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Croire au monde qui vient : Entre mélancolie et espoir

12 August 2022

Croire au monde qui vient : Entre mélancolie et espoir
PHILOSOPHY
POLITICS

Camille de Toledo ; Crédit d’image : reçu.

Sur les pas de son œuvre, Camille de Toledo la pose en série avec ceux qui l’observent, au chevet d’une Europe en quête de subtilités dans la lecture de son histoire. Remaniant le politique à partir de ses fragmentations il examine comment peut se penser la possibilité d’un « commun » dans un entretien avec Laurence Joseph pour PWD.

Un philosophe de l’Espoir qui pense la mélancolisation de l’ Europe



Laurence Joseph: Votre livre Le Hêtre et le Bouleau, essai sur la tristesse européenne me semble un point d’ancrage essentiel car il modélise le point d’achoppement de notre génération née au moment du second choc pétrolier. Votre constat, à mes yeux, clinique est celui d’une mélancolisation de l’Europe, ce qui du même coup procède d’un geste important : celui de la capacité de la philosophie à prendre les sentiments au sérieux, de ne pas en faire un simple « senti-mental » comme s’en amusait Lacan. En les prenant au sérieux, c’est-à-dire en considérant la gravité des conséquences de cette mélancolie, comment considérer les chances de l’espérance ?


Camille de Toledo : Vous avez raison, partons sur les traces d’Ernst Bloch et de son principe espérance. C’est en effet ce que désire notre temps, notre époque, depuis la mélancolie la plus noire. Je me permettrai, sur cette soif d’espérance adossée au plus sombre de notre situation, de renvoyer à un autre de mes livres, Les potentiels du temps, co-signé avec Aliocha Imhoff et Kantuta Quiros. Ernst Bloch a œuvré à son livre pendant des années de barbarie absolue alors que des vies humaines étaient détruites comme de simples stocks de marchandises dans les usines à tuer de l’Europe entre les mains allemandes. On voit donc déjà ici que l’espoir – je préfère ce mot, il est plus laïc à mes yeux, moins charger de messianisme, plus politique aussi – ne sauve jamais rien. Il permet simplement de soulever un peu la chape monstrueuse du présent. Il ouvre une fenêtre sur un ailleurs dans les temps futurs. Un autre livre ici me vient à l’esprit, celui de Pierre Bouretz, Les témoins du futur. Voilà donc notre situation : il y a les noirceurs, les obscurités, les effrois liés à une situation donnée, et l’espoir - sans doute plus que la révolte - est ce qui vient rompre le temps en ouvrant une hypothèse autre, une branche de possibles reliée à l’arbre de la catastrophe générale. C’est en ce sens qu’il est aussi malgré tout ce qui sauve. L’espoir, c’est le regard en biais de l’ange de l’histoire de Walter Benjamin, saisi comme force de relèvement depuis la ruine. Encore une fois, c’est une fable, quelque chose que l’on pose dans l’avenir, comme pour prendre appui quand tout dans le présent s’effondre. L’attente messianique est toujours à son maximum, il me semble, quand le présent est saturé de peurs apocalyptiques.


Mais nous sommes, au début du XXI ième siècle, dans une situation paradoxale : car nous héritons de tous les effondrements des rêves passés, et nous sommes soumis à la prédiction, à l’horizon, d’effondrements à venir ; et il faut pourtant nous tourner vers cette dimension-là, celle portée par l’espoir. Comptons d’abord les puissants chagrins dont nous sommes les poursuivants. Dans le temps relativement court, nous trouvons du côté des attentes déçues : a. la retombée de l’espoir communiste b. la chute de l’espoir décolonial, de l’émancipation nationale c. le violent désaveu des espoirs progressistes et techniques avec, de façon très contemporaine, l’extrême retournement des promesses du capitalisme. On voit donc que la charge est lourde. Quand on est retombé de tout cela, il peut être complexe de croire encore aux « forces de l’esprit », n’est-ce pas ? On pourrait être tenté de baisser les bras. Il se trouve que dans une perspective plus intime, je vis avec une menace, celle d’une paralysie générale du corps. Je vis avec cette menace, celle de ne plus marcher. Et c’est une bonne école pour aiguiser ses forces d’espoir. Chaque jour est un combat pour ne pas perdre l’esprit du combat. Je vois notre contemporain comme une grande tapisserie qui brûle de tous côtés ; et par endroit, des élans de bonté, des combats individuels ou collectifs, cherchent de l’autre côté, au nom de l’espoir, à éteindre les feux, à repriser la tapisserie. Or, focaliser son attention sur ce qui sauve, c’est déjà une façon de répondre à ce qui collectivement nous désespère. Je dirais donc que la mélancolie, l’espoir, ce sont deux faces d’une position face et dans le monde. D’un côté, c’est le tragique, l’irréparable, et de l’autre, c’est l’élan vital pour ne pas s’en remettre à la mort, pour relancer la vie. On sent cela très fortement, il me semble, à la lecture de Thésée, sa vie nouvelle, ce livre de survie qui dit cette quête pour le sens à travers les traumas de l’Histoire.



L’ hiver bleu, Moustapha Baidi Oumarou, 2021 ; Crédit d’image : Afikaris.com

Laurence Joseph : C’est comme si vous définissiez ici une nouvelle forme clinique de la mélancolie, de l’ordre d’une « mélancolie politique » qui serait donc peut-être sensibles à d’autres remèdes.


Camille de Toledo : Dans Le hêtre et le bouleau, il y a en effet cette dimension d’une « mélancolie politique ». Ça rejoint, finalement, cette longue discussion, depuis la psychanalyse, pour comprendre comment des états psychologiques traversent, débordent l’individu, pour prendre une tournure collective. Jung, à sa façon… mais aussi Moreno – l’intuition des trans-dépendances groupales – ou autrement, Viktor Frankl, ont, je crois, très justement, observé que, dans les faits, tout est toujours plus vaste que l’individu. Le lien entre le suicide et la perte du sens de la vie, chez Frankl, pointe l’horizon du sens comme un débordement : une quête qui permet de retrouver le lien, la vie, en sortant de l’attraction de la mort. L’espoir, bien sûr, est un des sels de cette quête de sens. J’ai pu écrire, toutefois, dans L’inquiétude d’être au monde, que je me méfie des discours de réparation, de la « parole qui sauve », des théoriciens de la promesse : cette langue qui produit ses enchantements, ses envoûtements. Je tiens à garder la mélancolie, c’est pour moi une garantie de ne pas tomber dans les bras des enchanteurs. Car, on le sait, c’est une des fonctions de la parole, du verbe : ils charrient avec eux une portée thaumaturgique. Il n’y a qu’à voir comment à chaque campagne électorale, le cycle se répète : a. promesses et liesses et espoirs b. désenchantements et déroutes. Cela étant dit, il me semble que nous avons de très sérieux arguments pour croire au monde à venir. Je ne parle pas ici du paradis, ce olam haba qui est le point axial de cet appui dans le futur du messianisme, mais de l’état à venir de ce monde-ci. Seule la probabilité pour que ce monde à venir se réalise est très très faible, tant le maillage légal international aujourd’hui a créé un filet monstrueux qui menace la vie terrestre. C’est en ce sens que, dans les derniers temps – notamment avec le texte d’une performance, Les témoins du futur et un travail collectif autour des droits de la nature - ma réflexion s’est concentrée sur la loi, la capacité ou non de nos collectifs à changer la loi, à écrire des lois à venir pour changer les termes de l’habitation commune.


Laurence Joseph : Ce dernier point est essentiel, on comprend que l’un des points aigus du XXIème sera de penser l’habitable. Comme s’il était question de repenser notre intime au quotidien depuis le surgissement des catastrophes, la loi devant nous tenir en effet autrement dans les lieux que nous habitons. Comme nous le savons les espèces et les lieux sont eux aussi appelés à survivre. Vous êtes l’un des écrivains qui à la suite d’Ernst Bloch interrogez l’espérance et l’utopie. Vous soulignez en même temps avec force combien le devoir de mémoire fixe l’ordre émotionnel de l’Europe. Quelle direction pourriez-vous donner à une pédagogie de l’utopie ?


Camille de Toledo : Dans Les potentiels du temps, à la fin, il y a un glossaire où je cherche à redéfinir ce terme « utopie ». Il s’agit à mes yeux d’un renversement profond. Voici : l’envoutement politique et économique, que ce soit un envoutement marxiste ou un grand récit capitaliste de prospérité, c’est toujours une prise de pouvoir d’un certain script sur la vie nue. En ce sens, c’est là que réside l’utopie, dans les fictions que nous écrivons conceptuellement, politiquement, pour nier la vie telle qu’elle est. Je dis en ce sens qu’aujourd’hui, c’est le capitalisme libéral qui est l’utopie, l’u-topos, le « sans lieu ». Bruno Latour avec ses termes dit, c’est le « hors sol » du système économique qui ne tient pas compte de la rareté de Gaïa, de la limite de la zone critique. Ce que nous avons à faire, dans le sillon de certains écrits comme ceux d’Édouard Glissant, c’est l’inverse : nous devons penser un avenir topique, à partir des lieux, des attachements, des liens entre les formes de vie. C’est tout l’enjeu du tournant terrestre, de la nouvelle Naturwissenschaft qui s’élance depuis les écrits d’Aldo Leopold jusqu’à la nouvelle anthropologie de la nature de Philippe Descola ; jusqu’à la biosémiotique et la mésologie d’Augustin Berque. En fait, à chaque fois, nous voyons le même motif : passer du XX ième siècle au XXI ième siècle, c’est passer de l’utopique comme destruction au topique comme recherche de formes moins violentes d’habitation. Quand j’ai écrit le texte à la fin de Le hêtre et le bouleau sur « l’utopie linguistique ou la pédagogie du vertige », c’était justement en ce sens : je montrais l’abstraction de l’Europe, à partir de l’impossible commun linguistique. L’utopie linguistique, c’est le maintenant de cette union qui ne s’entend pas, qui bâtit en voulant ignorer le sans lieu, l’u-topos des langues. Pour moi, il s’agissait de dire : regardez, là, il y a un impossible, comment faire de la politique si nous n’avons pas une langue commune ? C’était ma réponse au rationalisme abstrait – sans prise en considération de la vie sensible chez Habermas – à ce « citoyen rationnel » qui n’existe que dans la lignée de l’idéalisme, dans cette vie allemande qui redoute tant les émotions politiques depuis le nazisme. Pourtant, il faut faire avec le topique, avec les liens, les affects, la vie sensible, les attachements. C’est le cœur de la question politique, arriver à nous relier affectivement les uns aux autres, entre humains, et entre les humains et les non-humains. Et ma réponse, à partir de cette utopie linguistique, au lieu d’être celle d’un retour à la nation idioma-centrée était au contraire de dire : nous avons une chance de penser le commun politique à partir de cette utopie linguistique en termes de traduction. Le grand mérite d’un tel défi, c’est qu’il est alors réellement possible de penser avec Deepesh Chakrabarty, dans l’horizon d’une provincialisation de l’Europe. En mettant au cœur la traduction, nous rouvrons l’Europe à toutes celles et ceux, depuis les vies post-coloniales, qui ont été ainsi appelés, dans l’histoire longue des traumas, à porter, à parler la langue de l’autre.


Et c’est suivant cette proposition que j’ai écrit cette chronologie à venir pour adopter la traduction comme langue.


Camille de Toledo : Ce qu’offre cette nouvelle approche d’une citoyenneté traduisante, c’est une issue à la guerre des identités et des mémoires à partir d’un effort général pour traduire. Mais j’insiste : ce texte formulait une pédagogie topique, adaptée à la situation réelle d’une communauté où l’on ne s’entend plus sur les termes de la vie commune.



Bon Compagnon, Moustapha Daibi Oumarou, 2020  ; Crédit d’image : Afikaris.com

Laurence Joseph : L’ (h)ontologie, telle que vous la travaillez à partir du néologisme de Lacan vous semble -t-elle rester l’un des moteurs de la pensée contemporaine ? Son hypnose se poursuit-elle dans ce premier quart du XXIème siècle selon vous ? La hantise des mémoires des minorités me semble prendre la suite de vos développements, qu’en pensez-vous ?


Camille de Toledo : J’ai commencé plusieurs textes sur la guerre des mémoires que je n’ai jamais réussi à terminer. Mais en effet, c’est déjà ce avec quoi je me débattais en écrivant Le hêtre et le bouleau. Voilà quelle en est à mes yeux l’histoire accélérée. Jusqu’à la fin des années 1940, la condition juive est une condition pivot, depuis l’Europe, qui permet de penser les termes d’un partage. Je me réfère ici à la façon dont Franz Fanon pense la négritude notamment à partir de Sartre, et comment, plus tard, Jean Améry, survivant des camps, pensera sa propre condition à partir de Fanon. Je parlais de ces partages, de ces entrelacs d’identités de souffrance qui permettaient de tisser une vie commune. Le marxisme en était l’un des coagulants. A cette époque, l’identité circulait, se partageait autour de termes mobilisateurs, tels que « le prolétaire » ou « le paria ». Mais plus on s’éloigne de cette fin des années 1940, plus les conditions du partage vont voler en éclat. L’État d’Israël va changer les termes de la condition juive, et plus encore au fil des guerres du Moyen-Orient. Ainsi, le nom du paria se diffracte avec l’identité israélienne – la jewish pride - et l’affirmation d’un pouvoir armé, à l’image d’autres États, d’autres puissances. Ici, le boiteux Jacob, le tremblant Jacob, disparaît devant une figure plus affirmative.


Par ailleurs, le socle marxiste est entamé par diverses révélations et va progressivement mourir, jusqu’à une fin de l’homme rouge ; si bien que le prolétaire qui était comme un foyer de transformation, un phare de la vie commune à venir, s’efface.

D’un autre côté, le capitalisme apprend à instrumentaliser et user des identités comme des clientèles. Les démocrates par le marketing électoral se mettent à concevoir la lutte politique dans les termes de cette fragmentation, en pensant des « parts de marché ».


Enfin, quelque chose se durcit autour des mémoires traumatiques du temps long avec des concurrences mémorielles du type : pourquoi eux, ils ont ceci et nous pas ? Pourquoi eux leur souffrance est reconnue et pas la nôtre ?


A la faveur de cette hyper fragmentation, vous avez raison, s’intensifient les logiques dont je parlais dans Le hêtre et le bouleau : comme le temps long des morts, des souffrances est utilisé dans le contexte plus général de cette lutte pour la reconnaissance – nécro-ontologico-politique - on se retrouve avec des espaces publics hantés où tout a un double fond : histoire juive, histoire esclave, histoire coloniale, histoire féministe, tout cela vient se heurter dans un clash subjectiviste général. Ce qui ajoute à la mélancolie, c’est que chaque main tendue est rejetée ou rabattue contre ou sur elle-même ; nous n’arrivons plus à penser les termes apaisés d’une vie juste et partageable.


C’est aussi en ce sens que j’avais travaillé sur la notion de trahison, pour remettre du jeu dans les loyautés inconscientes de souffrance et de classe.


Trahir sa classe, son identité, sa mémoire, les siens, pour de nouveau se mettre en partage, pour oser vivre avec


Camille de Toledo : Mais face à ce vortex des identités de souffrance, dans cette lutte permanente des mémoires, j’en reviens aujourd’hui comme je le disais à la question de la loi ; réapprendre à écrire la loi, c’est en effet faire l’expérience d’un effort pour partager le monde. Car en termes de droits, voilà ce qui s’est passé. Le surgissement des sujets subalternes depuis la fin du XIXe siècle s’est fait avec l’outil d’un certain homme : l’individu bourgeois doté de droits, et qui porte la responsabilité du passé colonial. L’ensemble des luttes pour les droits ont suivi, en quelque sorte, ce modèle de domination. Seulement, nous nous rendons compte que la Terre ne tient plus, que les ressources viennent à manquer dans un tel horizon. La rente du premier sujet de droit se maintient, et celle des sujets émergents est disputée. Si bien qu’aujourd’hui, nous en venons même à penser les droits de la nature, les droits des écosystèmes, des milieux. Mais il n’y a pas assez de « terres » pour tous ces droits, si bien qu’au-delà des droits, ce qui doit être repensé, ce sont les termes du partage. Et c’est là que ça se complique car personne ne veut lâcher le monde.


Laurence Joseph : Pouvez-vous développer cette formule ? Peut-elle se comprendre comme « personne ne veut lâcher sa langue » ? Sous-entend-t-elle une aporie à venir du collectif ? Lui qui pourtant est devenu un mot clé presque un préambule à toute action ?


Camille de Toledo : Repartons ici de la mélancolie dont je cherchais à comprendre le sens dans Le hêtre et le bouleau à partir de la « hantise », des « fantômes du passé. » Disons-le simplement. Nous autres, habitants nés à la fin du XX ième siècle, nous portons le deuil d’une vie commune. Nous ne savons pas exactement la nommer, mais il y a une souffrance palpable liée à un deuil du collectif. En ce sens, certains, à droite, vont dire que ce qui manque, c’est « la France ». Ils vont alors répéter ce mot comme un mantra pour nous sauver de ce qu’ils appelleront la « décadence ». D’autres, à gauche, vont dire : ce qui manque, c’est « le Peuple ». Et ils vont à leur tour convoquer ce grand construit comme un élément de rédemption. Les progressistes – ceux qui diront qu’ils sont ni de droite ni de gauche – vont à leur tour invoquer un autre manquant. Ils parleront de « Croissance », de « Progrès », des valeurs capables de refonder, selon eux, un désir d’avenir. Et puis, à rebours de toutes ces grandes chansons, de ces mots-agrégats, vont s’élever aussi les diverses voix de la critique depuis les minorités, qui vont chercher à montrer combien ces divers récits mobilisateurs portent la marque de la violence et de la domination. On dira ainsi, « La France, c’est l’esclavage, c’est le colonialisme » ; ou « votre Peuple, c’est la bourgeoisie ». On dira encore « le Progrès, la Croissance, c’est un rêve de capitalistes », ou « cette histoire du passé que vous convoquez, celui de la Révolution, c’est le temps d’une société patriarcale »… Les critiques des grands récits sont éminemment justifiés, mais, chemin faisant, la perspective de la vie commune s’éloigne. Et le manque du lieu commun, partageable, devient si aigu, que certains en viennent à désirer des solutions autoritaires. Car l’autorité, qu’est-ce que c’est sinon cette illusion – et ce vain espoir – de définir par en haut les conditions et les termes du monde commun. Et vous avez raison, dans le temps court, je ne vois pas d’issue. Nous irons plus loin dans la guerre des subjectivités, des identités, des mémoires de la douleur. Je vois d’autant moins d’issue que la représentation de l’espace public par les media amplifie partout les conflits.


En fait, si on n’a pas, pour soit, une très sérieuse discipline – un entrainement de son esprit – afin de regarder ailleurs, vers ce qui travaille à éteindre les feux, à mettre en partage par-delà les sujets de discorde, on est emporté par ce terrain de guerre qu’est devenu la vie commune. On ne pourra, dans le présent, que diagnostiquer et enregistrer les divers soubresauts et les échecs à rebâtir une maison commune.

En ce qui me concerne – et c’est ce qui me sauve – je m’en sors en pensant au temps long. Le temps long, la pensée du temps long est vraiment ce qui me permet de résister à la mélancolie du présent. Là, on en vient à se reposer des questions comme : vers où aller ? comment composer l’avenir ? Et ici, je retrouve ma question sur la loi : quelle loi reste toujours à écrire ? Je vais, dans ce cas, repartir également de l’oïkos, de la Terre. En partant de là, je me dis que nous pouvons repenser, en effet, le commun à partir de la limite. Vous voyez donc, j’ai tendance à me sortir de la mélancolie depuis le cœur même de cette mélancolie : la fin du monde, la fin de toute vie. Je pense alors aux droits de la nature comme une façon de recomposer l’habitation, en quittant les egos blessés de la politique humaine, pour s’ouvrir à la seule flèche du temps long : celle qui nous oblige à écouter au-delà des plaintes humaines, au-delà des douleurs humaines. Là, il y a, il me semble, l’appel fragile, tremblant, lointain, d’un monde commun.

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