Le Bruit de toutes choses
5 August 2022
Ashurbanipal on his horse thrusting a spear at a lion’s head ; Crédit d’image : Wikimedia Commons
Il y a une nouvelle voix dans la philosophie quand une signification particulière est apportée à « signification ». L'économie – la relation entre le plus et le moins – des mots et significations, et la voix est souvent discutée en termes d'homologie et d'analogie. Le domaine où l'on accède à la voix d'un être supérieur au sein du langage de telle sorte que cet être révèle le sens du monde entier est le domaine de la métaphysique. Au siècle dernier, la voix métaphysique a été mise en suspens par Wittgenstein lorsqu'il a demandé aux philosophes de « ne rien dire en dehors de ce qui peut être dit » et, plus tard, par Heidegger qui a parlé « d'un silence parlant ». Au contraire, pour que la philosophie parle, elle doit s’ouvrir au bruit de fond de la philosophie.
Ceci est le texte de la conférence publique donnée avec Barbara Cassin le 23-10-18 à l'Institut Français, New Delhi, dans le cadre de la conférence organisée par Divya Dwivedi intitulée « Present of the Day ». Le prologue est un court texte écrit à l'occasion d'un séminaire avec Barbara Cassin, Divya Dwivedi, Patrice Maniglier et Shaj Mohan à Borotalpada, un village tribal du Bengale occidental, qui a été distribué au public à New Delhi.
Prologue : Ce qui bouge
Does anybody know what we are living for?
– Queen
Il y a ce monde.
Nous nous battons pour nos propres petits mondes au sein de ce monde, cherchant à construire des mondes meilleurs, plus rapides, justes, luxueux, exclusifs. Mais nous sommes d'accord, avant même de savoir parler, pour dire que c'est notre monde ; un monde fait de « toi » et de « moi », de la Voie lactée et des étoiles filantes, de nuages et de tempêtes, de pierres et de ruisseaux, de chasseurs et de chassés, de huttes et de manoirs.
Ce qui est ahurissant, c'est qu'il y a ce monde. Ce monde ne nous dit rien en retour. Bien sûr, il y a des choses dans ce monde qui nous répondent ; d'une certaine manière, tout dans ce monde nous répond. La pierre jetée sur un arbre renvoie une mangue. Le hurlement au milieu de la nuit renvoie le chœur des chiens. Lorsqu'un chasseur pose un piège et revient le lendemain, il y trouve un animal. Lorsque les scientifiques construisent des observatoires gravitationnels, des ondes gravitationnelles leur parviennent.
Et pourtant, le monde lui-même – tout ce qui y existe, y compris nous – ne parle pas. Il ne nous dit pas pourquoi il existe. S'il existe. D'où il se déplace. Où il se déplace. Au lieu de cela, ce qu'il nous dit, c'est qu'il est là et qu'il bouge ; il le dit à travers le bruit de cette réalité que nous ne pouvons pas supprimer. Il nous le dit en étant ici, avec nous, en continuant à partir de l'énoncé même de ces mots. Et il bouge, avec notre parole et les étoiles dans le ciel et les heures au-dessous d’elles. L'affaire de la philosophie est la souffrance de cette folie, du bruit.
Mais la philosophie n'est pas une méditation en silence sur le bruit. C'est plutôt l'élaboration de discours qui peuvent inciter le bruit à parler. La philosophie est la quête pour rendre ce bruit le plus articulé possible, grâce au seul langage qui existe.
La parole du philosophe est mue par la folie du bruit. La façon dont cette parole est mue doit être comprise différemment de la manière dont l’inondation des plaines est précédée par des crues, de la manière dont l'arrivée d'un ballon de football au but est précédée par un coup de pied, de la manière dont presque tout bouge dans ce monde. Au contraire, ce qui meut la philosophie est encore à venir, c’est l'articulation du bruit de toutes choses. Lorsque quelque chose bouge sans être présent, on l'appelle manquant. On désire ce qui est manquant. Se mouvoir dans ce monde par le désir de ce même monde, c'est se déplacer autrement. Être mu par ce qui vient au-devant plutôt que par ce qui se trouve derrière, c'est rendre le bruit articulé.
*****
Ce qui rend les souhaits dangereux, c'est le fait qu'ils soient exaucés.
Souhaiter que le monde n'existe pas, c'est souhaiter que moi, tel que je suis, je sois tout –
Simone Weil
« Voix » a acquis une nouvelle importance en philosophie avec Martin Heidegger et Gilles Deleuze. Dans leur conception, la voix doit être comprise comme la possibilité qu'il y ait un locuteur qui puisse résumer le sens de toutes choses, sans que ce discours n'entre en contradiction – la même voix parle simultanément contre elle-même. Le critère élémentaire en est que l'on ne devrait pas pouvoir dire en même temps que la même chose est et n'est pas. Ce serait une contradiction, et la contradiction elle-même est la limite d'un autre problème, celui de la privation. Pour Aristote, la privation est le retard ou la distance entre une chose et son entéléchie. Si une chose est parfaite, complète, rien n'est excessif en elle ; et rien de ce qui devrait la constituer ne manque à sa réalisation – « il n'y a rien au-delà du point final, et ce qui est complet n'a besoin d'aucun ajout ». (1) La privation est l'absence d'une perfection qui est due. Dans ce contexte, la privation signifie que les mots sont incapables de dire tout ce qu’il faudrait sur les choses. Il faut garder à l'esprit que la privation signifiait aussi une forme de mal pour les anciens ; il y a plusieurs façons de penser le mal. Les batailles, sur comment l’on peut parler de toute chose sans contradiction, ou avec un degré minimal de privation, se déroulent au niveau de concepts élémentaires tels que « l'un », « le même », « le différent » et « l'identique ». Ces problèmes sont complexes, dans la mesure où chacun de ces termes, et leurs orientations distinctes, ont donné différentes écoles et ont un long passé de batailles.
Nous allons discuter des implications de ce mot « voix » en gardant les références à son passé à leur minimum. Non pas que ce passé soit sans importance, au contraire, il garde même aujourd'hui des conséquences à l'intérieur et à l'extérieur de la philosophie. Nous laisserons également de côté les différentes significations de la notion de philosophe. Mais supposons, pour l'instant, que le philosophe est quelqu'un qui est obligé de dire quelque chose sur toutes choses, ce qui est une activité aussi distincte que celle d'être mathématicien ou physicien. Nous verrons bientôt que même cette définition n'est pas suffisante. Tout d'abord, nous allons considérer à nouveau l'utilisation de la voix, afin de voir si elle peut imposer sa propre limite à la philosophie. Il se pourrait que l'ontologie – la discipline qui parle de l'être en tant que tel – constitue cette limite.
C'est également une conversation qui a eu lieu au cours des deux derniers jours. Lorsque Barbara Cassin a parlé de la différence et de la relation de responsabilité entre Esti et Khairos, et lorsque Divya Dwivedi a parlé de la différence entre la précarité et ce qu'elle appelle l’indestinance, nous étions déjà entrés dans cette même conversation. Cela est dû à la particularité de la métaphysique, et aussi, de manière analogue, des mathématiques, en ce sens que lorsqu'une petite partie de la métaphysique est abordée, toute la métaphysique (qui ne s'embarrasse pas d'orientations) est impliquée, ou bien elle s’y mêle sans qu'on le lui demande. Il y a des métaphysiciens, comme Leibniz, qui pensaient que chaque coin du monde appelait le monde entier, une pensée qui passera plus tard dans les théories physiques. Les praticiens des théories physiques sont souvent inconscients des implications d'une telle pensée.
Les systèmes de la « Voix »
Les systèmes semblent se développer comme des vers
– Kant
La voix est étymologiquement liée à la racine spéculative *wek qui a pu signifier « parole ». La même famille spéculative nous donne le grec ancien ὄψ (qui a pu signifier « visage » et « voir ») et le proto-iranien wā́kš, d'où vient l'actuel awaz, voix. Si nous quittons les principes homologiques pour nous tourner vers l'analogie – ou le domaine de la fonction – le vieil anglais « steven » nous apprend quelque chose d'intéressant pour notre propos. Le mot « steven » signifiait « ordonner », « voix », et « commandement ». « Steven » est lié au grec ancien stoma qui signifiait voix, mais plus systématiquement « ouverture », ou une sortie ou une entrée. Ce sens est conservé dans « estomac » et le terme médical « anastomose ». Il y a aussi les langues dravidiennes, qui n'ont aucun rapport entre elles, où le son « Vay » signifie « bouche », mais aussi « ouverture », comme dans « va-thil » qui signifie « porte ». Il est tentant, et même nécessaire, d’aborder poétiquement cette signification, à la manière de Heidegger, mais cela peut être encombrant pour ce soir. Ce sens d' « ouverture » devrait être retenu alors que nous poursuivons notre chemin de la voix au bruit.
Quand nous parlons de la voix, nous parlons d’un phénomène invisible. La voix est audible, elle peut être entendue. On peut reconnaître quelqu'un à sa voix. Elle peut être utilisée pour authentifier quelqu'un, comme lorsqu'on se connecte à un dispositif informatique avec sa propre voix. Chaque voix est donc distincte. Il y a autant de voix qu'il y a de locuteurs. Nous parlons également de la voix par analogie, par exemple lorsque nous disons que la voix d'un écrivain a été enlevée par les éditeurs. C'est-à-dire que chaque écrivain individuel s’approprie le langage à sa manière, et l'expérience d’une chose telle que la contradiction apparaît lorsqu’une autre voix apparaît, non pas dans ce qui est dit, mais dans la manière dont c'est dit. Lucrèce n'aurait pas pu prononcer la phrase suivante : « La méthode scientifique, telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui, comprend trois étapes : l'observation, l'hypothèse et l'expérience ». (2)
Certains philosophes considèrent que l'autre du langage est le silence, tel que le premier Wittgenstein, qui paraîtra plus tard abandonner l'expérience de ce quelque chose qui a provoqué son silence. Ce silence accorde au philosophe l'excellence qui était absente du langage, et dans cette perfection silencieuse, le philosophe imagine un accès direct à l'être comme tel, au sens comme tel. C'est un discours autoritaire qui nous demande de suivre le langage de ces philosophes sur la base de l'autorité de leur accès au silence.
Ce qui vaut pour les philosophes individuels est aussi valable pour toute une époque. Lire Hobbes exige une formation différente – à la fois linguistique et philosophique – de celle nécessaire pour lire Locke. Une expertise tout à fait différente est nécessaire lorsqu'il s'agit de Whitehead, qui parle avec la voix d'une époque singulière, époque dont il est l’unique membre. Il faut donc aborder la lecture et l'écoute avec la même approche que le grand maître Heinrich Wölfflin, lorsqu’il abordait le problème de la vision : « La vision en tant que telle a sa propre histoire, et la découverte de ces ‘strates optiques’ doit être considérée comme la tâche la plus élémentaire de l'histoire de l'art ». (3) Il existe des époques de la voix en philosophie.
La voix d'une même personne peut alterner en fonction des différentes émotions, ce qui nous amène à demander « elle a quelque chose dans sa voix, est-ce qu'elle va bien ? ». Lorsque nous disons que quelqu'un est équivoque, un problème très différent apparaît. L'équivoque ne signifie pas que la personne ment. Cela signifie plutôt qu'elle utilise un mot de manière ambiguë. Prenons un exemple courant. Vous demandez à quelqu'un par téléphone « Où êtes-vous » et cette personne vous répond « I am at the bank». Le mot bank en anglais, lorsqu'il est utilisé pour la rivière et pour l'institution monétaire, fait référence à deux choses différentes.
Mais pourquoi utilisons-nous le même mot pour des significations différentes ? Pourquoi n’existe-t-il pas un langage empirique, de sorte que chaque expérience ait un mot propre à elle ? Une telle attribution de sens pour chaque ressenti implique que chaque locuteur individuel prononce un mot, qui ne sera plus jamais prononcé, par lui ou par un autre. Mais s'il existait des mots pour chaque variation de sens, il n'y aurait pas de langage. Dans un tel schéma empirique, il n'y aura pas de retour à l'usage des mots, et donc pas d'obtention de régularités. En revanche, dans l'énoncé « une rose est une rose est une rose » ce qu'il faut comprendre c'est que « la rose tatouée n'est pas la rose de bijoux n'est pas l’eau de rose ». Dans l'affirmation « la rose est sans pourquoi », nous devrions comprendre que c'est parce que la rose est la silhouette oscillante et variable de nombreux « pourquoi ».
Cette impossibilité d'un langage purement empiriste a été discutée à de nombreuses reprises dans l'histoire de la philosophie. Il serait bon d’aborder brièvement l'un des cas les plus intéressants. John Locke considérait que le langage était imparfait, infecté de privations, parce que « la nature même des mots rend presque inévitable le fait que beaucoup d'entre eux soient douteux et incertains dans leur signification ». (4) Dans le livre III de son Essai, intitulé « Des mots et du langage en général », Locke a entamé une problématique complexe du langage qui a suscité de l’intérêt pendant des siècles, y compris dans les explorations théoriques du langage en tant que système de valeurs composé de « sons et d'idées », et plus tard chez Wittgenstein. (5) Une grande attention fut accordée par Locke à relation entre les mots, les Idées qu'ils « représentent » et l'harmonie entre deux « auditeurs » individuels lorsque ces mots sont prononcés.
Ses recherches sur les origines des régularités dans le langage sont tout aussi intéressantes pour nous. Sa question était de savoir comment se fait-il que le langage n’a pas été réduit à une explosion incessante de mots non répétables – « Il est impossible que chaque Chose particulière ait un Nom distinct et particulier ». (6) Cette impossibilité n'est pas due au hasard, pour Locke, mais à « la Raison et la Nécessité ». C'est la Raison qui assure l'existence du langage : Le minimum de mots pour le maximum de significations, ou pour les Idées, et les complexes de relations entre les niveaux d'Idées. Locke trouve le début de la Raison dans la mère, parce que pour trouver les réponses nous devons « élargir nos Idées dès notre première enfance » (7) ; en d'autres termes, tout en anticipant la psychanalyse, Locke fait sa découverte de l'origine de la voix et donc aussi de sa métaphysique. Les tout premiers éléments auxquels l'enfant est régulièrement confronté sont la nourrice et la mère. Les noms que l'enfant leur attribue sont d'abord destinés à eux seuls – les noms de « Nourrice » et de « Maman » se réfèrent seulement à la nourrice et à la maman de l’enfant. Puis, lorsqu'il quitte l'isolement de la « première enfance » et entre dans le monde extérieur, l'enfant voit partout la même régularité familière de sa propre relation avec sa nourrice et sa maman. Il découvre beaucoup de Mamans et de Nourrices. C'est à partir de là que se forme le tout premier concept, ou idée, discursif – le concept de « Maman » – l'unique qui représente une multitude.
Nous n'avons pas besoin de poursuivre notre exploration de Locke afin d’obtenir un principe pour la soirée. Il y a moins de mots que de significations. Les principes de la métaphysique sont fondés sur cette économie. Celle-ci, qui permet de parler de toute chose actuelle et possible, voire appeler l’impossible, avec une quantité finie de mot, est la réalité du langage. Cela signifie-t-il que le langage est un système capable d'une complexité illimitée, donnée par un ensemble fini de règles, ou grammaire, ou axiomes ? La notion d'un ensemble de règles préétablies – la théorie machinique du langage – n'est pas non plus correcte, car les règles elles-mêmes sont malléables selon la poétique de chaque locuteur. Les enfants apprennent et désapprennent très rapidement cette poétique. Par exemple, on sait que les enfants disent des choses comme « J'ai fermé la lumière » et « I undressed the banana ». Cette économie du sens – entre des noms illimités pour chaque variation de sens, et des règles finies qui prouvent les phrases formées – est au moins analogue à la « voix » en philosophie.
Les facultés de la voix
Artémis l'élevée,
par son apparition,
laisse cette « contre-diction » pénétrer dans l'ensemble des êtres.
– Heidegger
Il existe certaines façons d'établir une relation entre deux significations d'un même mot, tel que « bank » ou « théâtre » ? L'une d'elles est l'homologie ; ainsi, en cherchant les origines étymologiques d'un mot, on trouvera, si l'on a de la chance, un sens commun partagé par tous les usages de ce mot, ce que l'on appelle une origine spéculative. La deuxième façon est de rechercher l'analogie, qui suggère une fonction commune dans deux domaines distincts, ou une fonction commune obtenue par des dispositions distinctes. Dans le cas du mot « bank », on peut penser au flux ; la rivière est un flux d'eau et l'argent aussi est un flux, comme dans la liquidité de l'argent. Autrement dit, la notion de flux est, dans ces deux cas, réalisée dans des situations distinctes mais exprimée par le même terme « bank ».
Bien sûr, ces deux méthodes ne couvrent pas l’ensemble de l’économie de mots et de sens, qui comprend également des conventions et inventions syntaxiques, l'altération des langues et les sources voluptueuses qui percent les langues. L'économie qui rend les langues possibles repose sur la polynomie – la capacité pour un même phénomène de recevoir plusieurs régularités – des mots, des significations, de la syntaxe et des effets. Tandis que l'idéalité de l'univocité rend irréalisable la parole, et même l'expérience d'un phénomène, puisque chaque sens unique exigera qu'un terme distinct lui soit attribué par chaque locuteur à l'infini.
Ce problème de l'économie du sens et des mots est lié à la quête de la voix de l'Être. Dans les découvertes de Heidegger, nous constatons que la Voix assimile (parle de) de nouveaux mots (parlés pour) et abandonne un grand nombre de mots familiers, constituant ainsi une nouvelle économie du sens en accord avec le nom (parlé de) que nous attribuons à l'unique locuteur de la Voix – Idée, Substance, Sujet. Peut-être s'agit-il d'un geste que les humains comprennent comme la moralité qui s'étend sur toutes les choses qui nous entourent. C'est-à-dire que toutes les choses qui nous entourent devraient être comme les mots prononcés par le même individu, par la même voix.
Le plus prestigieux et le plus courant des noms de cette voix unique est le terme très équivoque de « vérité ». La voix est le plus ancien transport analogique en système ; comme nous le savons, système vient du grec ancien σῠνῐ́στημῐ, littéralement « je rassemble en unité ». Si les choses correspondent à l'énoncé de ce locuteur – qui peut être le philosophe, ou qui peut être Dieu pour certains théologiens, auquel cas les choses sont au moins analogues à l'énoncé du locuteur – elles doivent toutes avoir une cohérence. Nous exigeons que ce locuteur ne mente pas, que ce soit un locuteur honnête en toutes choses. Nous souhaiterions que le monde entier soit un long discours prononcé par une seule voix. C'est l'exigence qui anime le métaphysicien, exigence qui s'est maintenant transportée dans d'autres disciplines, dont la physique et la théorie de la computation, où l'on fait de la métaphysique – souvent de la mauvaise métaphysique – en prétendant qu'il s'agit d'autre chose.
La linguistique est la discipline vers laquelle nous nous tournons lorsque le sens est étudié dans le contexte des mots, de leur signification et de leur grammaire. Mais la discipline qui s'intéresse à la signification de toutes choses est l'ontologie. L'ontologie est la discipline qui étudie le langage du locuteur – la voix unique – qui parle de toutes choses ou, pour emprunter les termes de Whitehead, exprime toutes choses. L'ontologie est une quête, dans laquelle le sens de toute chose doit avoir une signification, comme le dirait Heidegger.
Disons-nous ici qu’un sens peut avoir deux significations différentes ? D'une part, il y a le sens qui nous renseigne sur la signification fonctionnelle d’un mot isolé. D'autre part, il y a le sens qui nous parle de la signification commune de toutes les choses telle qu'elle est voulue par le locuteur de toutes les choses ; ou le nom de celui qui exprime toutes les choses (toutes les choses sont encore quelque chose). Wittgenstein était conscient de la possibilité de cette double-signification, et l’a contournée d'une manière particulière. Le premier Wittgenstein parlait de deux sens différents du mot logique : La logique comme relation entre des mots ou des termes (nous paraphrasons hâtivement) qui forment des énoncés ; et la logique comme relation entre les énoncés que nous faisons du monde et le monde lui-même. Dans un cours magistral, Wittgenstein affirme que la grammaire des langues est distincte de la grammaire qui relie les langues au monde. La grammaire, prise dans ce second sens, n’est pour lui pas explicable avec le langage de grammairiens tels que Joseph Priestly, qui était à la recherche de ce second sens de la grammaire tout en écrivant un livre de grammaire scolaire. En principe, nous devons rester ignorants de la réalité de la grammaire tout en continuant d’employer la grammaire ordinaire que nous apprenons à l'école. Retenons l'analogie de la grammaire alors que nous transitons d'un premier Wittgenstein à un second Wittgenstein – pour qui le monde lui-même est quelque chose de vocal.
Le bruit de toute chose est le fond sur lequel se fait entendre la voix de la philosophie – une sorte de bruit de fond philosophique. Il n'est la privation de rien et n'est pas non plus privé de quoi que ce soit, car comme le disait Aristote dans un autre contexte, dans le primordial il n'y a rien de mauvais.
Ainsi, nous ne désignons pas la même chose, ou la même région, lorsque nous parlons du sens du mot « ordinateur » et du sens du mot « Être » ; le sens dit deux choses différentes dans ces deux cas. Dans le premier cas, celui de l' « ordinateur », le sens de ce que signifie être quelque chose est déjà compris. Dans le second cas, c'est le sens même de ce que signifie être quelque chose qui est en jeu. Les expérimentations de Heidegger autour de « sous rature » sont issues de cette équivocité qui est révélée et rendue nécessaire par son projet.
Or, ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que le terme « ordinateur » peut être utilisé pour désigner l' « Être » si l'on veut. Si l'on dit que le monde est ce qui se calcule et génère des énoncés, ce sera une manière de donner un sens à ce mot « Être ». En fait, cette vision du monde comme le plus grand ordinateur est d’ores et déjà un modèle métaphysique populaire. Appelons la tendance à interpréter chaque chose et sa totalité comme des machines informatiques par le terme de pan-computationnalisme (8) qui s'inscrit encore dans la lignée du pan-psychisme et du pan-théisme. Le pan-computationnalisme voit le monde entier comme un seul ordinateur, qui génère des états l’un après l’autre, selon des règles de transition déterminées. Les versions les plus récentes du pan-computationnalisme affirment que ce pan-ordinateur est une machine quantique. Les lois dynamiques ou logiques des pan-ordinateurs peuvent être spécifiées selon les percées les plus récentes, tout en conservant le pan-computationnalisme comme genre. Ces projets de pan-informatique sont pour la plupart des métaphysiques naïves qui masquent leur naïveté en prétendant être autre chose que de la métaphysique. Leur technique pour exiger de la nouveauté un sens est similaire à ce que nous trouvons dans tous les domaines – la nouveauté est produite par « l'oubli actif » plutôt que par la raison ; par exemple, si nous pouvons « oublier activement » ce que Kant a dit hier, alors aujourd'hui nous pouvons apprécier les nouveautés des antinomies de la raison. Ces projets ont au moins trois axes : La théorie de l'information comme théorie du sens ; le calcul comme théorie de ce que signifie être quelque chose pour tout dans le monde ; et la physique qui a pour rôle d'expliquer la constructibilité de ce modèle. Le problème de la constructibilité suit le « constructeur universel » de Von Neumann qui suit à son tour les idées de « l'ordinateur universel ». Certaines versions du pan-informatique font généreusement place à la liberté humaine – « Nous sommes de l'argile, mais nous sommes de l'argile informatique ». (9)
La voie vers
L'obscurité obsédante de la question n'a guère été éclairée
– Hannah Arendt
Mais ce n'était pas le projet de Heidegger. Au contraire, pour lui, l'Être de toutes choses est le Sens de toutes les significations. Le pan-computationnalisme n’est que l'une des nombreuses isolations fonctionnelles possibles de la question du Sens, et est donc de sa trahison. Le sens de l'être pour Heidegger est le sens lui-même. La question pour lui est « Qu'est-ce que cela signifie d'avoir un sens ? » Ou encore, « Qu'est-ce que vouloir dire quelque chose ? ». L'homme « mène » toutes les choses du monde tant qu'il est capable d'agir en tant que fonction du Sens et tant qu'il est capable de faire abstraction de la question « mener à quoi ? ». C'est l'une des raisons pour lesquelles Heidegger refuse d'accorder un monde à l'animal. Seuls les humains peuvent avoir leur monde à eux. Ainsi, le Sens du sens est réellement humain, et vice-versa, tant que la question de « mener à quoi » est laissée en suspens.
Personne n’arrive à être spontanément la fonction du sens ; les deux tableaux d'éléments élémentaires finis – le Sens et l'Homme – et les correspondances entre eux ne sont pas donnés à la naissance, comme nous l'avons constaté chez Locke. Au contraire, être une fonction du sens implique d'isoler fonctionnellement les choses tout en les intégrant dans le monde. Par exemple, un bâton est isolé fonctionnellement comme un moyen de tirer des vers, qui sont comestibles, dans un monde où une loi compréhensive rassemble cette fonction parmi les autres. L'isolement fonctionnel des choses, et donc la déduction d’un sens par ces isolements fonctionnels, montre simultanément la richesse des fonctions et des régularités en tout, y compris dans les significations elles-mêmes. Pour Heidegger, cela a donné lieu à des époques isolées dans les significations, où une époque expérimente toutes chose en tant que créatures du Créateur ; et, dans l'autre cas, les hommes apparaissent comme les créateurs et toutes les choses existantes comme la collection de la matière pour la création.
Face à la plénitude de la polynomie, il existe deux tendances dans l'histoire de la philosophie. D'une part, poser quelque chose comme un quelque chose de préformel sur ce qui apparaît comme des choses qui se tiennent là dépassant tout isolement fonctionnel ; d'autre part, céder à l'expérience de l'exhaustivité, face à l’infinité des régularités potentielles (qui n'est pas numérique comme dans les tableaux de significations que nous avons trouvés plus haut) qui insiste, mystérieusement, à ce que son exhaustivité ne puisse jamais être expérimenté.
Les méditations de Heidegger sur le rien prennent cette dernière direction. (10) Selon Aristote, le rien est l'expérience de la privation fondamentale, et il se réfère au pouvoir qui pousse l'homme à diriger ; tout en sachant qu’il ne se dirige pas vers une voie en particulier. Cette non-perfection, ou privation fondamentale de toutes choses, est quelque chose d'essentiel dans tous les domaines de pensée – un concept qui décrit toutes les possibilités et impossibilités d'une chose. Cette non-perfection nous dit que les choses, y compris les significations, sont capables de changer leurs voies, en étant capables d'explosions homologiques et analogiques, en accord avec le Sens de la signification qui comprend l'homme ; ou selon les strates vocales et les fondations vocales d'une époque de la philosophie. C'est en étant compris par un certain Sens du sens, tout en étant entouré de la privation fondamentale, que l'homme est pour Heidegger le chef de file de l'Être. L'angst, qui correspond à l'expérience de la privation fondamentale, est à l'origine de l'expérience de ce pouvoir, c'est-à-dire qu'elle n'est une puissance que parce qu'on ne peut lui trouver de but. Tandis que la puissance avec un but est un mécanisme qui trouve ses actions déterminées à l'avance ; en cela elle est un mécanisme impuissant, car elle attend de recevoir son ressort, ou moteur, de l'extérieur.
Le Sens de toutes les significations est traité par les philosophes et les théologiens de différentes manières. Examinons un nouveau cas, afin de voir les différentes façons dont ce jeu de voix se déroule. Duns Scot est le théologien qui a donné un sens unique au Sens de toutes les significations. Il l'a fait en attribuant la plus simple des significations au terme Être. La plus simple des significations est un idéal, comme la ligne en géométrie, un idéal qui ne peut jamais être dessiné. Ce sens idéal pour Scot est l'identité, qui est le Sens de la signification, ou ce que cela signifie d'être quelque chose. L'identité, en tant qu'idéal, est propre à toute chose pour Duns Scot, ce qui signifie que la conception d'une chose ne peut permettre la conjonction d’une autre. En d'autres termes, si X est une chose, elle doit être X seule et non Y. Plus tôt, nous avons mentionné que les homologies peuvent permettre aux choses d’avoir plusieurs sens ; par exemple, une brique peut être un marteau, un presse-papier et un projectile révolutionnaire selon les isolations fonctionnelles. Chaque fois que nous isolons fonctionnellement une régularité, il existe une loi correspondant à cette régularité ; nous appelons polynomie le pouvoir de donner naissance à une pluralité de régularités qui peuvent être spécifiées par des lois. La polynomie existe dans la nature, sans laquelle il n'y a pas de champs de forces ni de vie. Exister, c'est être plus qu'un et être autre que soi-même. L'identité, par contre, est quelque chose que nous imposons aux choses sur la base des isolations fonctionnelles que nous trouvons en elles, et de cette expérience nous dérivons l'idéalité de l'identité. L'idéal de l'identité est la principale fiction métaphysique pour Duns Scot et d'autres. (C'est une autre question que l'univocité peut être explorée à travers d'autres idéalités, y compris la différence telle que Deleuze l'a tentée).
Il existe des raisons pour expliquer notre préférence historique envers l'idéalité de l'identité. Premièrement, on oublie souvent qu'une logique est fondée sur une ontologie et que la plupart des organes logiques actuels se prolongent dans l'ontologie aristotélicienne de la substance. Deuxièmement, il est plus facile d'opérer logiquement avec l'identité qu'avec la polynomie. En outre, l'isolement fonctionnel nécessaire pour penser mécaniquement et mettre en œuvre des systèmes mécaniques peut être formalisé en termes d'identités et de régularités.
L'affirmation de l'idéal de l'identité a permis à Duns Scot d'utiliser le schéma des attributs disjonctifs de l'Être pour parler de Dieu (mais pas suffisamment pour le connaître « naturellement ») et de toutes les choses du monde sans utiliser l'analogie. En d'autres termes, Dieu et la pierre ont tous deux le même sens simple d'identité. Or, les attributs disjonctifs sont ces concepts qui se présentent par paires alors qu'un seul d'entre eux peut être appliqué à une chose particulière. La paire la plus importante pour lui était le fini et l'infini – « avant que ‘l'être’ ne soit divisé en dix catégories, il est divisé en infini et fini ». Cette division primaire est obéie et suivie par d'autres divisions telles que nécessité et contingence, et nécessaire et possible. Ainsi, en tant que théologien, il utilise ces paires d'attributs disjonctifs pour distinguer Dieu et le monde :
Appelons la tendance à interpréter chaque chose et sa totalité comme des machines informatiques par le terme de pan-computationnalisme qui s'inscrit encore dans la lignée du pan-psychisme et du pan-théisme..
[...] une règle universelle : en posant l'extrême le moins parfait d'un être, on peut conclure que l'extrême le plus parfait est réalisé dans un autre être. Il s'ensuit que si un être est fini, alors un autre est infini. Et si un être est contingent, alors un autre est nécessaire. (11)
C'est un principe théologique que Dieu est nécessaire et que tout le reste est contingent sans exception. Même lorsque les attributs disjonctifs de l'Être sont déployés, c'est comme si tout, l'Incréé et le créé, était exprimé ou parlé par la même voix.
Mais nous constatons également que tous les philosophes et théologiens qui s'efforcent d’atteindre le concept d'un seul locuteur pour exprimer le monde entier sont toujours déçus par le langage. Par exemple, Scot admet que nous ne pourrons jamais désigner suffisamment le sens de Dieu comme être nécessaire et infini. Wittgenstein exprime sa déception face à la privation du langage, que l'on a aussi appelé l'économie du sens, en disant : « Le sens du monde doit être en dehors de lui ».
Comprendre le langage à travers la notion de privation – ce qui signifie qu'on imagine une perfection pour lui ou qu'on exige de lui une certaine excellence – amène à concevoir la limite de cette privation. Quand une chose atteint la limite d'une privation, elle nous donne son contraire. Ou plutôt, elle montre son opposé ; et, au-delà, se trouvent la génération et les genres [genera]. La logique de l’un et du deux – l'idéalité de l'identité et les couples de différences – découle du principe aristotélicien selon lequel, étant donné une certaine limite, il ne peut y avoir que deux points d'arrivée pour la gradation des différences. Certains philosophes considèrent que l'autre du langage est le silence, tel que le premier Wittgenstein, qui paraîtra plus tard abandonner l'expérience de ce quelque chose qui a provoqué son silence. Ce silence accorde au philosophe l'excellence qui était absente du langage, et dans cette perfection silencieuse, le philosophe imagine un accès direct à l'être comme tel, au sens comme tel. C'est un discours autoritaire qui nous demande de suivre le langage de ces philosophes sur la base de l'autorité de leur accès au silence.
Le bruit de la philosophie
Remonte jusqu'à
À la source
One trip
One noise
– Noir Désir
Au lieu le de concevoir, tel que c’était le cas du silence, comme quelque chose nous permettant de passer outre le Sens des significations, nous pouvons considérer le bruit comme preuve qu'il y a quelque chose ne nous permettant pas de passer outre. Le domaine des choses grâce auxquelles nous faisons l'expérience d'actions et de réponses, de questions et de réponses ne répond à aucune question sur elles-mêmes ; mais cela n'empêche jamais la raison d'être attirée par l'approche inamovible du bruit du quelque chose. Il existe plusieurs façons de désigner ce quelque chose, notamment l' « existence ». Pour la plus grande partie de son histoire, l'existence a été opposée à l'essence. L'exceptionnelle remise en question de l' « existence » se trouve chez Jean-Luc Nancy qui écrit : « La vérité est que la chose se nomme proprement de telle sorte que rien ne la précède ni ne la subordonne ». (12) L'opposition entre essence et existence est analogue à celle entre mot et sens. C'est-à-dire que l'existence est comprise comme ce qui reçoit des significations et des fonctions. Il ne s'agit pas de désigner le bruit de toutes choses. Au contraire, le bruit désigne qu'il y a quelque chose. Ce quelque chose comprend les pierres, les animaux, les étoiles, les attentes, les douleurs et toutes les autres significations également. Ce fait qui s'impose également à tout, y compris à nous, est une certitude sur laquelle nous n’avons aucune emprise ; nous ne pouvons pas la faire disparaître. Cette certitude imposante ne nous dit rien d'elle-même. Elle ne nous répond pas. Et pourtant, le bruit de toutes choses est la plus forte de toutes les expériences.
Cette certitude du bruit est détectée à tout moment : C'est le bruit de toutes choses dès lors que nous interrompons un instant les jeux de la voix. Le bruit n'est la voix de personne. Le bruit est égal à travers toutes les choses, y compris la pierre dont la cécité n'est pas une privation. Il est dépourvu de la gamme aristotélicienne, et des jeux de un et de deux. Le bruit de toutes choses est le fond sur lequel la voix de la philosophie se fait entendre – quelque chose comme un bruit de fond philosophique. Il n'est la privation de rien et n'est pas privé de quoi que ce soit, car comme l'a dit Aristote dans un autre contexte, dans le primordial il n'y a rien de mauvais.
Qu'est-ce que le bruit ? La signification du bruit en théorie de l'information concerne la solution pragmatique d'un problème d'ingénierie, qui évite la question des fins selon lesquelles quelque chose que l'on peut appeler significatif est enfermé puis codé. Le bruit, ici, est une quantité pragmatiquement échangeable. Cette signification du bruit comme l'indésirable et sa série – le dégénéré, l'obscur, l'immonde, l'intolérable, le déchet, l'inutile – existe aussi dans la philosophie, la frustrant. Mais la réalité du bruit est ailleurs. Dans ce cas, l'étymologie peut nous apprendre quelque chose. Le bruit vient de ναυσία, qui vient du mot « naus », qui signifie navire ou bateau. Le mot « nau » existe toujours en ourdou pour désigner les bateaux. Cependant, la ναυσία est l'expérience de la désorientation lorsqu'on se trouve au milieu de la mer dépourvue de sens – le mal de mer. Le bruit est ce qui donne la nausée à l'homme même lorsqu'il est entouré de sens, ou même lorsqu'il est appelé de manière séduisante par la voix unique.
Les méditations de Heidegger sur le rien, que nous avons mentionnées plus haut, ont quelque chose à nous dire à cet égard ; ce n'est pas que le bruit soit équivalent à l'expérience du rien, mais qu'il y a une différence fondamentale entre le bruit et le rien de Heidegger. Pour trouver cette différence, nous devons imposer, pour un moment, un ensemble de facultés ou de pouvoirs étrangers au système de Heidegger. L'expérience du rien – à la fois comme polynomie de toutes choses et, par conséquent, comme impossibilité pour toute chose d'arriver à être son propre achèvement en se trouvant entourée de sa privation comme puissance voluptueuse rêvant d'autres régularités - est différente de tous les sentiments. On se sent triste pour l'animal en cage. On craint l'orage. Mais le mal-être vécu devant le rien est de l'angst, « un calme parfait particulier l'envahit ». L'angst chez Heidegger correspond, non pas au bruit, mais à la polynomie de toutes les choses et de tous les mots qui révèlent leur volupté à des heures incertaines – « l'impossibilité essentielle de la déterminer ». C'est-à-dire que lorsque l'on fait l'expérience de la polynomie des choses, celles-ci se dérobent – « Nous ne pouvons pas avoir prise sur les choses ». (13)
Le bruit et la certitude stupéfiante du quelque chose (sa disparition ne sera pas un événement) se distinguent des problèmes de la voix, ou des ontologies, en ce que le bruit n'est pas le bruit de quelqu'un ou de quelque chose – il est déjà là par lui-même. Pour Heidegger, l'angst est l'expérience des choses qui se retirent de leurs isolations fonctionnelles et nous imposent leur polynomie. Le bruit de la philosophie ne s'impose ni ne se retire. Il est toujours là : Il y a quelque chose. Nous pouvons anticiper tout ce qui appartient au domaine de la voix et du sens ; nous pouvons formaliser ces anticipations comme l'a fait le biologiste mathématicien Robert Rosen en utilisant la théorie des catégories pour constituer des systèmes d'anticipation. Un système qui détermine en lui-même un modèle – qui peut être dans un objet extérieur, comme la « mémoire des nuages » – à travers les représentations de lui-même et des ordres de causes qui le concernent, est capable de se donner le futur comme cause de ses transitions d'état ; c'est la notion souvent confuse de milieu interne.
Mais on ne peut pas anticiper la disparition du bruit, ce n'est pas une pensée possible. Par conséquent, le système d'anticipation de Rosen nous dit quelque chose sur le bruit en tant qu'au-delà non anticipable de l'ordre prédictif. (14) Si la voix correspond au problème du minimum de mots pour le maximum de significations – en d'autres termes, une gamme de significations et de choses peut être encodée dans un minimum de mots qui sont toujours inférieurs à ce qu'ils encodent – le bruit est le problème de s'adresser à ce qui est en principe au-delà des anticipations, ce qui ne peut être encodé. Or, la voix de la philosophie s'ouvre sur le bruit de la philosophie. Sans s'occuper du bruit, la philosophie n'aura pas de voix. Tout ceci peut être formalisé de manière adéquate et la logique qui lui est propre peut être démontrée ; mais ce n'est pas l'occasion de froncer les sourcils.
L'angst, qui correspond à l'expérience de la privation fondamentale, est à l'origine de l'expérience de ce pouvoir, c'est-à-dire qu'elle n'est une puissance que parce qu'on ne peut lui trouver de but. Tandis que la puissance avec un but est un mécanisme qui trouve ses actions déterminées à l'avance ; en cela elle est un mécanisme impuissant, car elle attend de recevoir son ressort, ou moteur, de l'extérieur.
La philosophie comme philosophie
Les épines que j'ai récoltées proviennent de l'arbre
que j'ai planté, – elles m'ont déchiré, – et je saigne.
– Lord Byron
La pensée de Heidegger sur le sens de toutes choses, ou le sens du sens, a presque toujours évité le problème du bruit, même dans le tournant où il a pensé l' « il y a » en termes de structure. L'évitement du bruit l'a conduit vers un style de pensée qui était souvent indiscernable d'une ode au silence – « L'énonciation de la pensée est un silence parlant. Cette énonciation correspond à l'essence la plus profonde du langage, qui a son origine dans le silence ». (15) Si un philosophe s'enferme loin du bruit, dans l'enveloppe séduisante du silence, la philosophie aura pris alors fin pour lui. Rappelons ici que Wittgenstein avait lui aussi déclaré la fin de la philosophie après avoir écrit son Tractatus, car il pensait avoir achevé la philosophie en la livrant au silence – « que désormais le temps ne soit plus » – et en supprimant ses rencontres avec le bruit dans le même livre. Ce sont nos ruines, au sens kantien du terme.
Depuis que Heidegger a déclaré la fin de la philosophie, presque tout est devenu « philosophique » – les enquêtes anthropologiques, les panélistes de la télévision, les cahiers d'exercices logiques, les rapports médiatiques des découvertes scientifiques, les écrits politiques avec des citations philosophiques, les prophéties technologiques, les hymnes émotifs des mouvements sociaux. On ne parle pas du rapport journalistique des découvertes du CERN comme d'une théorie physique et ceux qui ont rapporté les découvertes de Perelman ne sont pas devenus des mathématiciens. Maintenant, si la philosophie est une carte qui doit être distribuée équitablement et portée par tous comme un droit, alors pourquoi ne serait-elle pas aussi un devoir ? Tant que la philosophie comme devoir n'est pas pensée en politique, tant que sous un autre nom ou sans nom si l'activité philosophique peut avoir lieu ces conséquences d'une déclaration erronée de la fin ne devraient pas importer.
C'est souvent pour se définir hors de ces situations de confusions que les philosophes disent que la philosophie crée X, ajoutant une différence aux genres des domaines de l'action humaine, où chaque domaine est compris comme créant son objet spécifique ; ce X peut alors être Idée, distinctions, catégories, concept, liberté et ainsi de suite pour la philosophie. C'est encore très différent de dire que les mathématiciens prouvent des théorèmes : mais alors les machines aussi !
Nous devrions faire ce geste de « la philosophie crée... » pour cette soirée aussi. Lorsque la philosophie crée, elle le fait avec la responsabilité envers tout – y compris les éthers des scientifiques et les famines qui avancent dans de nombreuses parties du monde – de telle sorte que ce qui est créé établit un arrangement formel qui rend compte de tout par rapport au bruit, qui ne peut être modélisé. Si la pensée de la différence entre l'être et les êtres est ce qui a conduit Heidegger à parler finalement, de façon ambiguë, de la fin de la métaphysique, il faut soit le relire attentivement - car il a suivi Duns Scot sur les différences pour lesquelles on ne peut pas trouver de genres (16) – soit s'interroger sur ce bruit qui est hors de l'ordre des systèmes d'anticipation et sur son rapport à la voix. Il n'y a pas de philosophie si une différence, au minimum, n'est pas instituée dans l'histoire des formalisations de ces relations : Idée, âme, double reconnaissance ; substance, privation, prédication ; existence, analogie, être ; être, différence, êtres ; bruit, raison, voix. Les sciences, elles-mêmes historiques, ont besoin de la philosophie telle que son histoire la donne pour éviter les pièges de la mauvaise métaphysique, comme Einstein finira par le constater.
Le bruit est la mère de la philosophie au sens lockien. La philosophie est la science des formalités de la relation entre le bruit et la voix. La fin de la philosophie sera impossible à penser sans penser la fin du bruit, qui, comme nous l'avons constaté, est au-delà des ordres d'anticipations. La philosophie d'aujourd'hui doit s'occuper de la distinction entre la série de la pensée de la différence ontologique – qui comprend la différance de Derrida et la différence de Deleuze – et comment elle évite ce qu'elle évite, le bruit. La philosophie procède, contrairement à ce qu'était la métaphysique, sans le désir de surmonter le bruit, ni de le renvoyer encore à un sens sans signification. Il ne s'agit pas d'un simple exercice formel, car ce n'est jamais le cas de la philosophie. Mais sans la philosophie – comprise comme nous l'avons trouvée – nous serons bientôt engloutis par la privation même de toute chose, que les sociétés technologiques prennent pour l'objet absolu de la production de la production dans une boucle sans fin.
Shaj Mohan, 13 juillet 2021
TRANSLATED BY
NOTES
1. Aristote, Livre IOTA, 4, 1055a.
2. Bergson sur le poème de Lucrèce, p 57, The Philosophy of Poetry : The Genius of Lucretius, Tr. Wade Baskin, The Wisdom Library, NY, 1959.
3. Heinrich Wölfflin, Principes de l'histoire de l'art : The Problem of the Development of Style in Early Modern Art, Tr. Jonathan Blower, The Getty Research Institute, Los Angeles, 2005, p. 93.
4. John Locke, An Essay concerning Human Understanding, Clarendon Press, Oxford, 1975, p. 476.
5. Il est possible que l' « argument du langage privé » des Recherches Logiques ait contré une simulation de Locke.
6. Ibid, p. 409.
7. Ibid. p. 411.
8. Dans une occasion antérieure, nous avons appelé cette discipline « théologie de l'information ». Voir Mohan et Mohammed, “On Information Metaphysics”, Public Sphere from Outside the West, Bloomsbury Academic, UK.
9. Seth Lloyd, Programming the Universe, Vintage, New York, 2006, p. 210. Leibniz, qui appelait à une époque de calcul pour résoudre tous les conflits, est mentionné dans cet ouvrage dans le contexte de son invention du calcul différentiel. Il est à noter que, techniquement et métaphysiquement, ce que Leibniz entendait par calcul est différent du pan-computationalisme qui s'inspire manifestement de lui.
10. Voir Martin Heidegger, “What Is Metaphysics?”, Pathmarks, Ed. William McNeill, Cambridge University Press, New York, 1998.
11. Duns Scot, Philosophical Writings, Tr. Allan Wolter, Hacket Publishing Company, Indianapolis, 1987. Voir la dissertation de C. L. Shircel, The Univocity of the Concept of Being in the Philosophy of John Duns Scotus (1942), pour les théories de la prédication qui sous-tendent l'établissement de la relation entre l'idéalité de l'être et ses attributs.
12. Jean-Luc Nancy, A Finite Thinking, Stanford University Press, Californie, 2003, p. 118. Voir aussi Sense of the World, Tr. J. S. Librett, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1997. Les interprètes de Nancy depuis lors, tout en interprétant son corpus en fonction de sa relation avec Derrida, Heidegger et les romantiques – la recherche de généalogies, dont les membres sont radicalement modifiés par les philosophes, tendent à s'éloigner des nouvelles explosions de rigueur conceptuelle et de logiques instituées par les philosophes – ont souvent manqué les possibilités de philosophie au-delà de la fin de Heidegger créées par celui-ci et simultanément, en raison de ce fait, n'ont pas reconnu ses œuvres réticulant la philosophie contemporaine.
13. Heidegger, 1998, p. 88.
14. Sans en avoir l'intention, car le bruit dans le sens susmentionné ne le concerne pas.
15. M. Heidegger, Nietzsche Volumes 1 & 2, Tr. David Farrell Krell, Harper One, New York, 1961, p. 208.
16. Mais ce style de pensée fait un échange rapide du bruit contre Dieu.