphose de la langue en en changeant l’allure. Avec le Hashtag, on ne lit plus de la même manière, on n’entend plus la même chose – et donc on répond différemment, voire on répond là où avant rien ne se disait. Ici, se fabrique une signification nouvelle : le hashtag donne à voir la portée d’un message, il le met en perspective en lui donnant une forme d’élévation du sens.


Ce que crée cette nouvelle pratique langagière


Peut-être est-ce là la raison de sa proximité avec le dièse musical, qui suggère l’élévation d’un demi octave plus haut ? Car le # est bien une manière d’élever la voix dans l’image, dans l’écran, de créer une collectivité pour que les silences deviennent des voix.


En classant les messages dans un univers signifiant, en indiquant la portée et l’enjeu du message, le hastag vient toucher un foyer de reconnaissance. Il permet de mieux retrouver ses interlocuteurs, d’adresser plus clairement son message. Le Hashtag permet alors une forme nouvelle de reconnaissance, qui lève de nouveaux enjeux d’identifications et d’isolements politiques, sociaux et psychologiques.


La cloison entre l’écran et le récit singulier, hypothétiquement risqué en est ainsi levée. Récit intime avec le metoo ou dangereux comme en Iran. Un passage s’est crée dans le temps et dans l’espace. Et non sans effet.

Rappelons également que le hashtag ne fut pas en premier lieu une recommandation de twitter mais s’est instauré comme usage, comme pratique des utilisateurs de ce réseau. La pratique du hashtag a démarré dans l’urgence en 2007 afin de signaler à San Diego les feux de forêts dévastateurs dans le sud de la Californie. C’est après cela qu’il s’est notoirement généralisé comme technique de signalement depuis une décision d’opérabilité et d’efficacité, comme un outil efficace pour se signaler dans le danger. Usage donc déjà lié à une forme d’appel et d’urgence.


Technique de signalement pour la survie lors d’un feu autant que signalement démocratique lors des élections en Iran en 2009 avec le hashtag #iranelection qui fut la première « voix » de ce pays organisant toute la solidarité autour du mouvement vert iranien.


D’une certaine manière, le hashtag participe de l’élaboration d’une forme d’altérité augmentée : grâce à lui, la place d’autrui peut devenir la mienne. Le # devient symbole de l’ouverture de l’identité. Ouverture à un autre sujet dont je peux et veux devenir le porte-parole ; ou ouverture à une cause que je soutiens et qui me soutient, un mot que je revendique et dont je m’étiquette.


L’indubitable est que le hashtag permet de réunir des voix dénonçant le juste et l’injuste, une injustice qui jusqu’ici ne trouvait pas de corps. Se constitue ainsi un corps à l’écrit. La cloison entre l’écran et le récit singulier, hypothétiquement risqué en est ainsi levée. Récit intime avec le metoo ou dangereux comme en Iran. Un passage s’est crée dans le temps et dans l’espace. Et non sans effet.



Une manifestante avec une photo d'un blessé d'un manifestant, Téhéran, 17 juin 2009; Crédit d'image: Wikimedia Commons

Cela fut évident avec la prolifération des messages hashtagés  « #JesuisCharlie » après les attentats de Charlie Hebdo commis à Paris le 7 janvier 2015. Echo peut-être de la phrase de Kennedy « Ich bin ein Berliner. » prononcée le 26 juin 1963 à Berlin Ouest, 22 mois après la construction du Mur de Berlin. Phrase au-delà des murs qui complexifie une identité que l’on pensait souveraine. Le hashtag appelle au dépassement des clôtures, des murs, des limites assignées par l’identité et la place. Le « Je » ne désigne ici que la possibilité d’être en même temps un autre. Il nie la singularité irréductible du sujet pour en faire un symbole, un discours, un vivant, un mort, un déplacé. Le hashtag noue alors le sujet parlant à l’altérité : en faisant écho à la parole de l’autre, en reprenant les mêmes symboles pour construire une solidarité ou une communauté, il permet à l’individu de s’ouvrir à l’autre, de s’intéresser différemment à lui, de se mêler à l’être de l’autre – et ce, d’une manière inédite par condensations et déplacements. Voici donc un nouveau genre de correspondance.


Ce ricochet par le tag de l’autre fait nouage et alliance – interrogeant la qualité du lien humain, du lien social, ses possibilités d’alliages et qui trouve là un nouveau démarreur.


C’est pourquoi, contrairement à ce que l’on pense, le discours numérique permet de briser la solitude. Il convoque aussi de nouvelles possibilités du discours à l’intérieur de la temporalité. Il y a un caractère indélébile dû à l’écriture numérique, par la reprise d’hashtags précédemment crées, comme un écho dans l’histoire qui peut prendre une résonnance plus forte. Le #BlackLivematter « revient », « ressoude », dit encore après l’assassinat de Georges Floyd le 25 mai 2020 à Minneapolis. Le corps suit, avec un genou à terre, du croisillon au corps.


Le cas #Metoo : l’indicible s’écrit


#Metoo : ce phénomène mondial, viral, éclaire des propriétés supplémentaires du discours numérique. Quand ce hasthtag a été traduit, il le fut pour la majorité des pays littéralement – la France fait ici figure d’exception, avec #Balancetonporc. La fonction est ici encore plus précise, encore plus significative quant à l’altérité et la conscience de l’autre mise en jeu. #Metoo est une révolution dans le discours et dans la société, car il implique qu’une femme parle de la violence qu’elle a subie. A lui seul, ce vocable d’un nouveau genre constitue une réponse à un énoncé premier qui n’aura plus besoin de se répéter.


Sans utiliser d’autres mots, sans entrer dans une narration plus personnelle, « #Metoo » est une façon de témoigner, d’exprimer sa souffrance, de trouver un premier lieu hors de l’indicible. #Metoo est un moyen pour supprimer l’espace entre les histoires singulières, ce qui n’est certes pas sans risque mais cela n’en demeure pas moins une qualité inédite. Autrement dit, ce discours qui n’en est pas un, lorsqu’il est répété, autorise l’entrée dans le discours. Il est à l’opposé de la confession, du récit intime et singulier qui est le plus souvent impossible pour un sujet brisé par la souffrance, le harcèlement, le viol. La voix du sujet, ne pouvait se faire entendre que dans les abords du langage, presque dans un cri. Ces abords du langage, le Hashtag permet de les trouver, dans le bord du collectif : par cet agglomérat confus de mots, la voix commence et permet de faire entendre une altérité qui devient entité. N’est ce pas là une autre définition de l’Humanité ?


L’inédit nous rend responsables de la fabrication de nouvelles structures tout en veillant à la circulation des voix. Des structures thérapeutiques d’une part et de régulations permettant d’autre part à la psyché de faire le lien entre exposition publique et récit intime dans un équilibre des temporalités.

Les femmes se répondent entre elles, en écho, où chaque dièse, chaque réponse ajoute un demi ton en plus. L’absence même de traduction et la conservation de la formule en anglais a permis, par l’identique de ce vocable de ne pas trop en dire et de s’identifier néanmoins comme ayant été victime de violences, premier acte vers le long parcours de la reconnaissance. Le Hashtag #Metoo a permis à des milliers de femmes de se montrer et de retrouver une voix. Premier pas, première manifestation hors du silence.


En France, depuis la sortie il y a 10 jours du livre de Camille Kouchner « La familia grande », (1) le silence de l’inceste est analysé, étudié mais c’est depuis hier, 16 janvier 2021 une multiplication, une déferlante de hashtag #meetooincest. A nouveau le # se pose comme conducteur de la parole, comme appel à une communauté de voix jusqu’ici silencieuse. Rappelons l’aporie à laquelle l’enfant victime d’inceste est soumis : soit il se tait, il garde le silence et le secret protégeant ainsi sa famille, sa filiation, son origine, respectant ceux qui lui ont donné accès au langage malgré la perversion des actes et des mots. Soit il parle, il révèle les faits en rompant le pacte de silence qui était devenu le ciment pervers familial. Il semble que depuis hier le # à nouveau ouvre la parole là où elle était impossible et honteuse, le # appuie sa place de convertisseur de paroles, la parole pervertie et piégée peut changer de matière et devenir une parole qui croit à nouveau au bénéfice de la nomination et de l’acte de parler. De menace il devient acte refondateur.


Il a fallu aux victimes, pour qu’elles puissent quitter leur mutisme, démarrer par le discours de l’autre, par l’absence de détails, par une pure mention. C’était la condition de possibilité de l’émergence de leur parole. Le Hashtag a ainsi pu ainsi faire fonction d’abri pour la subjectivité : il a défini une communauté sororale protectrice. Sans cela une parole sur la violence subie, partie de « rien » c’est-à-dire partie sans l’autre, n’aurait certainement pas été possible. Le # fonctionne ici comme un appui, un lien possible sans lequel un discours se retrouverait orphelin, sans lien. Peut-être pour des raisons sociales ou politiques, mais sans doute aussi pour des raisons qui sont liées à la texture du récit dès qu’il s’approche du Réel. Réel, Symbolique et Imaginaire, triptyque inventé par Lacan. Cette catégorie du réel sera repensée et redéployée par rapport au symbolique et à l’imaginaire sans relâche par Lacan. Je choisis un passage datant de 1955 où le lien entre indicible et réel est clairement énoncé : L’image « résume ce que nous pouvons appeler la révélation du réel dans ce qu’il y a de moins pénétrable, du réel sans aucune médiation possible, du réel dernier, l’objet essentiel qui n’est plus objet, mais ce quelque chose devant quoi tous les mots s’arrêtent et toutes les catégories échouent, l’objet d’angoisse par excellence ». (2) Le réel est ainsi une dimension de l’expérience où face à la violence de l’angoisse des images les mots échouent à subsumer, à dire, à décrire. C’est le lieu où les paroles s’arrêtent, où les associations cessent autour d’un non-reconnu par les mots, d’un impossible à dire. Le discours échoue dans cette dimension de l’impossible.



Crédit d’image: Marc Nozell, 2018, Wikimedia Commons

Une subjectivité qui se construit par l’altérité


Là où le « je » était impossible, où il était impossible de dire « je » en son nom propre, c’est le « moi » de l’autre qui a offert un appui et fourni un système de démarrage pour l’énonciation. Le # a été un moyen d’affronter l’indicible et l’impensable, pour reconstruire une subjectivité traumatisée, brisée. Le # de #metoo semble ainsi un territoire subjectif aux coordonnées inédites, une zone où l’autre en soi se montre pour sortir du silence.


Reste à chercher et penser les meilleurs cadres et paramètres pour faire quelque chose de cette parole, qu’elle n’en reste pas qu’une simple réponse. Il faut que des moyens soient donnés aux personnes qualifiées (psychologues cliniciens, psychiatres, psychothérapeutes et psychanalystes pour ne citer qu’eux) pour rendre à chaque parole sa singularité et fournir à chacune le long travail d’écoute inséparable de l’émergence d’une voix, d’une plainte. Première marche vers un discours de reconnaissance.


L’insertion des nouveaux symboles du numérique interroge nécessairement les limites des paradigmes passés. L’efficience de ces nouveaux symboles ne doit pas pour autant nous soustraire à la possibilité de les interroger dans leurs dérives et leurs équivoques.


Comment ne pas penser que le hashtag par les qualités précédemment évoquées ne soit pas pour d’autres une plaque tournante de discours sans démonstration, de mot jetés ? Ce qui reste « aux abords du langage » peut tout autant être entendu comme un pont possible avec l’indicible que comme une menace pour la raison et pour la démonstration, pour ce qu’exige la pensée. Les abords du langage peuvent tout autant être « abords » de la vérité, dissimulation, mésusage. Abords d’autant plus vite choisis par la rapidité avec laquelle les mots sont jetés à l’avidité du regard de l’autre dans les réseaux sociaux.


La suppression de la singularité du discours et de son développement sont un atout pour accéder à une parole jusque là impensable mais c’est aussi en effet l’accès simple, gratuit et économique pour rallier des discours stigmatisants et diffamatoires posés là.


#Metoo est un moyen pour supprimer l’espace entre les histoires singulières, ce qui n’est certes pas sans risque mais cela n’en demeure pas moins une qualité inédite.

Il ne faudrait pas qu’une fois ce passage établi entre l’intime et ce discours comme une possibilité de penser un dire radicalement nouveau avec ses vertus thérapeutiques et politiques, aucun autre mouvement de pensée ne soit possible. Les mots collés par les hashtags doivent pouvoir trouver à se décoller pour toujours faire pénétrer l’espace de l’autre, et de ses raisons. Si le décollage des mots et des noms est impossible voire interdit, les qualités du discours permis par le hashtags ne peuvent qu’être le risque de dérives communautaires au détriment de la force démocratique du collectif.


Tout discours ineffaçable pose la question de son autoritarisme et de son rejet d’autres voix, et donc de tout dialogue, de toute ouverture à l’autre.


L’inédit nous rend responsables de la fabrication de nouvelles structures tout en veillant à la circulation des voix. Des structures thérapeutiques d’une part et de régulations permettant d’autre part à la psyché de faire le lien entre exposition publique et récit intime dans un équilibre des temporalités.



 


NOTES


1. Camille Kouchner, La familia Grande, Seuil, 2020


2. Jacques Lacan, Séminaire II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, p 196, Paris, Seuil.

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