top of page

Démosophia

21 November 2020

Démosophia

The Tennis Court Oath by Auguste Couder, 1848, Photo credit: Wikimedia Commons

Démocratie et philosophie ne sont que deux faces de la réponse à une même perplexité : celle d’un rassemblement humain qui n’a plus pour s’assembler de lien sacré (ni naturel, mais en fait les deux se confondent). Il ne serait pas abusif de les accoupler pour former démosophia : l’art ou la science de discerner le peuple, sa nature, son bien.

1


Démocratie et philosophie sont une même chose dans la mesure où l’une et l’autre se rapportent essentiellement à une absence de fondement. La démocratie est l’état dans lequel se trouve un groupe dépourvu de chef et de loi. La philosophie est l’état d’une pensée dépourvue de principe et de règle.


Dans les deux cas il s’agit d’inventer et dans les deux cas il n’est pas question d’aboutir à un résultat définitif (ce qui supprimerait toute délibération de décisions et toute élaboration de significations). C’est pourquoi démocratie et philosophie apparaissent ensemble dans l’histoire occidentale, au moment où cette histoire se sépare de formes sociales et symboliques ébranlées par de profondes transformations. C’est un âge de perte et de nécessité d’inventer. C’est l’âge grec, juif et romain, bientôt aussi celui de l’islam.


Hors de cette histoire, il s’agit toujours d’autre chose : les formes de gouvernement et les formes de pensée puisent leurs ressources dans des gisements de formes et de forces que font fructifier des inventions remarquables qui toujours se rapportent à un fonds immémorial (des mythes, des sagesses, des régimes symboliques). Ce sont des arts de gouverner et des arts de penser, ce n’est pas la nécessité urgente de ruser avec la précarité et l‘égarement. Il y a des cultes traditionnels ou bien des méditations et des récitations , ainsi que des rois, des prêtres, des chamans. Un ordre est assuré, une régularité, un rythme – sous la condition d’une hiérarchie irrécusable.


Tout au contraire il y a dans la démocratie et dans la philosophie une hâte, une agitation, une avidité de miséreux, alors que dans les empires ou dans les tribus il y a une assurance, une majesté qui traversent même la misère et les tyrannies- sans empêcher les guerres ni les conquêtes. De même s’éveille en Occident une logique de production et de progrès plutôt qu’une sagesse de reproduction et de conservation. On pourrait dire que l’Occident s’est trouvé poussé vers la croissance (à modèle organique et innovateur) tandis qu’ailleurs on s’en tenait à l’accroissement (à modèle cumulatif et transmetteur).


Mais l’agitation a conquis le monde lorsqu’elle est devenue technologique en un sens du mot qui implique de dépasser l’utilisation du donné et de forcer les éléments.

L’exemple et le symbole en est dans la navigation : avec le gouvernail unique, connu de la Chine ancienne mais peu utilisé, en revanche développé et perfectionné dans l’Europe des XIIIe-XIVe siècles, les navires peuvent beaucoup mieux et plus vite tracer leur voie à travers les océans. L’utilisation de la poudre explosive dans des armes à feu connaît une histoire semblable. En quelques siècles le complexe technologique devenu industriel, managérial et entrepreneurial a étendu son réseau à toute la planète. Démocratie et philosophie, dans leur intime connexion, ont fait partie de cette extension.


On pourrait dire que démocratie et philosophie forment une double technologie du forçage de l’élément symbolique. Là où il n’y a pas de principe ni d’ordre sacrés ou naturels il faut inventer la loi elle-même, c’est-à dire aussi bien le fonctionnement de l’assemblage social que les fondements et/ou la finalité de ce fonctionnement. Pas de démocratie sans une interrogation de la possibilité même de la loi, pas de philosophie sans une pratique de la discussion sur les principes et les fins.


Platon pourrait paraître contredire cette affirmation, puisqu’il s’oppose à la démocratie. Mais il ne le fait qu’au nom de ce qu’il pense comme la vérité du peuple assemblé en cité. On peut même dire que Platon confirme la symbiose de la démocratie et de la philosophie comme la réalité d’un seul processus : celui de donner sens et consistance à l’existence qui s’en trouve dépourvue. Or l’existence est commune – et c’est bien pour cette raison que toutes les cultures ont toujours été munies de dispositions en vue du maintien et de la prospérité de la communauté.


The Concourse of the Birds, folio 11r of a Mantiq al-tair (Language of the Birds) of Farīd ud-Dīn painted by Habiballah of Sav ca 1600, Photo credit: Metmuseum.org

Démocratie et philosophie ne sont que deux faces de la réponse à une même perplexité : celle d’un rassemblement humain qui n’a plus pour s’assembler de lien sacré (ni naturel, mais en fait les deux se confondent). Il ne serait pas abusif de les accoupler pour former démosophia : l’art ou la science de discerner le peuple, sa nature, son bien.


2


La démosophie aura formé l’aspect politique, juridique et spéculatif de l’entreprise technologique engagée dans la Méditerranée pré-européenne. Le monde romain aura été sa première production, suivi par l’Europe.


Que l’extension technologique ait aussi été une entreprise de domination, cela ne fait aucun doute. La question n’est plus aujourd’hui de révéler la domination, mais plutôt de constater que la force dominante a perdu l’assurance qu’elle s’attribuait et que jusqu’à un certain point tout le monde lui avait reconnue. La puissance technique n’a rien à voir avec une capacité à faire le sens de l’existence. C’est pourquoi aujourd’hui démocratie et philosophie, considérées comme technologies de la vie commune, font piètre figure.


Cette faiblesse insigne ne se remarque pourtant qu’à l’intérieur des sociétés dites développées. Pour les autres, l’ensemble du relatif bien-être occidental (alimentation, santé, loisirs, confort domestique, mobilité, etc.) constitue un modèle et une aiguillon du désir. Mais c’est justement le désir qui commence à abandonner les nations développées. Elles deviennent conscientes de la vanité et même de la vacuité d’une vie soumise à une énorme machine techno-économique qui ne tourne que pour quelques-uns qu’elle enrichit de manière exponentielle tandis que les autres peuvent de moins en moins saisir vers quoi la machine les entraîne. Ce n’est plus la hiérarchie, c’est le privilège de la puissance qui commande.


Or la démosophie était la promesse véritable du progrès et de sa domination : on devait parvenir à une humanité renouvelée et accomplie, juste, pacifique et capable d’autre chose que de subir et de souffrir.

Or l’humanité d’aujourd’hui ne fait, dans son immense majorité, que subir et souffrir. Les uns parce qu’ils sont ostensiblement et cruellement privés de l’aisance des autres, les autres parce qu’ils ne trouvent aucune force, aucun souffle de vie dans la machinerie gigantesque et incompréhensible qui empoisonne leurs existences autant qu’elle prétend les émanciper.


3


La promesse était erronée – à moins que nous n’ayons rien compris, nous autres vieux démosophes ou démosophistes, et qu’il se prépare une humanité toute autre, devenant partie intégrante de la grande machinerie. Et cela, nous sommes incapables de nous le représenter.


Certes il y a sur la terre une grande quantité d’êtres humains à qui diverses formes de religions, de croyances, d’observances rituelles fournissent les repères nécessaires, les forces et les souffles sans lesquels on n’existe pas. Que les dieux et les esprits de chaque communauté veillent sur elle. Il n’est cependant pas facile de comprendre ni surtout de gérer la coprésence et les interférences de formes aussi divergentes voire contradictoires de ressources existentielles.


En fait, d’un côté le démos semble avoir perdu tout ce qui pouvait lui donner forme et consistance. De l’autre la sophia semble transférée vers une computation générale d’algorithmes. Des deux côtés la vigueur du désir – qui toujours se tourne vers l’incalculable – cède à la rigueur du calcul. Et pourtant, personne ne sait ce qu’il s’agirait de calculer, sinon les capacités de calcul elles-mêmes.


Nous ne garderons donc pas le terme « démosophia » : il ne doit servir qu’à signaler la promesse restée en friche.

L’histoire moderne de l’humanité, au moment où elle se boucle en histoire d’un monde à la fois intra-connecté et privé de représentation de lui-même, nous présente deux formes vides : le « peuple » et la « pensée ». C’est-à-dire l’existence et le sens. Nous ne savons qu’une chose : les deux ensembles sont ou bien proches de disparaître dans une autre réalité – faite de populations et de calculs – ou bien d’apparaître dans une toute nouvelle lumière dont nous ne soupçonnons encore rien. C’est pourquoi « démocratie » et « philosophie » sont à nouveau le double nom, peut-être anachronique, de ce qui ne peut plus être une promesse mais qui devient une urgence.


POST-SCRIPTUM


Il faut d’autant moins conserver « demosophia » qu’il est indispensable de considérer ce qui reste après cette chirurgie sur les mots. Il reste cet autre composé : philocratie. C’est-à-dire l’amour du pouvoir. Or une demosophia qui serait une vraie pensée du peuple, par lui et pour lui, devrait avant tout tenir en respect cette philocratia qui est un des plus puissants ressorts de la conduite humaine. Cela ne signifie pas qu’il ne faut aucun pouvoir mais que l’amour du pouvoir doit être contrôlé canalisé, instruit selon un autre amour, celui de la vie et de la parole. Voilà ce que doivent considérer ensemble démocratie & philosophie.


Related Articles

L’ « -ismos » du multiple

SHAJ MOHAN

Through the Great Isolation: Sans-colonial

DIVYA DWIVEDI

bottom of page