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L’autre Jean-Luc

7 September 2021

L’autre Jean-Luc
PHILOSOPHY
JEAN-LUC NANCY

Une image du L’Homme, ce vieil animal malade ; Crédit d’image : Simone Fluhr

L’hommage et les souvenirs de l’auteur du film sur at avec Jean-Luc Nancy, L’Homme, ce vieil animal malade (2021).

J’ai réalisé récemment un film avec Jean-Luc Nancy qui s’appelle L’Homme, ce vieil animal malade (production Dora Films, copyright 2020)


Mon premier contact avec Jean-Luc Nancy remonte à une de mes autres vies, il y a plus de dix ans. Mon travail consistait alors à accompagner dans leur galère des demandeurs d’asile échoués à Strasbourg. Il avait signé une pétition du monde universitaire pour protester contre leurs conditions d’accueil. A ce moment-là, Jean-Luc Nancy n’était qu’un nom pour moi. Peu m’importait d’ailleurs que ce nom soit celui d’un philosophe, d’un archevêque, d’un coureur automobile, d’un chanteur de rap... s’il pouvait porter la voix de ceux qui n’en ont pas, ou si peu.


Témoin de la violence s’exerçant sur eux, ici, chez nous, redoublant celle subie là-bas, chez eux, je me disais souvent que si je ne voyais pas cela de mes propres yeux, je n’y croirais pas. D’où la réalisation d’un film documentaire Les éclaireurs pour essayer d’en témoigner. Un bouquin Mon pays n’est pas sûr l’accompagnait. Tout cela, film et livre, se sera fait dans la même urgence que celle qui faisait la quotidienneté de mon boulot, sans compter ni son temps, ni son énergie, ni son argent. En plein cœur de l’été, mon éditeur me suggère de trouver rapidement un préfacier pour mon livre. Tous ceux auxquels je pensais étaient morts, certains depuis bien longtemps, et les autres étaient en vacances.


C’est donc, je l’avoue, un peu à défaut que me souvenant de son nom, j’ai écrit à Jean-Luc Nancy. Je lui ai dit franco de port que je n’avais lu aucun de ses bouquins, la philosophie me tombant bien vite des mains. Cinq jours plus tard, il avait non seulement lu mon manuscrit mais rédigé la préface. Cela aurait pu s’arrêter là si quelques mois plus tard, je ne lui avais pas proposé de boire un café, histoire de le remercier. Sur le chemin du bistrot, je me disais « Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui raconter et est-ce que je comprendrais seulement ce qu’il va dire ? ». J’ai découvert un homme simple, curieux et, ce qui ne gâte rien, vraiment gentil.


Après, on se retrouvait de temps en temps autour d’un café, comme de vieux potes se racontant leurs petites vies et ce qu’on en faisait. Il s’intéressait à mon travail de réalisatrice (j’avais alors changé de métier pour cause d’épuisement). Je réalisais un nouveau film Rivages qui dessine le portrait de trois personnes sans abri, dont un certain Jean-Luc vivant sous un pont depuis dix-sept ans. A l’issue d’une projection, j’ai été frappée par le commentaire d’une spectatrice « Mais c’est un vrai philosophe ! ».


J’ai rapporté ces propos à Jean-Luc Nancy en lui disant que je pourrais faire un film intitulé « Jean-Luc et Jean-Luc » où je pourrais les faire se rencontrer et confronter leurs conceptions du monde. Je ne l’ai pas risqué, ce film. De toute façon, Jean-Luc sous le pont allait partir sans plus tarder dans les étoiles. Suite à une overdose, en cohérence avec sa destinée où il lui fallait s’évader de notre monde, vécu comme inhabitable.


Maintenant, j’ai perdu les deux Jean-Luc, je n’en connais pas d’autres. Il me reste le rire de Jean- Luc sous le pont, ce pauvre enfant terrible qui n’a pas pu grandir, et ça résonne comme des grelots. De l’autre Jean-Luc, il me reste... C’est quoi ce reste que j’aimerais partager ? Ce qui me reste et me restera comme un étonnement. Eh bien celui de l’enfance aussi, lui et moi, partis ensemble pour faire un film, s’aventurer, jouer, se risquer, se découvrir et découvrir... ne sachant absolument pas à quoi ni où ça nous mènera.


Qu’est-ce qu’il y a de plus important, la destination ou le chemin ? Je crois que pour les deux Jean-Luc, ce fut la compagnie. Il est peu de dire que Jean-Luc Nancy a été un compagnon fidèle jusqu’à la sortie du film où il a tenu à être à mes côtés. Durant le tournage, il était prêt à répondre à toutes mes questions et à m’emmener partout « à Paris rencontrer un peintre, à l’hôpital pour une échographie de son cœur, chez lui où recevoir un étudiant faisant une thèse sur la question juive, à l’université pour une conférence sur la question du peuple... ». Je l’accompagnais ou non suivant que ça résonnait ou non à mes propres questions.


Ce fut là pour moi toute la difficulté de l’écriture de ce film. Avec Jean-Luc sous le pont, je m’étais faite comme une page blanche, ne sachant pas trop ce qui allait s’y inscrire. Avec l’autre Jean-Luc, cette position s’est vite avérée intenable sauf à me perdre complètement et me laisser submerger et ensevelir par la prolixité et la dissémination de l’œuvre de sa vie. A mon corps défendant, il me fallait m’exposer différemment et faire mes choix en amont de l’écriture du film. Mais, gribouillages et scribouillages, brouillard... jusqu’à entrevoir enfin ces limites que je voulais explorer sans le vouloir, là où les mots manquent et parfois s’arrêtent, interdits, face aux splendeurs et aux horreurs de notre monde.


Sans le vouloir ni le pouvoir, car si les mots manquent, les images ne pourront que se saborder pareillement. Aborder le réel de ces questions ne pouvait se faire frontalement. Je ne peux ni ne veux filmer le cadavre d’un petit Aylan échoué sur une plage de Méditerranée. Ni des cochons enfermés leur vie durant sans lumière du jour. Ni un corps de femme, sexe ouvert. Ce qui m’a aidé à faire avancer le film, c’est notre aimantation commune par l’art sous toutes ses formes, ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens (Rimbaud). Arts que j’ai largement convoqués dans le film au travers de la littérature, la poésie, le cinéma, la peinture, le dessin, le théâtre...


De toutes mes cogitations, Jean-Luc n’en savait rien. Il ne m’a jamais posé la moindre question sur ce que j’étais en train de trafiquer. Ce qu’il m’aura confié relève indubitablement de la confiance qu’il me faisait. Et qui continue d’ailleurs à me revenir comme un étonnement infini. C’était qui pour lui cette meuf qui, non seulement n’entend pas grand-chose à la philosophie, mais qui de surcroît n’a jamais fait d’études et encore moins de cinéma ? Il ne peut plus me donner de réponse. J’aime à penser qu’elle réside dans une cour de récréation où deux enfants se retrouvent régulièrement pour jouer, très sérieusement comme font les enfants, sans se préoccuper d’où ils viennent, qui ils sont et où ils vont alors même que telle est la question en jeu. C’est le Jean-Luc que j’ai tant aimé qui est à mille lieux de toute notion d’appropriation, de convention, de compétition, de carrière. Qui pour faire sens, laisse passage au sensible, aux sens. Lui qui depuis si longtemps, éprouvait dans son corps ce passage s’incarnant en chacun d’entre nous.


Un passeur donc. Dont nous devrons apprendre à nous passer désormais alors même qu’il continue à faire battre notre cœur.

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