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Resistance De La Traduction

27 July 2022

Resistance De La Traduction
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De La tour de Babel, Pieter Brueghel, 1563 ; Crédite d’image : Wikimedia commons

L’hypothèse que l’on voudrait proposer à travers Jean-Luc Nancy et Souleymane Bachir Diagne est qu’il s’agit de l’identité elle-même, aussi bien individuelle que collective et communautaire — et que c’est la seule façon de la penser et de la pratiquer qui donne droit à la rencontre de l’altérité et qui fasse l’économie, sinon de toute violence, du moins de ses alibis et de ses justifications. La traduction ne vient pas après-coup, elle n’est pas secondaire, mais originaire. Il n’y a d’identité que plurielle — et il n’y a de pluralité que comme l’effet d’une traduction.  Il en résulte que l’identité n’est jamais fixe, elle est constitutivement hétérogène et originellement mouvement.

I


Nous avons pu espérer un temps que les crises mondiales à répétition, qu’elles soient financières, climatiques, migratoires, sanitaires, pourraient être une chance pour le monde de se réinventer, de s’ouvrir à un autre avenir, plus juste, moins cloisonné — c’est-à-dire moins faussement « ouvert ». Nous avons entendu des promesses qui semblaient en retenir l’urgence ; et nous avons été chaque fois déçus, renvoyés brutalement ou sourdement à la vanité de nos illusions. Ce que chacune de ces crises aura produit et continue d’engendrer, c’est tout au contraire la crispation de ce que Jean-Luc Nancy appelle si justement « un univers de management » (1) sur ses intérêts et ses calculs — une crispation sourde et aveugle, étrangère à tous ces signaux venus d’ailleurs, dont l’autre nom est l’impossible. L’effet de la pandémie sur nos existences aura été double. Elle aura fait apparaître tout d’abord au grand jour les limites de cet « univers » — c’est-à-dire son injustice structurelle. A l’échelle du monde, c’est peu dire que les peuples, les classes sociales, selon les régions et les pays, dont ils constituent la population, n’auront pas été (et ne sont toujours pas égaux) devant la pandémie. Et en même temps tous auront été touchés. Elle nous aura rappelé d’un côté le monde commun auquel nous appartenons, l’impossibilité de se mettre à l’abri du virus derrière des frontières étanches et de l’autre combien ce même monde est fracturé, divisé. C’est peu dire que la peur, mondialisée, n’aura en rien freiné la course à la puissance, sur lequel prospèrent ces divisions.


II


L’objet de l’espérance qu’on soulignait à l’instant n’était assurément ni un quelconque salut ni une salvation. Et ce n’est pas la moindre ruse des promesses qu’on évoquait à l’instant que de confisquer l’avenir en prétendant les assurer. Dès qu’une fin est assignée, sous quelque représentation que ce soit, l’ordre du possible est balisé. La disponibilité pour ce qui vient, cet accueil de « la venue du temps » qui suppose, dans leur variabilité propre, ces « salutations de l’existence », que sont « l’amour, la pensée, le jeu, l’art [et] la parole », (2) est compromise. Nous devrions nous en souvenir. Car l’incertitude des temps aura toujours été propice au surgissement ou à la réactivation de forces idéologiques et politiques qui sous le prétexte de les promettre — et de savoir en conséquence ce qu’il est nécessaire de faire, dans l’ordre du possible — ne se seront privées d’aucune contrainte imposée à l’existence. Il y va d’un ébranlement, dont l’épreuve nous met à la croisée des chemins. La première voie est celle du repli identitaire : la surenchère de protections illusoires contre la menace que constitue la mondialisation réitérable de la pandémie. La seconde suppose l’invention de nouvelles solidarités, de nouvelles transversalités. Nous verrons dans un instant comment le paradigme de la traduction permet de les penser : la traduction, vecteur pratique et symbolique d’un nouveau cosmopolitisme. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a de réponse à la mesure de cet ébranlement que celle qui en reçoit le questionnement dans les termes suivants : nous reste-t-il encore quelque chance d’apprendre à « habiter humainement le monde » ? Mais alors, si c’est bien le cas, que veut dire ici « humainement » ? De quelle « humanité » parle-t-on ? Dans la préface du recueil de ses interventions sur la pandémie, intitulé Un trop humain virus, Jean-Luc Nancy fait de la pandémie le symptôme d’une maladie qui atteindrait cette même humanité « dans sa respiration essentielle, dans sa capacité à parler et à penser au-delà de l’information et du calcul ». (3)


III


« Parler et penser au-delà de l’information et du calcul », est-ce encore possible ? Est-ce à cette possibilité réinventée que s’identifie l’injonction d’avoir à habiter encore humainement le monde ? Rien n’est gagné et Nancy n’exclut pas, dans ces pages sombres, comme dans beaucoup d’autres, contemporaines, que la pandémie soit à l’image de la venue de l’humanité à son terme, c’est-à-dire de son autodestruction. Nous n’en avions jamais écarté le risque sans doute, même si nous avons tout fait pour l’ignorer. La pandémie, mais il en va de même des dérèglements climatiques et de la menace nucléaire, aggravée par la guerre en Ukraine, lui ont donné une nouvelle actualité. Elles sont ce qui nous arrive, ce qui arrive jusqu’à nous — et c’est leur venue qui exige de nous une pensée et une parole qui échappent à l’information et au calcul. Toute la question alors est de savoir de quelle disponibilité cette possibilité est tributaire. Être disponible pour ce qui vient, c’est se rendre attentif à ce que Nancy décrit, dans La peau fragile du monde, sous le nom de « proximité de l’imminence ». (4) C’est aussi savoir déjouer les pièges théoriques, conceptuels, mais aussi pratiques qui organisent l’indisponibilité : les mots-écran, aussi bien que les postures, qui sont autant de refuges pour éviter de voir et d’entendre, de lire aussi ce qui nous avertit de cette proximité. Ils sont autant d’images, ces mots écrans, d’une humanité assurée d’elle-même qui se donne mille raisons de croire encore que tout ne peut pas arriver, à commencer par son annihilation, « aussi possible qu’impossible. Imprévisible, incalculable, mais certaine, comme la venue du temps », (5) poursuit le philosophe. Est-ce à dire que la vocation de la pensée, mais peut-être aussi celle de l’art, serait entre autres de ne pas se (nous) raconter d’histoires, nous bercer d’illusions, ou encore de ne pas laisser l’histoire se relancer par « de nouveaux mythes », (6) comme celui, réactualisé, du progrès, sous quelque forme qu’il se donne, au risque de manquer l’épreuve de ses fractures ?


IV


Tout est-il imprévisible et incalculable ? Dans La peau fragile du monde, Nancy soutient que la critique est devenue un gadget. On peut le concevoir s’il s’agit d’une critique fondée sur une image idéalisée de l’humanité, ou de l’homme en général, qui n’aurait rien compris de ce qui l’a déjà compromise — une critique qui, en ce sens, reproduirait naïvement les fondements de ce qui en fait (devrait en faire) l’objet : toutes les variantes éculées de l’humanisme, jusqu’à celui qui se proclame « vital » et « critique », sans que rien ne l’ébranle. Cette « critique » serait une démission, car, confiante dans « l’humanité », elle ne prendrait pas la mesure de la « déshumanisation », dont notre disposition pour ce qui vient ne peut nous laisser ignorer le spectre. Sans doute est-ce le premier point sur lequel ces réflexions s’écartent de la pensée exigeante de Jean-Luc Nancy. A supposer qu’on donne droit à « la proximité de l’imminence », qu’on se montre attentif à ce qui est proche, ce qui arrive déjà, ce qui sans doute même est déjà là, on ne peut en ignorer la violence potentielle ou actualisée. On ne peut faire comme si la force avec laquelle cette imminence nous interpelle ne tenait pas aux destructions qu’elle promet et aux souffrances, au malheur et à la misère qui ne manqueront pas de l’accompagner. N’est-ce pas déjà le cas - et depuis longtemps ? N’est-ce pas la première chose à laquelle nous devons nous montrer attentifs et dont nous devrions savoir anticiper l’aggravation possible ? N’est-ce pas, pour finir, cela aussi que les injustices et les inégalités liées à la pandémie nous ont laissés pressentir ? Voilà donc le point de rupture : tout n’est pas imprévisible, incalculable — et ce qui est prévisible et calculable, c’est l’effet sensible de cette autodestruction sur les corps et les esprits. Ce que l’on peut prévoir, c’est une violence qu’il ne s’agit pas de rapporter à des causes générales, globales — toute position de surplomb relevant du calcul — mais de penser de façon critique, dans la multiplicité de ses effets singuliers. Peut-être est-ce, au demeurant « l’éthique même » que cette anticipation incertaine, et le ressort de son injonction adressée au politique, pour qu’il ne fasse pas d’emblée de ce malheur et de cette misère son reste muet.



Jean-Luc Nancy dans Vers Nancy, Claire Denis, 2002

V


C’est alors que la critique reprend ses droits, comme « critique de la violence ». Une telle critique, en effet, n’existe que rapportée à la singularité de ses effets, dans la proximité de « l’imminence ». Toute autre façon de la penser, en tergiversant sur ses causes, revient à se payer de mots. La violence se nourrit du calcul intéressé partisan, toujours partiel de ses effets. Elle s’appuie sur la raison (ou la déraison) des dommages acceptés pour prix de l’histoire, telle qu’elle est imaginée, ou de l’humanité, telle qu’on s’est représentée sa diversité cloisonnée. La gestion mondialisée de la pandémie, sur tous les continents, aura imposé de nombreux calculs de cet ordre. Elle aura varié selon les régimes, d’Est en Ouest et du Nord au Sud, avec une brutalité inégale. Nancy le souligne lui-même : « La brutalité du virus se propage en brutalité gestionnaire. […] Il n’y a pas d’abus particulier des États. Il n’y a que la loi générale des interconnexions dont la maîtrise est l’enjeu des pouvoirs techno-économiques ». (7) Sans doute. On comprend dans l’énoncé qui précède la volonté polémique de s’inscrire en porte à faux contre toute invocation d’un complot des États qui profiteraient du virus pour renforcer l’état d’exception. Mais dès lors que la seule critique légitime de la violence qui ne reconduise pas subrepticement ce qu’elle prétend combattre repose sur la considération de ses effets, indépendamment de leur calcul — ce que Nancy appelle « la techno-économie » — il importe d’analyser au plus près, au cas par cas, les dispositifs législatifs, les mesures, l’action et l’inaction qui produisent et aggravent ses effets dans le domaine de la santé (l’accès aux soins, la production des vaccins et du matériel médical, la gestion des hôpitaux, la considération du personnel hospitalier), mais aussi de l’environnement et du climat, ainsi que de l’immigration (les règles et les conditions de l’hospitalité conditionnelle, la « gestion » des flux migratoires). Voilà pourquoi « critiquer » n’est pas calculer. Tandis que le calcul s’arroge la maîtrise de l’histoire, la critique anticipe la nécessité de résister aux errances de cette pseudo-maîtrise.


VI


Résistance ! Le mot est lâché. Il acquiert dans les temps sombres qui sont les nôtres une résonnance inattendue. Dans « Un avenir sans passé ni futur », Nancy parle « de l’approche et de la survenue d’un inconnu dont ni le passé ni le futur ne peuvent nous éviter le surgissement ». (8) Toute la question alors est de savoir ce qu’appellent et exigent cette « approche » et cette « survenue ». Quelles sont les modalités de notre disponibilité, une fois écarté tout repli dogmatique ? Notre hypothèse est qu’elles dessinent un nouvel espace pour la critique et pour ses armes, à mille lieux de ce qui en fait (ou pourrait en faire) un « gadget ». Ce qu’il importe de retrouver, c’est la possibilité d’une pensée et d’une action « résistantes » qui ne signifient pas pour autant une clôture de l’à-venir. Ce n’est pas, en effet, à la venue de ce qui vient qu’il importe de résister, mais à l’indifférence, à la passivité devant les effets prévisibles de son surgissement. On ne s’étonnera pas qu’on pense ses effets sous le signe de la violence. La peau fragile du monde est un livre hanté par des désastres à venir, dont les signes avant-coureur ne peuvent plus se laisser ignorer. Au fil des pages apparaissent en filigrane ces points chargés « d’angoisse et d’attente » qui définissent le silence et l’obscurité du monde. Nous ne savons pas ce qui nous attend. « C’est lorsque nous éprouvons la secousse la plus rude qu’il s’agit de prendre de la distance, de marquer un temps », (9) écrit Nancy. De ce qui vient, nous ne pourrions, dès lors, rien discerner — et la seule chose qui nous resterait à faire serait de prendre la mesure de cette invisibilité. Est-ce à dire qu’il n’y a de place que pour la méditation et la contemplation ? Est-ce à se retirer loin du bruit du monde que prédispose l’épreuve de cette secousse ? Peut-être ! Mais nous savons pourtant ce que cette incertitude des temps à venir nous réserve. Nous savons de quelles façons elle sera, à coups sûrs, exploitée, manipulée. Nous ne pouvons ignorer le pire qui s’approche. Voilà pourquoi tout n’est pas invisible : les violences à venir, l’injustice, dont elles résultent, autant qu’elles la produisent et l’entretiennent, sont quant à elles déjà pré -visibles.


VII


Est-il inutile de s’en alarmer ? Faudrait-il les laisser venir au nom de l’imprévisibilité de l’histoire ? Il n’est pas nécessaire de se réclamer du passé ni de prophétiser l’avenir pour se rendre disponible pour ce qui vient — et pour que cette disponibilité s’accompagne de ce qu’on voudrait pouvoir continuer à nommer une « vigilance critique ». Dans « un avenir sans passé ni futur », Nancy substitue aux visions téléologiques de l’histoire, de quelque principe qu’elles se réclament, le récit de ce qu’il appelle l’entreprise occidentale, en faisant de « l’investissement », qui est l’autre nom du capitalisme, son moteur. Investir, nous rappelle-t-il, c’est chercher à s’enrichir, en mettant au service du désir d’enrichissement le développement expansif de techniques appropriées qui sont autant de techniques de domination. Aussi faut-il le répéter encore une fois : il n’y a pas de doute sur les effets que produit la soif de richesse : la brutalisation des rapports sociaux et l’épuisement de la nature. Faudrait-il nous en inquiéter aujourd’hui davantage qu’hier ? Assurément, tant nous devons redouter qu’exposée à « la déperdition des possibilités mêmes d’investir », la logique de l’investissement ne renonce à aucune violence susceptible de retarder sa propre exténuation, ou de lui en donner à tout le moins l’illusion.


VIII


Peu de penseurs auront eu, autant que Nancy, le souci d‘éviter l’écueil d’un « humanisme » qui sous couvert d’une vision idéalisée de l’humanité, ne fait rien d’autre qu’entériner le déni d’humanité, dont s’autorise le déploiement de la puissance, dans un irrésistible empilement de « consentements meurtriers ». Ainsi de toute invocation d’une prétendue « authenticité de la vie humaine ». « Il n’est pas évident, concluait-il, que la valeur que nous croyons attribuer à l’homme — et même celle que nous pensons attribuer à la vie — soit une valeur, c’est-à-dire un sens digne de ce nom ». (10) On le conçoit, s’il s’agit d’une représentation contraignante et prédéterminée de l’homme ou de la vie en général. Mais qu’en est-il de la singularité des vivants, d’une valeur attachée à la singularité, comme telle, dans sa pluralité et la variabilité de son expression, ouverte sur l’avenir ? D’une valeur attachée aux possibilités qui lui sont offertes, mieux dont on devrait veiller à ce qu’elles lui restent offertes, à ladite singularité (voilà la responsabilité de l’éducation, de la culture, de l’éthique et de la politique !) de s’inventer ? L’irrésistibilité du déploiement de la puissance, « l’ignominie » de l’injustice, du malheur des hommes qu’il engendre n’excluent pas la résistance. Sauf qu’il importe au plus haut point de savoir au nom de quoi on entend l’organiser sans se payer de mots — c’est-dire sans édulcorer la radicalité de « l’esprit à venir ». Laissons à Nancy le soin de préciser la nature de cette résistance : « Il n’y a pas, écrit-il, de résistance à cette irrésistibilité [celle du déploiement de la puissance] qui ne doive, s’il s’agit de résister, en passer par une remise en jeu de ce qu’on croit pouvoir nommer “authenticité de la vie humaine“. […] Si notre temps nous éprouve par son injustice privée de tout horizon, il est sûr que l’esprit à venir est celui d’une justice qu’aucun aménagement, aucune réforme des conditions d’aujourd’hui ne peut viser ». (11)




IX


Reprenons ! Nous nous demandions plus haut comment « parler et penser au-delà de l’information et du calcul ». Nous avons vu ce qu’il en est du calcul. Nous comprenons désormais l’urgence d’échapper à ses intérêts partisans, potentiellement mortifères. Qu’en est-il de l’information ? Et tout d’abord, de quelle information parle-t-on ? De celle qui ordinairement partage avec le calcul le double trait d’être à la fois mondialisée et cloisonnée. Mondialisée, elle l’est, parce qu’en théorie, les nouvelles technologies du savoir et de l’information la rendent accessible à tous, nonobstant la barrière des langues (nous reviendrons sur cette barrière). En pratique, il en va cependant autrement. L’information varie selon les communautés, le plus souvent nationales, auxquelles elle s’adresse, en fonction des intérêts qu’elle lui suppose. Ce qui en résulte se laisse aisément décrire : une uniformisation partielle, dont les bornes sont le principe même de sa constitution. De ce point de vue, la pandémie fut exemplaire. Elle concernait l’humanité toute entière, mais ce que nous en savions, ce que nous en partagions était tributaire d’un traitement local de l’information, auquel seul une minorité était en mesure d’échapper. S’il est possible de parler, comme le fait Nancy de « communovirus », la façon dont il nous aura communisés, la communauté qu’il aura dessinée aura été à la fois mondiale et, partout dans le monde, reconduite à (sinon circonscrite à ou enfermée dans) des considérations locales. « La coappartenance, l’interdépendance, la solidarité » n’auront pas tardé à montrer leurs limites géopolitiques.


X


« Le coronavirus, écrit Nancy, en tant que pandémie est bien à tous égards un produit de la mondialisation. Il en précise les traits et les tendances, il est un libre-échangiste actif, pugnace et efficace. Il prend part au grand processus par lequel une culture se défait tandis que s’affirme ce qui est moins une culture qu’une mécanique de forces inextricablement techniques, économiques, dominatrices et le cas échéant physiologiques ou physiques (pensons au pétrole, à l’atome) ». (12) Si c’est bien le cas, nous pouvons avancer dans la compréhension de ce que pourraient être (et peut-être même le devraient-elles) une parole et une pensée qui échappent à l’information, telle que nous en avons dessiné les limites, et au calcul : autre chose qu’un « produit de la mondialisation », déterminé par les règles et les impératifs de l’investissement. Reste à savoir quelles en seraient les conditions. C’est ici que nous retrouvons la traduction, que nous avons évoquée au début de ces réflexions. Pourquoi la traduction ? Parce qu’il y va, avec elle, pour peu qu’on sache lui reconnaître une portée éthique et politique, d’une autre équivalence que celle produite par la mondialisation de l’investissement, telle que Nancy nous l’a donnée à penser, non seulement dans les textes récents que nous avons lus, liés à la pandémie, mais déjà, dix ans plus tôt dans L’équivalence des catastrophes qui soulignait, après Fukushima, la place de l’argent comme équivalent général.


Pour comprendre cette portée, reportons-nous à l’essai récemment publié par Bachir Diagne, intitulé De langue à langue. L’hospitalité de la traduction. Il n’est pas anodin, en effet, dans la perspective qui est la nôtre, que, pour construire son éloge de la traduction, le philosophe mette en avant le pouvoir qu’elle aurait « de créer une relation d’équivalence » entre les identités, d’instaurer, ce faisant, de l’une à l’autre une réciprocité, en d’autres termes de « les faire comparaître, c’est-à-dire paraître ensemble sur un pied d’égalité », de telle sorte que, de langue à langue, on se parle et se comprenne ». (13) Non plus calculer et communiquer, mais se parler et se comprendre ! Est-ce ainsi qu’il y va d’un autre humanisme ? Est-ce la voie que nous cherchions pour redonner au terme une portée qui ne retombe pas dans les travers que dénonçait Nancy ?



Souleymane Bachir Diagne ; crédite d’image : La Croix

XI


Ce que propose la traduction, ce serait donc une autre forme d’équivalence. Mais il importe aussitôt de souligner trois points qui sont autant de conditions pour que la tâche des traducteurs puisse incarner cet humanisme alternatif. Le premier est qu’elle identifie comme son problème les inégalités de reconnaissance et de traitement des langues parlées et écrites dans le monde, affrontant ainsi directement l’injustice logée au cœur de leur diversité, avec pour objectif de la corriger. Quelle injustice, demandera-t-on ? Rien de moins que l’entretien de leur hiérarchie, selon les catégories suivantes que Bachir Diagne emprunte à Pascale Casanova : « les langues périphériques, les langues centrales, les langues super -centrales et la langue hyper -centrale ». (14)


Voilà ce qu’il importe de prendre en compte : toutes les langues ne sont pas également traduites. Elles n’occupent pas du même coup la même place dans le monde et la considération de la culture, dont elles sont le vecteur, n’est pas équivalente. La traduction dès lors est confrontée davantage à l’absence d’équivalence qu’à une équivalence préexistante, préconstituée. Ce qui s’impose à elle, c’est son manque et la responsabilité de lui donner quelque chance d’advenir. Il arrive enfin, comme on sait, qu’elles disparaissent et qu’avec leur extinction, ce soit « le visage unique qu’elles donnent à la condition humaine » (15) qui soit perdu. Le second point qu’il convient de retenir est que si la mondialisation de la pandémie est un prisme à travers lequel nous sommes invités à repenser et réinterroger les rapports de domination qui divisent le monde, leur analyse ne peut faire l’économie d’une attention vigilante à la différence des langues, autant qu’aux rapports dynamiques qu’elles entretiennent les unes avec les autres, à ce qui les lie et à ce qui les sépare. Il y va des oubliés, des laissés pour compte des échanges, des flux, de la circulation qu’organise le « libre-échangisme », dont parle Jean-Luc Nancy — de ceux autrement-dit, dont cette équivalence-là ne change pas le degré de considération, à l’échelle mondiale, c’est-à-dire la place dans l’histoire, pas plus qu’elle ne guérit les blessures du passé. La déconsidération ou l’in-considération des langues est le symptôme de cet oubli, tandis que la traduction est le vecteur de leur correction. En d’autres termes, la question de la diversité des langues, de la domination linguistique (et avec elle celle du « mépris » des cultures), n’est ni anodine ni accessoire. C’est le sens de cet « humanisme de la traduction » que Bachir Diagne appelle de ses vœux : « L’existence d’une hiérarchie entre les langues et de rapports de domination entre elles est un fait dont toute réflexion sur un humanisme de la traduction doit tenir compte ». (16) Cela impose de considérer, comme un fait premier, l’asymétrie fondamentale, suivant laquelle traduire et être traduit n’ont pas la même signification, selon la place que la langue et la culture occupent dans cette hiérarchie. Le troisième point découle des deux précédents. Il s’agit de reconnaître que la hiérarchie en question ne vient pas de nulle part. Elle est inscrite dans une histoire que l’équivalence libre-échangiste, pour parler comme Nancy fait (ou voudrait pouvoir faire) mine d’oublier, qui est celle de la colonisation. Les langues dominantes qui furent aussi des langues impériales sont liées à cette histoire. Aussi l’humanisme de la traduction a -t -il une fonction « réparatrice », qui consiste d’une part à prendre acte du fait que les traces de cette domination n’ont pas disparu, et peut-être même qu’elles gangrènent encore souterrainement une absence de réciprocité que l’équivalence généralisée de la mondialisation ne peut faire oublier, d’autre part à faire de la tâche du traducteur le moyen, éthique et politique, de pallier ce manque. C’est son pari, sa chance et son credo. Il faut accorder à la traduction un crédit historique, dès lors que croire en elle :


« C’est célébrer le pluriel des langues et leur égalité. C’est s’opposer à l’inscription de la traduction dans un monde d’échange inégal, c’est rappeler que la visée du travail même de traduire, de la tâche du traducteur, de son éthique et de sa poétique est de créer de la réciprocité, de la rencontre dans une humanité commune. C’est dire que, contre l’asymétrie coloniale, il est aussi force décolonisatrice, et que, contre l’économie, il est charité. » (17)


XII


Le paradoxe de la mondialisation est que s’il repose sur cette équivalence générale que souligne Jean-Luc Nancy, celle-ci s’accompagne, de façon réactive, d’une opposition à l’uniformisation qui en résulte, sous la forme de replis identitaires. Tout se passe comme si non seulement la culture nostalgique d’identités supposée menacées, mais plus encore leur cloisonnement protecteur devait être le moyen privilégié pour résister aux effets destructeurs que fait redouter l’extension mondialisée du règne de l’argent. Plus cette extension s’accroît, avec sa violence propre, son cortège de misères et d’injustices, plus surgissent et se développent, partout dans le monde, des formes de populisme identitaire, dont le succès repose sur la promesse de défendre les populations contre la dissolution de leur identité dans cette équivalence généralisée : le fantasme entretenu d’une universalisation de leur mode d’existence, confondu avec tous les autres. Leur dénominateur commun est connu : la stigmatisation de l’étranger, qu’il s’identifie à la présence physique des migrants, à leurs mœurs, à leur culture ou à leur langue, à ses mots et à ses accents.


C’est cette situation qu’il faut avoir présente à l’esprit, en se réclamant, dans le sillage de Bachir Diagne, d’un « humanisme de la traduction ». Pourquoi ?




Parce que l’articulation de l’universel (l’argent) et du particulier (l’identité) que nous venons d’esquisser est redoutable à plus d’un titre. (A) Elle est tout d’abord discriminante, comme on le soulignait à l’instant. Sa logique est l’enfermement et la séparation. L’argent nous unit, certes, dans un destin commun, très inégalement partagé (comme le font les dérèglements du climat et la pandémie). C’est ce que Nancy appelle « l’équivalence des catastrophes ». Mais c’est à la condition que chacun reste chez soi, qu’il s’en tienne au droit de ne se sentir chez soi que chez soi et nulle part ailleurs) — un chez soi que définit son appartenance à une origine, une culture, une langue particulière … Dès lors, ceux qui ne se sentent plus chez eux nulle part, que ce soit pour des raisons économiques, politiques ou historiques sont inévitablement les laissés pour compte de cette articulation. (B) Mais ce n’est pas tout : cette articulation est redoutable ensuite, parce que, du même coup, elle conjugue les violences : celle de l’universel et celle du particulier, également contraints. Parce que les gouvernements populistes nationalistes, quoi qu’ils en disent et en promettent, ne sont, pas plus que les autres, en mesure de corriger les maux de la mondialisation (les effets destructeurs, encore une fois, du règne de l’argent), leur action se reporte sur des cibles de substitution (les étrangers, les immigrés, etc.), dans le souci de conserver ou de redonner à la société sa pureté et son homogénéité. Et parce que la langue et la culture en sont presque toujours considérées comme le premier des vecteurs, il n’y a rien que de tels gouvernements ne soient prêts à imposer aux institutions éducatives et culturelles, aux médias qu’ils contrôlent (journaux, radios et télévisions) pour traduire dans les faits cette séparation : interdiction, censure, épuration …. (C) Reste enfin un troisième effet de cette redoutable articulation. Il y manque le singulier ! Ce qui est confisqué, en effet, ce n’est rien moins que les voies d’une invention de la singularité, ouverte sur l’avenir. Pourquoi ? Parce que ce qui assure cet avenir nous vient de l’autre, des autres. Il est fait de ce que nous rencontrons, importons, échangeons, de ce que nous nous nous incorporons. En d’autres termes, on ne reconnaît à cette singularité le droit de s’inventer librement que si on admet qu’en aucun cas, son « identité », supposée stable et homogène, puisse être reconduite à une mono-généalogie. Toute « identité », à supposer qu’on veuille garder au terme une signification, est plurielle, constitutivement hétérogène. Qu’elle soit individuelle ou collective, elle ne reste vivante que dans le mouvement indéterminé qui la fait différer d’elle-même.


XIII


Aussi comprenons-nous mieux dès lors ce qui fait de « l’humanisme de la traduction » une politique. Il y va d’une autre pensée, mais aussi d’une autre reconnaissance et d’une autre pratique de l’universel et du singulier. Nous sommes pris, de fait, entre deux écueils qui se recoupent. Le premier est celui d’un repli de la pensée et de l’action sur des identités homogènes, cloisonnées, reconduites à une origine unique, pour lesquelles ce qui est venu de l’extérieur et continue d’arriver, tout ce qui a est importé (et s’importe encore), en bref ce qui s’y est traduit (et pourrait à nouveau s’y traduire à l’avenir) est nécessairement suspect d’avoir déjà corrompu et de persister à troubler la fantasmatique « pureté » supposée perdue. Il est inutile de préciser combien cet écueil est celui d’une violence prétendument « protectrice » et « réparatrice » qui est autant un déni du présent et du passé qu’une confiscation de l’avenir. Et c’est peu dire que les crises mondiales, migratoires, climatiques, sanitaires, dont il est à prévoir qu’elles s’enchaîneront, s’articuleront et se superposeront les unes aux autres dans les temps qui viennent, présentent le risque majeur de voir cette violence érigée en « recette miracle » par des gouvernements prêts à adopter les mesures les plus « extrêmes » pour (se) donner l’illusion de les affronter. Mais le second écueil n’est pas moins violent : il est celui d’un universel de surplomb, dont l’universalité masque à peine la volonté dominatrice d’une particularité (tel peuple, telle nation) de l’incarner et de l’exporter. L’écueil, en d’autres termes, est celui d’un universel, d’essence impériale et coloniale. Que celui-ci soit lié aux langues, à la place qu’elles prennent (ou prétendent occuper) dans le monde n’est pas anecdotique — et l’on ne saurait trop souligner les symptômes qui manifestent les rapports de domination que recouvre leur hiérarchie. Ainsi de la dissymétrie des flux de traduction déjà évoquée. Mais sans parler de l’anglais ou de l’espagnol, on pourrait également souligner toutes les ambiguïtés que recouvrent l’idée et l’organisation de la francophonie, quand tant de discours s’attachant à la défendre entendent célébrer le rayonnement de la langue française dans le monde, ou encore son génie et son universalité.



De La tour de Babel, Pieter Brueghel, 1563 ; Crédite d’image : Wikimedia commons

XIV


L’humanisme de la traduction que Bachir Diagne appelle de ses vœux se présente comme une voie alternative pour échapper à ce double écueil. C’est pourquoi il ne se laisse pas penser indépendamment d’une nouvelle conception de l’universel, dont le philosophe emprunte la formulation à Maurice Merleau-Ponty. Quelle conception ? Celle qui substitue à l’universel de surplomb que l’on caractérisait à l’instant un « universel latéral » qui en est non seulement la complexification, mais au moins autant la correction d’une injustice. Il n’est pas étonnant dans cette perspective que, aussi bien dans l’essai qu’il lui consacre, sous le titre évocateur « l’universel latéral comme traduction » que dans son dialogue avec Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique, universalisme et pensée décoloniale, le philosophe date la reconnaissance de son exigence du monde issu de la conférence de Bandoeng, en 1955, au cours de laquelle les peuples d’Asie et d’Afrique manifestèrent la volonté d’en finir avec le système colonial, les pratiques du néo-colonialisme et le racisme qui les caractérise. (18) « C’est ce monde-là, explique Bachir Diagne, cette cosmopolitique où aujourd’hui nous vivons qui commande de repenser l’universel, ou plutôt de le penser pour la première fois, puisque c’est seulement maintenant que les conditions pour cela sont réunies ». (19) Aussi l’exigence de l’universel latéral recoupe-t-elle l’injonction d’Immanuel Wallerstein que le penseur de la traduction reprend à son compte : celle d’un « universalisme plus universel […] véritablement collectif, réellement planétaire ». (20) De même que Jean-Luc Nancy pouvait parler d’un « être singulier pluriel », de même l’universel latéral de la traduction nous ouvre-t-il à celle d’un « être universel pluriel ».


XV


Toute la question est alors de savoir de quel « être » on parle, en évoquant ici la nécessité de penser, comme la pierre angulaire de « l’humanisme de la traduction », la reconnaissance, mais peut-être aussi l’invention d’un « être universel pluriel ». L’hypothèse que l’on voudrait proposer, en guise de conclusion, est qu’il s’agit de l’identité elle-même, aussi bien individuelle que collective et communautaire — et que c’est la seule façon de la penser et de la pratiquer qui donne droit à la rencontre de l’altérité et qui fasse l’économie, sinon de toute violence, du moins de ses alibis et de ses justifications. La traduction ne vient pas après-coup, elle n’est pas secondaire, mais originaire. Il n’y a d’identité que plurielle — et il n’y a de pluralité que comme l’effet d’une traduction. Il en résulte que l’identité n’est jamais fixe, elle est constitutivement hétérogène et originellement mouvement. Et elle est singulière, parce qu’aucune autre, qu’elle soit individuelle ou collective, ne se sera mise en chemin et aura poursuivi l’aventure de la même façon qu’elle, à la rencontre des autres. Par la traduction, elle assume, rappelle et entretient sa vocation qui est d’être le miroir, nécessairement déformant de toutes les autres, comme chacune d’elles l’est d’elle-même. C’est à cette seule condition que l’universel, déjouant les pièges de son imposition, de sa prétention et de sa domination se promet et se réalise d’un même pas.


 

NOTES


1. Jean-Luc Nancy, La peau fragile du monde, « ouverture », Paris, Galilée, 2020, p. 16.


2. Nancy, La peau fragile, p. 16.


3. Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, Paris, Bayard, 2020, p. 11.


4. Nancy, Un trop humain virus, p. 19.


5. Nancy, Un trop humain virus, p. 19.


6. Jean-Luc Nancy, « Un passé sans avenir ni futur », dans La peau fragile, p. 25


7. Jean-Luc Nancy, « Un trop humain virus », op. cit., p. 17.


8. Jean-Luc Nancy, « Un avenir sans passé ni futur », op. cit, p. 27.


9. Nancy, « Un passé sans avenir ni futur », op. cit., p. 29.


10. Nancy, « Un avenir sans passé ni futur », op. cit, p. 38.


11. Nancy, « Un avenir sans passé ni futur », op. cit, p. 3ç-40.


12. Nancy, « Un trop humain virus », op. cit., p. 16.


13. Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue, l’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, 2022, p. 14.


14. Pascale Casanova, dans La langue mondiale, traduction et domination, Paris, Seuil, 2015, p. 11, cité par Souleymane Bachir Diagne, op. cit., p. 15.


15. Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue, p. 14.


16. Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue, p. 14.


17. Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue, p. 19.


18. Sur la conférence de Bandoeng, cf. le résumé de ses enjeux dans Souleymane Bachir Diagne, Le fagot de ma mémoire, Paris, édition Philippe Rey, 2021, p. 149-150 : « C’est une rencontre dont on peut faire, en effet, le commencement du postcolonial car c’est celle où les mondes sous la domination de l’Europe se sont réunis sans elle pour condamner le principe même de la colonisation, célébrant ainsi l’irréductible pluralité de leurs cultures et de leurs langues. Le pluriel célébré par Bandoeng n’est pas dirigé contre l’universel. Il en est au contraire la promesse ».


19. Souleymane Bachir Diagne, « L’universel latéral comme traduction », dans Philippe Büttgen, Michèle Gendreau-Massaloux, Xavier North, Les pluriels de Barbara Cassin ou le partage des équivoques, Lormont, Le bord de l’eau, 2014, p. 244.


20. Immanuel Wallerstein, L’universalisme européen, De la colonisation au droit d’ingérence, cité par Bachir Diagne, op. cit., p. 245.

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