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Jean-Luc Nancy : la pensée du corps

21 December 2021

Jean-Luc Nancy : la pensée du corps
PHILOSOPHY
JEAN-LUC NANCY

Ce seuil, cette pensée du corps qui est toujours un corps en équilibre, cette investigation des lieux où prend forme le tremblement de cet équilibre indécidable, cette cohérence qui s'ouvre dans l'équilibre entre assumer une limite que nous avons vue et incarnée jusqu'à la moelle et faire usage de cette limite en voyant aussi autre chose, en se faisant autre chose que cette chose que nous incarnons jusqu'à la moelle : voilà l’une des pensées les plus difficiles, les plus aporétiques, les plus problématiques, les plus paralysantes que Nancy nous offre.

Jean-Luc Nancy est mort. Il avait quatre-vingt-un ans. Je ne peux écrire ces lignes sans penser à ma première rencontre avec lui, ainsi qu’à celles qui l’ont suivie. Il était venu à l'Université de Milan pour une conférence. Il avait parlé et répondu aux questions des étudiants pendant un long moment. Il gardait un verre et une bouteille d'eau à côté de lui. Il buvait sans cesse. Un mot, une gorgée d'eau, un mot, une gorgée d'eau. Une disponibilité infinie, arrachée à une soif infinie. Il m’avait ensuite expliqué qu'il se débattait avec les conséquences d'une greffe d cœur, greffe qui pourtant lui avait donné une seconde vie. En même temps que l'immunosuppression, nécessaire à la greffe, celle-ci lui avait donné une tumeur, qu'il tenait à distance péniblement. Étrange enchevêtrement, celui-là même par laquelle cette seconde vie engendrait à chaque pas une menace, et, peut-être, vivait à chaque pas de cette menace. Cette soif incessante était le symptôme de son état.


Il écrivait un livre sur l'expérience de la greffe. Il l'avait alors intitulé L'Intrus. Il tentait de conduire vers le concept ce qui lui était arrivé, comme le disait son cher Hegel : le cœur d'un autre soudain infiltré au cœur de son corps. Le cœur d'une femme, en fait. Le cœur d'une femme africaine, morte dans un accident, si je m’en souviens bien. Tant de différences, toutes superposées, couche par couche, l'une déplaçant l'autre, l'une mettant l'autre en mouvement, l'une déconstruisant l'autre. Peut-être que je me souviens mal, je suis en voyage, je n'ai pas mes livres sous la main. Au même temps, L'Intrus élève le concept à la hauteur de ce qui lui était arrivé, à Nancy, et peut-être aussi à la conception, soit à l'acte de concevoir. Un acte qui n'était plus indépendant, pourvu qu’il ait été un jour, de ce corps singulier qui le mettait en œuvre, de ce corps dont il n’était que l'un des actes, au même titre que dormir, faire l'amour, écouter la voix des autres, thèmes auxquels Nancy a consacré autant de petits livres.


La journée à l'Université de Milan se termina par une dédicace, que Nancy m'écrivit dans l'un de ses livres, L’offrande sublime, sur lequel je travaillais alors pour ma thèse de doctorat : De tout mon cœur, avec l'amitié d'un long échange. Nous avions échangé de nombreux courriels, jusqu'à ce jour, mais quel échange étrange, car j'avais pris beaucoup et ne lui avais rien donné. « De tout mon cœur » révèle bien la loi de cet échange qui n'en est pas un, de cette relation qui se fait presque sans relation. Même son maître Jacques Derrida, qui avait tant travaillé sur cet échange étrange qu'est le don, sur cette différence qui n'est pas entre une chose et une autre, mais qui est une sorte de différence qui ne présuppose rien, une différence dont dépendent toutes les choses que nous pensons comme présupposées, identifiées en elles-mêmes, coïncidant avec leur périmètre.


Peut-être Derrida était-il un maître, pour Nancy, mais peut-être aussi qu’il ne l’était pas tout à fait. Il était sans aucun doute un compagnon de voyage, de dix ans son ainé, qui avait ouvert une certaine route, celle qui mettait en son centre le problème de la différence et de la déconstruction, c'est-à-dire le geste théorique qui montre que, au cœur des êtres, des identités et des constructions se trouve un bouleversement plus profond, presque une vibration, une série de petits déplacements et de petits équilibres, un épais réseau de glissements de terrain. Une route que Nancy avait empruntée presque simultanément, et ceci avec une autonomie croissante. On pourrait dire qu’il l’a empruntée en sens inverse, si l'on veut rester fidèle à la métaphore de la route, et si l'on veut penser à certaines réactions de colère de Derrida face aux positions de Nancy.


Contrairement à Derrida, Nancy a donné corps à la différence. Tout comme Derrida avait tenté de l’y soustraire par tous les moyens. Judaïsme inépuisable du premier, christianisme-catholicisme inépuisable du second, pourtant rejeté, puis inlassablement retravaillé ? Donner corps à la différence, peut-être est-ce une bonne formule pour dire quelque chose des nombreux chemins que Nancy a tracés à l'intérieur de cette galaxie que l’on appelle le déconstructionnisme. Ici aussi un souvenir m'assaille, un de ces souvenirs dont, avec le temps, on ne sait plus très bien d'où ils viennent, tant de fois on y est revenu, et on a remémoré le fait d'y être revenu. Nancy l'écrit et le raconte quelque part, ou peut-être est-ce Derrida lui-même qui l'écrit et le raconte. Derrida, un jour, aurait dit à Nancy : cher Jean-Luc, tu le sais, n’est-ce pas ?, que les titres de tes livres sont de plus en plus grandiloquents, qu'ils frisent désormais la paranoïa ?


Il faisait référence, je pense, à un livre intitulé Le Sens du Monde. Et en effet, le fait de dire qu'un certain livre n'exposera rien de moins que le sens du monde se situe à mi-chemin entre l'audace et la folie et, par ailleurs, il s’agit là de quelque chose qui a retourné la déconstruction, mot clef de Derrida, contre elle-même. Il l’a retournée aussi dans le sens qu’il a fait le tour de la déconstruction de Derrida, et que maintenant il s'est presque retourné contre celle-ci, il a commencé à l'utiliser paradoxalement, afin de construire. Là où Derrida avait soustrait, désincarné, Nancy avait quant à lui donné corps à cette soustraction, car dans ses mains le désincarné avait pris forme. L’étrange phénomène que nous appelons « sens » est peut-être, dirait Nancy, cette prise de forme d'une soustraction ou bien cette prise de forme à partir d’une soustraction.


C'est quelque chose que l'on retrouve également dans Corpus, l'autre livre célèbre de Nancy, destiné à une diffusion beaucoup plus large que celle que connaissent habituellement les livres de philosophie. Même dans sa forme, le livre ressemble à un « corpus », à savoir un ensemble d'œuvres, d'écrits, de documents, de témoignages, qui sont à la fois ensemble et pas ensemble, une hétérogénéité avec pourtant des insistances. Corpus n'est pas un traité, un « livre ». On ne passe pas d'un chapitre à l'autre, il n'y a pas de style unique, il n'y a pas de voix unique qui parle du début à la fin, il n'y a pas de thèse unique avec des prémisses claires et des implications déclarées. Ce sont des éclats qui, à partir de tant de perspectives, se rapprochent du cœur insaisissable du problème, ce sont des tentatives de toucher d'un côté puis de l'autre cette chose étrange qu'est le corps, comme on pourrait tenter de toucher un corps avec une main, avec un pied, avec un mot, avec la langue.


Une certaine sensualité, peut-être même celle chrétienne et catholique, est toujours présente dans les pages de Nancy, et l'érotisme, la jouissance, le sexe, sont aussi toujours présents à l'arrière-plan ou au premier plan de ses discours, descendant peut-être de ses prédécesseurs si souvent cités, Nietzsche, Bataille et Lacan. À l’attention de Lacan, Nancy a dédié, en prise directe avec la performance de son célèbre Séminaire, un livre écrit à quatre mains avec l'ami d'une vie Philippe Lacoue-Labarthe, un livre que Lacan, également en contact direct, toujours dans son Séminaire, avait salué avec du respect mêlé à de la suspicion : Le Titre de la Lettre, c’était en 1973. Alors, si c'est ainsi que Nancy parle du corps, n'est-ce pas aussi le corps lui-même, et n'est-ce pas ce que Nancy dit finalement du corps lui-même ? Que nos corps existent uniquement là où ils sont touchés et parce qu'ils sont touchés ? Ou caressés, embrassés, léchés ? Et bien sûr frappé, percé, blessé ?


Et puis eut lieu, en 2006, le magnifique colloque que l'Université de Strasbourg, où Nancy était entré comme assistant en 1968, avait organisé pour les vingt ans de son livre La Communauté Désœuvrée. Nous nous étions retrouvés avec beaucoup d'affection, et toute une communauté de jeunes, comme nous étions à l'époque, d’universitaires de toute l'Europe, s’y trouvait pour célébrer ce livre qui, avec une énorme perspicacité et un énorme succès, avait tiré les conséquences extrêmes d'une longue saison de philosophie politique et de philosophie tout court. Pouvons-nous partager quelque chose d’autre, outre le fait qu’il y a du non-partageable et outre le fait que nous avons traversé et déconstruit de toutes les manières les spectres du partage ? Est-il possible de tenir ensemble, de se réunir autour de l'impossibilité d'être ensemble et de l'impossibilité du geste de se réunir ?


Tant de chemins de la démocratie, tant d'impasses dans ce qu'on appelle pompeusement l'Occident, tant d'enjeux au sein de notre contemporanéité la plus brûlante (lire : l'Afghanistan) ont à voir avec cette extrémité sur laquelle l'Occident se rencontre lui-même et s'expose à sa limite, ou s'expose à lui-même le fait nu qu'il est une limite, un seuil. Avec toute la précarité de cette condition, on ne sait pas s'il faut appeler cela conclusion ou ouverture, début ou fin du jeu. Avec toute la fragilité de ce seuil, que nos démocraties ne savent pas s'il faut assumer ou remettre en cause, la démocratie étant peut-être la tension entre assumer et remettre en cause ce seuil. Avec tout le tremblement que comporte notre présence sur ce seuil. D’ailleurs, tremblement est un mot clé de Nancy, par exemple dans sa magnifique lecture de celui qu'on appelle toujours à l'université « le philosophe de Stuttgart » : Hegel : L’Inquiétude du Négatif.

Ce seuil, cette pensée du corps qui est toujours un corps en équilibre, cette investigation des lieux où prend forme le tremblement de cet équilibre indécidable, cette cohérence qui s'ouvre dans l'équilibre entre assumer une limite que nous avons vue et incarnée jusqu'à la moelle et faire usage de cette limite en voyant aussi autre chose, en se faisant autre chose que cette chose que nous incarnons jusqu'à la moelle : voilà l’une des pensées les plus difficiles, les plus aporétiques, les plus problématiques, les plus paralysantes que Nancy nous offre. Nancy a poussé à l'extrême le point où nous sommes, l'a vu et l'a cartographié avec toute la perspicacité du monde, et a peut-être regardé à travers. Pouvons-nous faire autre chose et mieux que de déconstruire ? Est-ce que nous faisons déjà autre chose, est-ce que nous construisons déjà ? Était-il déjà, Nancy, en train de construire ? Et si oui, quoi ? Peut-être Nancy marque-t-il le point où la différence prend corps, c'est-à-direlà où la différence devient affirmative ? Est-ce pour cela que Derrida l'a aimé et s'est méfié de lui, et s'est demandé, dans un long et tourmenté hommage à son jeune ami, avec un étrange renversement de l'ordre habituel des hommages et des maîtrises, comment et où parvenir à LeToucher, Jean-Luc Nancy ?

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