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“Jouer le jeu” ou la réification (im)possible du maniaque

8 February 2021

“Jouer le jeu” ou la réification (im)possible du maniaque

Laurent Joliton, sans titre ; Crédit d’image :Boum ! Bang !

Si Sartre considère le « jouer le jeu de l’en-soi » comme conséquence de l’échappement à l’être qui caractérise la réalité humaine, nous voudrions plutôt esquisser les traits d’une posture existentielle où, précisément, c’est le fait de « jouer le jeu » qui empêche, toujours d’avantage, l’émergence à l’être. En ce sens, il nous est apparu que la manie, entendue comme la polarité joueuse du trouble bipolaire (ou trouble maniaco-dépressif) et telle que décrite par la psychopathologie phénoménologique et notamment par Ludwig Binswanger, correspond assez ponctuellement à l’expérience, tout à fait tragique, de l’impossibilité d’émerger à l’être, soit de tendre à une forme d’existence qui soit à la fois persistante, dans le sens de temporellement continuelle, et partagée, dans le sens de commune avec Autrui.

Le temps, l’espace : autant de nécessités inéluctables.

Le sort, la fortune, les événements : traquenards que nous tend la vie.

Voulez-vous exister ? Or, il n’est pas d’existence dans l’abstrait.

Il faut que l’être se prenne au piège d’une forme,

et, pour un temps, s’en accommode, ici ou là de telle ou telle façon.

Toute chose, aussi longtemps qu’elle dure, est forcée de subir sa forme,

la condamnation, la contrainte d’être ainsi, et de ne pouvoir se modifier.


Luigi Pirandello, Un, personne et cent mille (1)


« Jouer le jeu »


Dans le langage commun l’expression « jouer le jeu » désigne un comportement respectueux des règles et des conventions, soit une attitude socialement cohérente répondant à et d’un certain rôle social. Toutefois, il s’avère, eu égard aux résonances étymologiques du latin jocus, qui signifie plaisanterie, badinage, blague, que l’usage de cette expression renvoie, aussi, à l’idée d’une distance, celle séparant la personne de son rôle (i.e. celle que l’on perçoit entre l’interprète et son personnage) et, donc, à l’idée d’un jouer à être, d’une imitation ou, encore, d’une simulation.


Nous pourrons être amenés à penser, depuis ces définitions, que celui qui « joue le jeu » n’est personne d’autre que l’homme tel que décrit par Sartre en ce que celui-ci, l’homme sartrien, semble incarner le double sens de l’expression « jouer le jeu » que nous venons d’évoquer. En effet, comme le montre l’exemple, archiconnu, du garçon de café, le garçon « joue le jeu » du garçon de café en jouant tous les gestes typiques du barman : « il joue sa condition pour la réaliser » (2). Toutefois, il n’arrivera, au mieux, qu’à « joue(r) à être garçon de café » (3), c’est-à-dire qu’il ne pourra jamais l’être « immédiatement (..), au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre » (4). Cet exemple témoigne, selon Sartre, du fait que « l’homme est libre parce qu’il n’est pas soi mais présence – ou, nous pourrions aussi dire : distance – à soi » (5) : au travers de l’opération de néantisation, décrite par Sartre, le pour-soi se réalise comme « un décollement de l’être par rapport à soi » (6), ce qui implique l’impossibilité d’une « coïncidence à l’identique » (7), laquelle est la condition nécessaire pour « la véritable plénitude d’être » (8), condition, celle-ci, réservée exclusivement à l’en-soi. L’homme est donc libre de l’emprise de l’être puisque, d’une part, il se dégage de l’être-en-soi par la néantisation et, d’autre part, même s’il aspire à l’être-en-soi, il ne peut que jouer à être à la manière d’un en-soi, soit faire semblant d’être. Toutefois, ce que nous voudrions essayer de penser, ici, c’est une forme d’existence ou, comme nous le verrons plus loin, une existence informe, qui puisse exprimer, de manière encore plus profonde que l’homme sartrien, la condamnation à la liberté. Si Sartre considère le « jouer le jeu de l’en-soi » comme conséquence de l’échappement à l’être qui caractérise la réalité humaine, nous voudrions plutôt esquisser les traits d’une posture existentielle où, précisément, c’est le fait de « jouer le jeu », dans le double sens que nous avons attribué à cette expression, qui empêche, toujours d’avantage, l’émergence à l’être. En ce sens, il nous est apparu que la manie, entendue comme la polarité joueuse du trouble bipolaire (ou trouble maniaco-dépressif) et telle que décrite par la psychopathologie phénoménologique et notamment par Ludwig Binswanger, correspond assez ponctuellement à l’expérience, tout à fait tragique, de l’impossibilité d’émerger à l’être, soit de tendre à une forme d’existence qui soit à la fois persistante, dans le sens de temporellement continuelle, et partagée, dans le sens de commune avec Autrui.


Le maniaque, au-delà de Sartre, avec Binswanger et Pirandello


Nous essayerons donc de décrire l’attitude ré-creative du maniaque, en la différenciant, peu à peu, du jouer à être de l’homme sartrien.


Tout d’abord, et il s’agira du point essentiel de toute notre argumentation, le jouer à être dont parle Sartre a toujours affaire à l’être. D’une part, nous le savons, pour que l’opération de néantisation ait lieu il faut de l’être ; en effet, en tant que Sartre situe son projet dans le cadre d’une ontologie phénoménologique, celui-ci ne peut que procéder de l’être et, par là seulement, aboutir à sa néantisation : « le néant ne peut se néantiser que sur fond d’être : si du néant peut être donné, ce n’est ni avant ni après l’être, ni, d’une manière générale, en dehors de l’être, mais c’est au sein même de l’être, en son cœur (…) » (9). D’autre part, du fait de cette néantisation, bien que l’homme ne puisse que jouer à être il s’avère que dans et par ce jeu s’exprime « le projet originel » de toute homme, à savoir le « projet d’être » (10). Ainsi la réalité humaine, chez Sartre, s’apparente au désir d’être « un en-soi qui serait à lui-même son propre fondement » (11). Bien que ce projet demeure inachevable, reste, néanmoins, qu’il se déploie depuis l’être vers l’être ou, autrement dit, d’un en-soi à un en-soi entre lesquels se tend un pour-soi. Aussi la tension entre ces deux en-soi crée-t-elle la structure temporelle du pour-soi : le passé est l’en-soi, dépassé, que le pour-soi n’est plus et le futur est l’en-soi, possible, que le pour-soi n’est pas encore. En ce sens, nous pouvons affirmer que si le jeu du garçon de café s’apparente sans doute à une simulation il n’en demeure pas moins que cette simulation vise, toujours déjà, la plénitude de l’être.


Le jeu du maniaque, quant à lui, est de toute autre nature.


Si le maniaque échappait à l’identification par le masque et, donc, au concept d’identité personnelle et sociale, nous nous demandons s’il pourrait également se dérober du concept d’identité maintenant que celui-ci ne s’apparente plus à l’identité personnelle mais, plutôt, à l’identité biologique.

Afin de pouvoir mieux appréhender cette nature joueuse du maniaque, ne pouvant certainement pas nous contenter de la liste aseptique de symptômes qui décrit la manie à l’intérieur de certains manuels de psychopathologie (i.e. le Diagnostic and Statistical Manual of mental disordersDSM), nous proposons d’en revenir à la littérature, laquelle nous fournit, parfois, des descriptions aux tons exquisément existentiels de certaines manières, disons : inusuelles, d’être au monde. C’est en ce sens que nous suggérons au lecteur l’aventure tragique de Vitangelo Moscarda, protagoniste du roman Uno, nessuno e centomila (Un, personne et cent mille) de Luigi Pirandello. Le récit porte sur l’histoire d’un homme (Vitangelo Moscarda) qui conduit une vie assez tranquille et aisée jusqu’au moment où sa femme lui fait remarquer un petit défaut de son nez, qui pendrait d’un côté. Le protagoniste, effrayé par cette révélation – révélation ouvrant narrativement le roman – qui engendre la perte de son identité de « homme avec le nez droit », s’aventure donc dans une « quête d’authenticité » en passant, notamment, par l’expérience des « cent mille », c’est-à-dire par le fait de se laisser être, ou de jouer à être, le reflet de soi qu’il perçoit dans le regard des Autres. La fragmentation identitaire à laquelle le protagoniste touche suite à la perte de confiance dans la spontanéité de l’incarnation dans un rôle social, l’expose à toute l’absurdité de l’effort, tout à fait éphémère, d’être quelqu’un, voire d’être. Cette quête d’authenticité mène le protagoniste de la vérité de l’être à la vérité du paraître, à savoir du jouer à être. Toutefois, il ne faut pas confondre ce passage de la vérité de l’être à la vérité du paraître avec le passage opéré par Sartre d’une essence qui précède l’existence à une existence qui en la niant, nécessairement, « implique son essence » (12). En effet, la solution à laquelle parvient le protagoniste est de prendre au sérieux le jeu des rôles pour en dévoiler l’enjeu principal, à savoir que chaque rôle n’impliquerien ou, en reprenant le titre du roman, personne. Mais concrètement, comment le maniaque, ou les personnages des romans pirandelliens, mettent-ils l’être hors-jeu ? Autrement dit, comment empêchent-ils le renfermement du soi dans une personne, c’est-à-dire dans une identité ? C’est qu’en vivant, perpétuellement, le temps d’un jeu – d’un jeu qui ne commence de rien et qui ne termine en rien –, le maniaque rompt avec la temporalité de l’être, à savoir la triplette retentio-praesentatio-protentio : le maniaque vit dans l’instant, il vit « à l’instant ». Comme le suggère Sartre, l’instant est « un commencement et une fin » (13) et il est donc le point de conjonction des deux événements absolus : la naissance et la mort. Le maniaque, comme le suggère Binswanger depuis Heidegger, habite la « momentanéité », c’est-à-dire qu’il vit, sans trêve, dans et à l’instant tragique du commencement et de la fin absolus. Quand Sartre parle d’« instant libérateur », où l’on souffre du sentiment angoissant « d’être soudain exorcisé, c’est-à-dire de devenir radicalement autre » (14), il touche à l’expérience de constante métamorphose et de constante « conversion » (15) qu’éprouve le maniaque. À ce propos, la conclusion du monologue de Vitangelo Moscarda, protagoniste de Uno, nessuno e centomila : « L’air est neuf. D’instant en instant, chaque chose s’anime pour apparaître. Je détourne les yeux de tout ce qui est appelé à s’immobiliser et à mourir. C’est à ce seul prix que je puis vivre désormais. Renaître d’instant, en instant. Empêcher en moi le travail de la pensée qui échafaude le néant des constructions vaines... (…) A chaque instant je meurs et je renais, neuf et lavé des souvenirs ; dans mon intégrité et vivant, non plus en moi, mais en toutes les choses extérieures » (16).


Il faut alors s’imaginer que le maniaque vit constamment dans des jeux de rôles, jeux qui, d’ailleurs, avec leur déplacement dans le temps (dans un passé ou dans un futur trop lointains pour être rattachés à notre propre temporalité) produisent l’effet d’évasion dont parlent les joueurs accros. Sauf que ceux qui jouent aux jeux de rôles vivent ces instants de jeu comme une parenthèse de la vie « ordinaire », pour retourner ensuite, une fois le jeu conclu, à leur identité habituelle et à la temporalité partagée. Le maniaque, quant à lui, vit la vérité précaire d’un jeu qui, toujours déjà, est à ré-jouer, dans un présent qui est purement fictif puisque délié du passé et du futur. Comme le souligne Binswanger depuis Husserl, le maniaque manque de l’habituel. Compte tenu de la définition bourdieusienne de l’habitus, entendu comme un « système de dispositions durables et transposables » à la fois « structurées et structurantes » (17),nous pourrions avancer que, chez le maniaque, l’habitus ne fonctionne pas en tant que, chez lui, le moment structurant est le seul à pouvoir s’opérer et ce, exclusivement et constamment, ce qui empêche d’aboutir à une forme structurée, durable et transposable de l’existence (moment structuré). De sorte que, avec Merleau-Ponty, nous sommes amenés à penser que, chez le maniaque, le mouvement de « va-et-viens de l’existence » (18) entre « corps habituel et actuel » (19) ) tourne à vide dans l’actuel, ne permettant pas au processus constitutif de l’Ipséité (processus par lequel le Soi se définit) de se développer entre le propre et l’autre, ainsi qu’entre la stabilité et le changement. Le trouble structurel de la constitution du Soi est engendré par l’absence du mouvement par lequel le Soi se referme sur Soi-même en tant que ce Soi-même n’existe pas : le maniaque existe seulement dans le moment (ré)créatif de et du Soi. Ce faisant, nous devons distinguer l’opération de néantisation décrite par Sartre (opération qui, nous l’avons vu, implique voire nécessite l’être) du masquage auquel font recours le maniaque et les personnages des romans pirandelliens : ils changent leur masque à l’infini pour se jouer de la mascarade sociale des identités. Ils se masquent, donc, pour démasquer, pour montrer que derrière les masques (derrière leurs masques) il n’y a personne.


C’est qu’en vivant, perpétuellement, le temps d’un jeu – d’un jeu qui ne commence de rien et qui ne termine en rien –, le maniaque rompt avec la temporalité de l’être, à savoir la triplette retentio-praesentatio-protentio : le maniaque vit dans l’instant, il vit « à l’instant ».

Un dernier point fera l’objet de cette deuxième partie de notre article. Comme nous l’avons vu, le maniaque, du fait de la fragmentation du temps en instants, « en purs présents isolés (…) sans possibilité d’ordonner ces présents dans une continuité biographique interne » (20), ne peut pas appréhender son histoire dans une forme apprésentative habituelle, c’est-à-dire qu’il n’arrive pas à se constituer en tant qu’ego. Les « présentations actuelles et momentanées » (21) ont le dessus sur les apprésentations biographique et, manquant de l’instauration d’une temporalité interne qui puisse lier les instants en une continuité passé-présent-futur, « les maniaques ne peuvent s’expérimenter comme ego dans le sens plein d’une apprésentation » (22). Mais qu’en est-il des Autres ? Comment le maniaque fait-il expérience de l’Altérité ? Selon Binswanger, depuis Husserl et Szilasi, l’échec de la constitution egoique engendre l’échec de la constitution de l’Altérité : l’Autre ne peut donc pas être expérimenté « de manière apprésentative comme alter ego » (23). Pour le dire avec Sartre, le maniaque n’arrive pas à fonder le « nous », entendu comme ce qui « enveloppe une pluralité de subjectivités qui se reconnaissent les unes les autres comme subjectivités » (24). Toutefois, nous voulons prendre quelque peu les distances de la conception binswangerienne du rapport que le maniaque entretient avec l’Autre. En effet, Binswanger suggère que le maniaque instaure un rapport de réification avec l’Autre, dans le sens, certainement de dérivation heideggerienne, de « prendre l’autre pour quelque chose » (25).Or, si nous avons soutenu, jusqu’ici, que le maniaque ne se rend jamais à l’être, nous nous sentons en mesure de refuser l’hypothèse binswangerienne. Le maniaque, et ce sera le thème de notre troisième partie, ne peut pas être ramené à l’être et donc échappe à toute réification ; de ce fait, nous croyons qu’il ne pourra pas opérer une réification de l’Autre ou « le prendre pour quelque chose ». Au mieux, il peut ou ne peut le prendre que pour « personne ». Citons, à nouveau, le monologue d’Un, personne et cent mille : « Je ne suppose pas que vous soyez conforme à l’idée que j’ai de vous. J’ai déjà affirmé que vous n’êtes pas non plus celui que vous représentez pour vous-même, mais simultanément plusieurs individus, selon vos différentes manières d’être possible, les cas, les rapports et les circonstances. Et alors, en quoi vous fais-je du tort ? C’est vous que m’en faites en croyant que je ne possède (ou que je ne puis posséder) de réalité autre que celle que vous me donnez, laquelle est uniquement vôtre, croyez-le ; une idée à vous, celle que vous vous êtes forgée de moi, une possibilité d’exister comme vous l’entendez, telle qu’elle vous apparaît à vous, telle que vous la reconnaissez possible en vous : car, ce que je puis être pour moi-même, non seulement vous n’en pouvez rien savoir, mais moi non plus !... » (26)


Avant de passer à notre troisième partie, nous voulons insister sur un point. Le maniaque que nous avons décrit se situe en-deçà aussi bien qu’au-delà de l’être : il s’agit, là, comme nous l’avions anticipé, d’une existence informe ou comme le dirait Pirandello une « Vie » sans « Forme » – mais il s’agit toujours d’une Vie. De ce fait, nous pourrions être tenté par une lecture quelque peu « romantique » de la manie, entendue comme pur esprit d’évasion et de libération. Vivre dans l’instantanéité d’un jeu, dans la précarité d’un régime de vérité jamais totalement conquis, sans jamais que le réel puisse se rapprendre dans une forme réutilisable, est une expérience effrayante qui mène souvent au geste suicidaire, tentative ultime de rédemption de l’existence informe du maniaque.



Image crédit: Another Brick in the Wall 2, Satellite Musical

La réification (im)possible du maniaque


Dans cette dernière partie de notre article, nous essayerons, dans le sillage des travaux de Michel Foucault et de Giorgio Agamben, de situer la manie par rapport aux dispositifs de pouvoir à l’œuvre dans la société actuelle, en observant le lien entre « dispositif de pouvoir et jeu de vérité, dispositif de pouvoir et discours de vérité » (27).


Tout régime de pouvoir, via ses dispositifs, produit des séries discursives qui œuvrent au maintien d’une certaine vérité sur ce qu’est l’identité de l’homme. Le pouvoir nécessite de rendre l’homme avant tout identifiable pour ensuite le rendre reconnaissable et « assujettissable ». Nous avons soutenu, plus haut, que le maniaque échappe à l’identification et à la réification en tant qu’il ne provient pas de l’être et qu’il ne se ramène pas à l’être. Toutefois, nous devons ajouter que cette affirmation est vraie seulement si elle est située dans le cadre d’un certain régime de pouvoir, historiquement situé, et, par conséquent, d’un certain régime de vérité. En effet, comme le montre Giorgio Agamben dans Nudità, avant le XIX siècle, avant donc l’émergence de dispositifs de pouvoir biométriques (dont nous parlerons plus loin), ce qui permettait l’identification l’homme c’était son identité personnelle. Le terme personne signifie, originellement, « masque » et c’était au travers du masque que l’homme pouvait acquérir un rôle et une identité sociale. Dans le monde grec ainsi que dans le monde romain, la personne était identifiée par son masque, c’est-à-dire par son rôle social. Si la personne « jouait le jeu » de son rôle sociale, à savoir : il tenait un comportement respectueux des règles et des conventions, soit une attitude socialement cohérente répondant à et d’un certain rôle social (c’était notre première définition de l’expression « jouer le jeu »), il était identifiable et reconnaissable par la communauté (cela soit dit en passant, comme le remarque Agamben, le besoin d’identification et de reconnaissance n’est pas seulement une nécessité de chaque régime de pouvoir mais aussi bien un besoin existentiel des individus). Dans un tel régime d’identification, où la vérité de l’homme coïncide avec son identité personnelle et sociale, le maniaque, opérant une distance entre la personne et le rôle (il double le « jouer le jeu » de sa deuxième définition), et changeant son masque à l’infini, devient « personne » (nobody), non-identifiable et non-reconnaissable par les dispositifs de pouvoir. Le maniaque pousse tellement à l’extrême la vérité du masque, c’est-à-dire la vérité du jeu des rôles sociaux, que le résultat est, paradoxalement, le dévoilement de l’inconsistance de cette vérité même. De la simulation de la vérité à la vérité de la simulation, le maniaque s’apparente aux hystériques dont parle Foucault : celles-ci avaient en effet « des magnifiques symptômes » (les symptômes des patients organiques que les psychiatres asilaires se réjouissaient d’observer chez les hystériques) mais, en même temps, elles étaient « tellement séduit(es) par l’existence des symptômes les mieux spécifiés, les mieux précisés, qu’elles les repren(aient) à leur compte » (28), en produisant, paradoxalement, l’esquive de la réalité (de la vérité) de leur maladie. Ce faisant, la distance que le maniaque ouvre entre la personne et le rôle social, au-delà du fait d’empêcher la réification du soi en un masque (le maniaque ressemble aux personnages shakespeariens qui tiennent leur masque dans leurs mains et instaurent, avec leurs propres masques, un dialogue), elle décolle la personne juridique, celle jugeable par le système de valeurs imposé par un certain pouvoir à l’œuvre, de la personne étique, laquelle échappe au jugement de tout système de valeurs. À partir de la deuxième moitié du XIXème siècle, des dispositifs d’identification nouveaux font leur apparition, ce qui indique qu’un changement de définition du concept d’identité a eu lieu. Si le maniaque échappait à l’identification par le masque et, donc, au concept d’identité personnelle et sociale tel que nous venons de le décrire, nous nous demandons s’il pourrait également se dérober du concept d’identité maintenant que celui-ci ne s’apparente plus à l’identité personnelle mais, plutôt, à l’identité biologique. Comme le montre Giorgio Agamben, l’identité doit s’exprimer, à l’heure des dispositifs biométriques, par le bios, c’est-à-dire par les données biologiques ou, comme l’écrit Agamben : par la « nuda vita » (la vie nue). L’identité de l’homme, à partir du XIXème siècle, n’est plus une identité sociale mais, au contraire, une identité a-sociale, liée, cette identité, au corps (et non pas au corps vécu mais au corps cadavre, purement biologique), mesurée par des machines et non pas reconnue par l’Autre. La réification, à l’époque du biopouvoir, n’est plus une réification au rôle social, réification à laquelle le maniaque pouvait échapper ; l’homme est désormais réifié en tant que corps, c’est-à-dire en tant qu’ensemble de données organiques (photos d’identité, empreintes, scanner de la rétine, test du DNA...). Désormais, le maniaque peut changer son masque à l’infini, peu importe : il sera toujours le même face aux outils d’identification biométrique. Premier, en ordre chronologique, a été l’outil « photo d’identité » : l’instantanée paralyse l’instant, le prive de son effet « libérateur », le rend au temps. La photo d’identité, d’abord rendue obligatoire aux délinquants, avait comme but de créer la catégorie du « criminel habituel », puisqu’elle avait le pouvoir de temporaliser l’« antécédent ». Une fois élargie à la société entière, cette pratique oblige tout le monde, y compris le maniaque, à avoir de l’ « habituel ».


Ils changent leur masque à l’infini pour se jouer de la mascarade sociale des identités. Ils se masquent, donc, pour démasquer, pour montrer que derrière les masques (derrière leurs masques) il n’y a personne.

Nous voulons conclure en rappelant que les pratiques de mesure du corps furent appliqués, à l’origine, tant aux délinquants qu’aux fous : le savoir phrénologique, les techniques de mesure du crane etc., avaient pour but d’identifier le criminel aussi bien que le fou. Ces techniques souhaitaient trouver une identité biologique aux rebuts de la société. Puis, comme le rappelle Foucault dans l’Histoire de la folie à l’âge classique, Freud découvrit une nouvelle identité, pulsionnelle cette fois, valable tant pour l’homme malade que pour l’homme sain ; identité sur laquelle l’on pouvait enquêter avec les techniques de la parole. Aujourd’hui, c’est à nouveau le corps qui est mesuré afin d’identifier. Toutefois, l’on ne mesure plus l’anatomie du corps mais, plutôt, sa biochimique : non plus le cerveau mais ses « productions biochimiques », notamment les neurotransmetteurs. Comme l’écrit Agamben, nous devons encore attendre, patiemment, « une nouvelle figure de l’humain, ce visage au-delà tant du masque que de la faciès biométrique », « au-delà tant de l’identité personnelle que de l’identité sans personne », soit de l’identité corps-cadavre. Ou peut-être est-il déjà là, mais il attend, encore, patiemment, son Freud, à savoir celui qui lui offrira un nouvel espace de parole.


 

NOTES


1, PIRANDELLO, L., Un, personne et cent mille, Éditions Gallimard (coll. L’imaginaire), 1930 (1926 pour la version italienne), p. 107.


2. SARTRE, J. P., L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Éditions Gallimard, 1943, p. 94.


3. Ibidem, p. 94.


4. Ibidem, p. 94.


5. Ibidem, 485.


6. Ibidem, p. 113.


7. Ibidem, p. 113.


8. Ibidem, p. 113.


9. Ibidem, p. 56.


10. Ibidem, p. 611.


11. Ibidem, p. 611.


12. Ibidem, p. 21.


13. Ibidem, p. 511.


14, Ibidem, p. 520.


15. Ibidem, p. 520.


16. PIRANDELLO, L., Un, personne et cent mille, p. 268.


17. BOURDIEU, P., Le sens pratique, Les Éditions de Minuit (coll. « Le sens commun »), 1980, p. 88.


18. MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception, Éditions Gallimard (coll. « Tel »), 1945, p.117.


19. Ibidem, p. 111.


20. BINSWANGER, L, Melanconia e mania, Studi Fenomenologici, Bollati Boringhieri, 2006 (1960 pour l’édition allemande), p.76, nous traduisons.


21. Ibidem, p. 85, nous traduisons.


22. Ibidem, p. 95, nous traduisons.


23. Ibidem, p. 95, nous traduisons.


24. SARTRE, J. P., L’être et le néant, p. 453.


25. BINSWANGER, L, Melanconia e mania, Studi Fenomenologici, p.84, nous traduisons.


26. PIRANDELLO, L., Un, personne et cent mille, p.117.


27. FOUCAULT, M., Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collège de France (1973-1974), Éditions du Seuil/Éditions Gallimard (coll. « Hautes Études »), 2003, p. 15.


28. Ibidem, p. 253.


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