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Trois Pères – Jabès, Derrida, du Bouchet (Première partie)

20 July 2021

Trois Pères – Jabès, Derrida, du Bouchet (Première partie)
PHILOSOPHY
POETRY

Derrida, du Bouchet, Jabès ; Crédit d’image : Louis Monier

Extrait du livre Trois père – Jabès, Derrida, du Bouchet, éditions Le bord de l’eau, 2019.


Des écrivains qui se cherchent, dans tous les sens du terme, des écritures qui disent la vie, la mort, l’amour, l’ailleurs sans affèterie, grâce à la charge des mots et qui touchent droit au cœur, tout écrivain pourra s’y retrouver… J’espère ! Quant à moi, rien de tout cela, rien que de l’imaginaire, mais un imaginaire que je n’ai pas choisi et dont j’aurais bien du mal à situer une quelconque origine. Y en a-t-il seulement une ?

Histoires … (1)


Commençons par un paradoxe ; Jabès, Derrida, du Bouchet, ces trois auteurs que vous entendez célébrer, semblent quelque peu marginalisés par l’époque... Comme si vous aimiez ce qui semble échapper aux feux de l’actualité ?


Certes. Et qui traduit aussi, j’espère que vous me l’accorderez, la marque d’une certaine fidélité ! Permettez-moi toutefois de nuancer. Derrida est devenu un classique de la philosophie. On est bien loin de l’époque où il passait pour un provocateur ou pour un charlatan. Je me souviens de ses réactions amusées (et irritées, il le cachait bien mal) quand on faisait de lui, je suis sérieux, le Raymond Devos de la philosophie ou l’Antonin Artaud de la pensée, beau numéro d’équilibriste ou de funambule ! On le lit dans le monde entier, il est reconnu et étudié à l’université et sa pensée est assez plastique, diversifiée, chatoyante pour que chacun puisse y trouver de quoi ressourcer ses idées et les moyens d’effectuer un pas de côté tout en restant sur son chemin de pensée. Ce qui n’empêche pas quelques malentendus. Tout au contraire... Mais nous y reviendrons. Pour du Bouchet, c’est un peu différent ; mais ce n’est pas surprenant tant le destin des poètes reste puissamment aléatoire. Près de vingt après sa mort, de jeunes chercheurs continuent à découvrir et publier des inédits de première importance qui montrent que l’œuvre de du Bouchet est encore devant nous. Dès les années cinquante André du Bouchet précise son intuition de la poésie à venir: «Je veux dire les choses bizarres qui sortent de la bouche de la nature/l’expression étrange de la simplicité /elle n’est jamais simple avant qu’on ne s’y soit absolument familiarisé – qu’on soit corps et âme passé dedans ». Rien à redire ! Et les quelques dizaines de milliers d’exemplaires d’ Ici en deux vendus dans la collection Poésie/Gallimard montrent bien que ce n’est pas au bruit qu’ils font que l’on peut mesurer l’audience des livres de poésie.


Jabès pourtant... La situation de Jabès aujourd’hui peut paraître paradoxale : il reste une référence, mais en même temps c’est un peu la traversée du désert !


Oui et même si cela n’a rien d’exceptionnel, son « incélébrité » doit nous interroger ! Permettez-moi de vous rappeler ces points de détail, certes un peu dérisoires mais pourtant assez révélateurs. Lorsque Jabès est mort le 2 janvier 1991, sa disparition a été annoncée en première page du Monde et aux journaux télévisés de 20h. Avouez que cela n’est pas si fréquent et doit bien vouloir dire quelque chose ! Plus sérieusement, s’il y a un paradoxe dans le silence qui entoure cette œuvre, c’est bien d’abord parce que les livres de Jabès collent parfaitement à notre époque. Pensons aux thèmes qu’il a portés et qui traversent ses livres, sa pensée et sa vie : le nomadisme, l’exil ou encore l’étranger et l’hospitalité. Et parce qu’Auschwitz est le paysage profond de ses livres, il a aussi poussé très loin la responsabilité du « poète d’aujourd’hui » ; celle qui consiste à témoigner d’une impensable réalité sans dire un mot de trop. À l’heure, enfin, où l’on affirme de tous côtés le besoin de respirer à nouveau frais, de briser les limites d’un savoir-faire franco-français en célébrant une « littérature- monde » qu’on aille y voir d’un peu plus près ! Mais oui, quoi de plus ouvert à la diversité transnationale que l’œuvre de ce Juif (si peu) égyptien de nationalité italienne, de culture et de langue française, habitant pendant quarante-cinq ans le quartier occidental d’une ville orientale, Le Caire, pour finir par vivre, s’exprimer, travailler à Paris.


Derrida lui c’est l’Algérie ...


Oui, Derrida c’est l’Algérie, Alger et sa banlieue, El Biar pour autant qu’on le sache ! Non, je plaisante mais jusqu’au début des années 80 Derrida a refusé de parler de sa biographie. C’était une coquetterie bien sûr mais, comme toujours chez Derrida, rien de fortuit ni de gratuit ; cette discrétion était très fortement argumentée sur le plan philosophique et consonnait avec toute sa pensée de l’époque. Il a commencé à céder aux sirènes médiatiques quand il n’a plus eu le choix ; la première photo de lui publiée dans la presse, à l’occasion des États généraux de la philosophie en 1979, était celle d’un autre. Il lui a bien fallu remettre les pendules à l’heure...Quelques années plus tard, en 1986, je lui ai proposé de participer au Bon plaisir, cette grande émission de trois heures qui passait tous les samedis après-midi sur France Culture. Jusque-là c’était un niet catégorique à toutes les demandes des médias audiovisuels. Il a pourtant accepté de perdre sa virginité médiatique (le mot est de lui) à cette occasion ! Et c’est là qu’il a, pratiquement pour la première fois, accepté de dire qui il était, d’où il venait...;(2) oh, tout cela du bout des lèvres. « Posez-moi des questions ; je verrai » m’a-t-il dit sachant qu’ainsi il m’incitait évidemment à changer de sujet ! C’était un premier pas et ensuite il a largement développé son aventure de petit Juif pied-noir, rejeté par l’école, heureux de n’être de nulle part mais travaillé par sa Nostalgérie (sic), qui lui aussi, en franchissant la mer pour venir étudier en France, semblait avoir effectué la traversée de sa vie. De ce point de vue « Le monolinguisme de l’autre », ce livre assez tardif me semble incontournable. Et savez-vous, bien des années plus tard, en vérité à l’autre bout de sa vie, quand on lui demandait à tout bout de champ une possible définition de la déconstruction, il avait deux réponses. La première, quasi définitive : « c’est l’Amérique » ! Mais, en même temps, il répétait, dans tous les coins de la planète, en français, en anglais, en hébreux, en chinois (que sais-je encore) cette réponse intrépide et définitivement liée à sa biographie : « plus d’une langue ». Pas de phrase, vous le notez, il y tenait...


Jabès ouvert à la jeunesse, comme s’il y retrouvait sa vie pour vous l’offrir. Avec ce regard bleu, des yeux qui ne vous quitteront plus, d’une infinie tendresse ; Jabès qui répondait de vous avant de songer à vous interroger, comme dans ses livres ! Et du Bouchet enfin, pas le plus facile, loin de là !

André du Bouchet, c’est aussi plus d’une langue (et parfois plus qu’une langue !) ; toutefois on est bien loin de l’Afrique du nord !


Certes... Comme vous le suggérez, André du Bouchet, était aussi français mais pas vraiment de pure souche ! Né d’un père franco-américain, un médecin névrosé en guerre avec lui-même, d’une mère au sang mêlé ou transfusé de Juif, de Russe, Russe blanc, Russe-Juif, il fut longtemps confié à des « gouvernantes allemandes »... ; ce n’est pas sans raisons qu’il évoque une enfance sur fond de langues étrangères. Lui aussi avait franchi un océan dans des conditions redoutables, au moment de la débâcle en 1940 ; il avait juste quinze ans et commençait à découvrir le monde. Et c’est à ce moment-là, en pleine tourmente que sa famille a dû prendre le chemin de l’exil, partir pour les Etats-Unis. Très vite il a jonglé avec ce coup du sort ; c’est vrai qu’en quittant la France il a, lui pour le coup vraiment découvert l’Amérique, mais il était très attaché à ce qu’il avait laissé et il disait écrire pour retrouver « une relation perdue » ; et c’est clairement en apprenti-poète qu’il a su composer avec les langues : il parlait, travaillait, étudiait en anglais, sa langue de tous les jours, et lisait du français, pour cultiver son paradis perdu en l’entretenant bien sûr dans sa langue maternelle ! Rien d’étonnant à ce que, français d’ailleurs, il récupère sa langue pour devenir très vite un poète important dans et de l’après- guerre.

On en sait un peu plus aujourd’hui sur ces années de formation, mais du Bouchet lui non plus n’était pas très bavard, plutôt avare d’informations sur sa vie personnelle ; du moins à première vue, car ses carnets regorgent d’inépuisables trésors. On suit la création pratiquement « en direct ». Très honnêtement, je ne connais rien de comparable. Pendant plus de trente ans, pas de marche sans ses carnets qui resteront sa marque de fabrique ; d’abord dans le Vexin, à la périphérie de la région parisienne ensuite dans les monts de la Drôme. Ses marches duraient des heures, il s’arrêtait juste ce qu’il faut pour noter l’essentiel ; sans intention - « je ne pense pas je note », - mais avec une régularité de métronome et une constance quasi obsessionnelle. On trouvera tout dans les carnets !

Publiés très tard et un peu par accident...

Oui, c’est juste mais la publication tardive d’extraits des toutes premières années, confirme ce qu’on croyait savoir : il s’agit bien d’annotations qui mêlent les intuitions et les spéculations avec ces bribes de vies qui forment l’ossature de l’œuvre en devenir. Et puis cette belle franchise dont il ne se départira jamais quand il constate exactement ce qui se passe, qu’il note scrupuleusement ce qu’il ressent, tout ce qui lui arrive : « j’écris aussi loin que possible de moi » ..., « je suis plus loin de moi que de l’horizon ». Finalement on comprend assez bien pourquoi du Bouchet a longtemps refusé de publier ces milliers de pages irremplaçables qu’il avait mises de côté (il a d’ailleurs failli toutes les brûler !) D’un côté, l’homme craignait que l’arrière-plan n’occupe tout le devant de la scène ; il redoutait, non sans raisons, que l’exposition de mille détails ne finissent par étouffer sa voix et ne fasse obstacle à la lecture de son poème ; d’un autre côté, le poète savait qu’il y avait là, contenues, bien trop de vérités secrètes ! Comme si, quelques années avant que Paul Celan n’énonce la règle (de l’) absolue, du Bouchet avait dû se livrer corps et âme à cette injonction de tout dire, cet art de tout retenir qui est au cœur de l’acte poétique : « parle mais ne sépare pas le oui et le non. » Cela dit, malgré les apparences, rien de théorique dans ces milliers de pages, de réflexions, de notes ..., il faut plutôt y voir une explosion de la vie. Rappelez-vous cette histoire parfaitement symbolique d’un du Bouchet qui retrouvera un an après l’avoir perdu, un de ses carnets au pied d’un arbre. Il le mit à sécher sur les rayons de sa bibliothèque. Une nuit il fut réveillé par le bruit insolite d’un immense papillon qui volait dans la chambre. Il s’était échappé d’entre les pages du carnet qui lui avaient servi de cocon.



Crédit d’image: Le bord de l’eau

Un rêve..

Mais non, l’histoire est authentique ! Laissons ; de toute façon nous serons amenés à reparler de la vie qui se réveille et de la mort qui n’est jamais très loin, de la guerre et de la paix, de ces histoires tout à fait singulières qui se recoupent à l’infini.

Mais comme ceci explique cela on ne s’étonnera guère que l’œuvre de ces exilés soient aussi traversée par cette recherche de « soi », cette quête de l’autre en soi qu’illustre l’exergue du Livre des questions : « tu es celui qui écrit et qui est écrit » ou ce passage entre mille du Parcours : « Je ne te raconte rien. Dans ton récit, je me raconte. Tu fais mon histoire ». Des écrivains qui se cherchent, dans tous les sens du terme, des écritures qui disent la vie, la mort, l’amour, l’ailleurs sans affèterie, grâce à la charge des mots et qui touchent droit au cœur, tout écrivain pourra s’y retrouver... J’espère ! Quant à moi, rien de tout cela, rien que de l’imaginaire, mais un imaginaire que je n’ai pas choisi et dont j’aurais bien du mal à situer une quelconque origine. Y en a-t-il seulement une ?

La découverte ? Comment cela s’est-il passé ?

Ah oui, pour une seconde lançons la machine à remonter le temps. Je dirais très simplement : je les ai lus, connus, relus, appréciés au point de ne plus m’en séparer ; différemment et de la même manière. J’ai donc appris à les aimer à travers leur œuvre et n’ai cessé de les aimer pour ce qu’ils étaient, tels qu’ils étaient et m’ont appris à être. Mais, j’y insiste, au départ j’étais très loin de tout ça : jeune parisien, né en 1950, baby-boomer dans le post après-guerre, savamment préservé des vicissitudes de la vie par des parents certes de milieu bourgeois, Juifs intégrés selon l’expression consacrée, qui n’ayant plus grand chose - la guerre était passé par là... - ont su tout me donner ; un peu rebelle, passionné par le rock, cheveux longs idées courtes et pas du tout poète..., juif par le nom, rien de plus et c’est déjà trop dire, n’ayant connu d’autres guerres que celle qui opposait Anquetil et Poulidor, Poulidor et Anquetil. J’étais un tout jeune homme, étudiant par devoir - j’étais plutôt un bon élève et la famille me prédisait un avenir assuré tout en me laissant très libre de mes choix -, passablement inculte, mais totalement ouvert aux rêves et aux réalités qui pouvaient me dépasser. Disons que je me cherchais, rien de surprenant en cela. C’est l’âge ; en plus, on n’est pas loin de 68. Alors sur les conseils d’un ami passionné par Rimbaud, qui n’aimait rien tant que comprendre sans comprendre j’ai décidé de lire Jacques Derrida ; disons, pour commencer, quelques morceaux choisis, pris çà et là, comme au hasard, histoire, peut-être, de tuer le temps. Je vous laisse deviner la suite ! Le goût naissant des livres..., de l’écriture, d’une certaine aventure! De quoi canaliser aussi les emballements d’une jeunesse emportée. J’y reviendrai.

Comment avez-vous fait connaissance ? J’imagine que vous ne les avez rencontrés qu’après les avoir lus.

Qu’après avoir commencé à les lire si je peux rectifier le tir ! Tout s’est passé assez naturellement même si, quand j’y repense, rien n’était joué d’avance. Oh vous savez, ce sont des personnalités, comment dire... affirmées ! Voyez Jacques Derrida ; il a toujours été d’une disponibilité immédiate pourvu qu’on le laisse (un peu) venir à soi, pourvu surtout qu’on ne lui demande pas de parler de philosophie. Avec un vrai talent d’acteur, il pratiquait tout un art de l’esquive pour mettre l’autre sur le devant de la scène ; un Derrida inquiet au-delà du raisonnable, à la fois sûr de lui et terriblement anxieux qu’on l’écoute, qu’on le lise, qu’on le suive... Jabès ouvert à la jeunesse, comme s’il y retrouvait sa vie pour vous l’offrir. Avec ce regard bleu, des yeux qui ne vous quitteront plus, d’une infinie tendresse ; Jabès qui répondait de vous avant de songer à vous interroger, comme dans ses livres ! Et du Bouchet enfin, pas le plus facile, loin de là ! Mais d’une écoute magique, d’une parole éclairante avec toujours cette main tendue qu’il vous offrait d’abord dans une dédicace, histoire peut- être de gagner du temps et de situer exactement le lieu du rendez-vous ; mais il savait aussi donner de la chair au geste quand il vous rencontrait. Tendre la main, non pas pour la serrer mais pour donner sa main à l’autre, laisser passer un peu du souffle de la vie... Geste essentiel, muet il va sans dire mais loin d’être gratuit; un vrai geste d’ouverture et de reconnaissance.

Finalement, tous les trois ont toujours montré beaucoup de justesse dans leur attitude et une générosité assez rare. Ils savaient faire en sorte qu’on se sente immédiatement de plain-pied avec eux. C’est vrai qu’ils partageaient cette ambition extrême sans laquelle rien de grand ne peut se faire mais, en même temps, quelle belle humilité. Bien sûr aucun besoin de se prendre pour je ne sais qui... Respect de l’autre, franchise, rectitude, droiture, plus particulièrement encore avec les jeunes, les étudiants ou les amis de l’ombre. Sans oublier l’humour, qu’ils pratiquaient tous trois avec une grâce parfaite mêlée d’une gourmandise qui faisait chaud au cœur. Et, dans leur sac, ils n’avaient pas que des histoires juives.


“On ne s’étonnera guère que l’œuvre de ces exilés soient aussi traversée par cette recherche de « soi », cette quête de l’autre en soi”

La rencontre ? Les rencontres ?

Le premier ce fut Edmond Jabès. Comme une apparition ou un revenant surgi de la nuit des temps ! Oui, à l’époque j’étais très jeune et puis j’étais plus pratiquant que croyant et n’étais pas bien sûr qu’il y ait « quelqu’un » derrière le nom ! J’ai fait sa connaissance à l’occasion d’une question que j’ai posée à Jean-Pierre Faye ; il présentait son livre Migrations du récit sur le peuple juif, au centre Rachi, un lieu que je ne connaissais pas et où j’étais venu sans forcément savoir pourquoi. J’ai dû être attiré par l’aura de la revue Change, dont Faye était le directeur. Il se trouve qu’Edmond Jabès était dans la salle. Il a entendu ma question et à la fin c’est lui qui est venu me voir, me dire quelques mots chaleureux et me proposer de le revoir, trois semaines plus tard car il partait le lendemain en voyage. A l’idée de l’appeler, comme il me l’avait demandé, ces quelques jours m’ont paru quasi interminables ; un peu comme un rendez-vous amoureux différé où l’on essaye mille fois par jour d’imaginer ce qu’on devra finir par bredouiller à l’autre. Il m’a reçu avec Arlette, l’épouse de toute une vie, dans leur appartement de la rue de l’Epée de bois et ce fut dès la première fois un peu comme si nous nous étions connus de toute éternité. Rendez- vous compte : j’étais un tout jeune homme sans pedigree aucun, n’avais rien d’autre qu’une ambition gratuite de devenir ce que j’étais évidemment déjà : un génie méconnu (mais plus pour bien longtemps), d’abord un écrivain incomparable, avec, je crois, le motif inavoué d’impressionner les filles ! Voyez le résultat .... Et lui Edmond Jabès, la soixantaine, ses livres chez Gallimard, encensés par René Char, Derrida, Blanchot, Michel Leiris ou Roger Caillois. Et pourtant... Etais-je le « fils prodigue », l’héritier qu’ils n’avaient pas eu, puisqu’ils avaient 2 filles et 5 petites-filles ? Je ne sais , toujours est-il qu’on peut parler d’une relation filiale: oui tous les fils se sont mêlés, les livres et l’écriture mais aussi bien la vie de tous les jours, le quotidien, le sien et le mien et l’affection, les coups de fil, bien des encouragements, le rire, les larmes que sais-je encore... Témoin de la vie qui passe, témoin de mes amours et de mes enchantements, jamais avare d’un bon conseil ou d’une confidence («vous savez Didier...»), témoin...de mon mariage, lui qui s’est proposé sans me laisser le temps de lui demander ;je pourrais continuer longtemps, en oubliant les livres...

Finalement c’est l’histoire d’un jeune Juif qui s’ignore et qui rencontre un vieux Juif qui se connait, et vous le rappeliez dans un lieu quasiment ...consacré ! Il n’y a pas de hasard ; ou alors c’est un hasard un peu téléguidé. Je vous le concède. Voyez tout de même le mystère d’une convergence. J’insiste sur ce mot, puisqu’il ne s’agit pas seulement de l’histoire d’une découverte, d’un moment particulier ou d’une passion de jeunesse mais bel et bien d’une sorte d’imprévisible destinée ; je vous l’ai dit, pour ce qui me concerne, à part le nom, un judaïsme réduit à sa portion congrue... Rien de juif chez moi, dans l’histoire familiale et ça dès la naissance ; jambon à satiété et pas de fête à la maison, pas même le jour du Grand pardon ! Vous voyez jusqu’où cela pouvait aller. Le lien avec Edmond et Arlette Jabès, c’est bien une convergence venue de nulle part via Derrida, cet autre Juif, un Juif, comment vous dire, un peu insituable et pas très catholique. Mais oui, bon an mal an ce judaïsme venu de nulle part, ce judaïsme allant on ne sait où n’était pas fait pour me déplaire. Je conjecture que cette altérité transie de judaïsme était déjà un point de recoupement possible.



Didier Cahen

Et Derrida ? Il connaissait Jabès ; est-ce lui qui vous l’a présenté ?

Non et je n’aurais jamais pensé à lui demander ! J’ai croisé Derrida pour la première fois à la fin de son séminaire qui ouvrait l’année académique 1975/1976, à l’ENS, rue d’Ulm ; je venais de publier mon tout premier texte dans la revue Change dont il n’était pas proche, c’est le moins qu’on puisse dire. Jean-Pierre Faye dont je viens de vous parler, n’avait de cesse de vilipender Derrida pour son amour supposé d’Heidegger qu’il qualifiait, avant que ce ne soit la mode, de philosophe nazi... « C’est vous qui venez de publier ce texte sur Jabès » m’a dit Jacques Derrida alors que je venais de m’inscrire sur une feuille de papier pour participer à l’aventure naissante du GrEPH... ou plus probablement lui dire que j’étais là ! Et il a ajouté en substance alors que j’acquiesçais : « très bien, reparlons-en ». Fort heureusement Derrida n’aimait rien moins que le commentaire improvisé ; je l’ai revu à son séminaire où nous n’avons jamais reparlé de ce texte mais où il a très vite marqué une certaine sympathie pour ce jeune homme qui avait la vertu de n’être pas philosophe... et de ne pas très bien savoir pourquoi il était là si ce n’est qu’il se devait d’y être ! Si j’ouvre une parenthèse je rappellerai, ce n’est pas anecdotique, que Derrida, le plus brillant en apparence, n’a pas eu un parcours si facile. Loin d’être l’un de ces étudiants surdoués, que l’on donne en exemple, il a dû patiemment se construire comme philosophe et ça a clairement joué dans son approche de ses élèves, contemporains, amis... sur son rapport à l’enseignement et à la transmission. La suite de l’aventure était tracée d’avance et Derrida, je crois, aimait que je sois là sans être sûr de rien, pas convaincu d’être vraiment à ma place, sans légitimité autre que l’attirance des lettres ou la passion de l’écriture. Oserais-je dire qu’il m’a aimé pour cela, pour ces raisons un peu insaisissables, à tout le moins qu’il a aimé en moi, cette sorte de déraison raisonnable. Mais, après tout, ce ne sont que des hypothèses. Derrida vous donnait de mille façons tangibles le témoignage de son affection (les dédicaces, des lettres, ou quelques cartes postales sans parler des invitations réciproques), mais il n’en disait rien. Et son silence était le meilleur des signes !

A l’époque du Bouchet vivait loin de Paris ?

Oui et non ; c’est vrai qu’il achètera sa maison de Truinas dans la Drôme en 1971 et qu’il y passera le plus clair de son temps. Mais c’est effectivement bien plus tard que je l’ai mieux connu ; oh, je l’avais croisé comme pas mal d’autres poètes d’ailleurs. Il ne vivait pas reclus, pas à l’écart du monde et quand il passait à Paris, il assistait volontiers à des lectures de poètes, en particulier dans les librairies. Mais comme beaucoup d’entre nous j’étais intimidé, sérieusement refroidi même par son extrême réserve qu’on prenait facilement pour une distance un tant soit peu hautaine ; sûrement y avait-il un peu des deux. A l’époque, en tous cas, il semblait intouchable ! J’ai vraiment fait sa connaissance, en 1998, à l’occasion du Bon plaisir ; encore ! Je lui ai proposé, malgré les mises en garde qui venaient de tous les côtés (« ô il n’acceptera jamais et s’il accepte, tu auras encore le temps de réfléchir ! ») et, non sans hésiter, il a finalement dit oui ; probablement parce qu’il voyait en moi un apprenti poète plus qu’un professionnel de l’interview. Pourtant à ce moment-là la radio n’était pas loin d’être mon vrai métier. J’y aimais le rapport au silence – à la radio tout commence par le silence - à la voix et vénérais l’absence d’images qui permet de tout oser, de tout imaginer ! C’était d’ailleurs un

vrai pari, car si du Bouchet aime les langues, LA langue en vérité, il n’aimait pas parler... Je lui ai imposé le terrain, si l’on peut dire, avec un culot de tous les diables. Je lui ai proposé de se retrouver dans sa maison de Truinas, loin de tout mais dans son univers. Et là encore il a dit oui à cet envahisseur qui pensait le suivre sur ses chemins de terre, accompagner ses marches indissociables de sa poésie. Après le déjeuner, on s’est vite retrouvés dehors ; nous avons enregistré le Bon Plaisir en une après-midi, dans la campagne, au beau milieu de nulle part. Un vrai miracle ! Tout en marchant à deux pas de chez lui, et en ne parlant pas plus qu’il ne fallait, il parvient à nous restituer l’univers de ses livres. On a enregistré, radiographié dirais-je, la poésie en marche ! Un souffle, une parole ...Cet art de couper court aux bavardages pour renouer avec les mots. Tout s’est vraiment passé comme dans un rêve...


“André du Bouchet, c’est aussi plus d’une langue (et parfois plus qu’une langue !) ”

À vous entendre on ne sait pas bien si vous parlez de la vie ou de l’œuvre, à supposer que de tels distinctions aient encore un sens ?

Oui, pas de différence pour moi et c’est vrai de mes trois rois mages ! J’aime l’homme pour ce qu’il est et l’œuvre pour ce qu’elle est. Indissociablement, et c’est déjà en cela qu’ils sont bien des passeurs. Je les ai lus comme ça sans la moindre préparation. Pour me prouver que rien ne me résistait ? Je le crains ! Pour relever le défi de l’incompréhensible (c’était la réputation de Derrida à l’époque !), je me suis lancé à corps perdu dans L’Écriture et la différence, en me fichant pas mal de sa philosophie. J’y reviens un instant parce que, pour moi ce fut un véritable choc, un tournant dans ma vie. Je n’y ai rien compris mais j’en ai tout retenu. Histoire de dire aussi que le livre est limpide, infiniment ouvert, ultralisible, ultrasensible, utilisable même sans le mode d’emploi ! Mais oui, infiniment parlant pourvu qu’on fasse l’effort de s’y abandonner, de se laisser

porter... Comme s’il contenait l’histoire de l’univers ; il éclairait le passé et instruisait l’avenir ! J’en connaissais par cœur des passages entiers, ceux qui me semblaient montrer une direction ou pointer une très lointaine lumière. Que dire des premières pages du texte sur Lévinas ? L’inspiration, le souffle messianique...Et puis ce texte unique au beau milieu du livre Edmond Jabès et la question du livre. C’est Derrida qui m’a fait découvrir Jabès, « le Juif-non-juif », dirais-je de l’un et de l’autre, indissociables dans mon esprit, religieusement laïcs ; et dans les marges de Jabès, j’ai découvert ensuite tous les poètes de l’Éphémère, cette revue aussi exigeante qu’inventive malgré son air un tant soit peu austère. Dès le numéro 1 on peut lire cette « légende » qui justifie le titre : « L’éphémère est ce qui demeure, dès lors que sa figure visible est sans cesse réeffacée ». C’est Jacques Dupin qui en a eu l’initiative, au milieu des années 60 et l’a proposée à Aimé Maeght pour qui il travaillait. C’était en vérité un projet collectif et il a composé un comité de publication qui fait encore rêver puisqu’il réunissait Yves Bonnefoy, Louis-René des Forêts, André du Bouchet et Gaëtan Picon, bientôt rejoints par Paul Celan, excusez du peu. Ils s’étaient retrouvés autour de l’idée très simple et pourtant révolutionnaire de couper court avec la poésie surexposée, un peu trop sûre d’elle-même (lyrique, surréaliste, et toutes les formes de poésie se réclamant de La Poésie, grand L grand P). André du Bouchet sera toujours pour moi le poète qui se cherche avec les autres, sans être sûr de rien... ; l’antipoète, pas de meilleur modèle !

(Fin de la première partie de l’extrait)


 

NOTES


1. Cet « entretien » constitue le premier chapitre de Trois père – Jabès, Derrida, du Bouchet, éditions Le bord de l’eau, 2019 , collection « Nouveaux classiques » dirigée par Antoine Spire. Nous remercions l’éditeur qui en a permis gracieusement la reprise.

2. Première fois de « vive voix » ; il y a déjà quelques repères dans l’entretien avec Catherine David, publié dans Le Nouvel Observateur en septembre 1983.

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