Edmond Jabès, celui qui fut poète
25 February 2023
Edmond Jabes ; Crédite d’image : Poesia del nostro tempo
Vertu de l’errance quand il s’agit de vivre la poésie comme site de notre rapport au monde. Dans cette optique, loin d’être un simple moyen de communication, l’écriture poétique de Jabès est l’expression illimitée de sa vie. Aventure infinie de Jabès qui quitte ainsi son univers pour avancer « dans le noir, dans le vide, le non-savoir », pour faire avec cet univers et affronter bien des réalités. Difficile équilibre, alors, qui consiste à se tenir sur le qui-vive, à faire retour sur soi tout en cherchant le sens de l’aventure. Ce texte parait en édition papier dans le numéro spécial des Carnets d’Eucharis consacré à Edmond Jabès, mai 203, Paris.
« Judaïsme de l’errance, de l’exil chez Jabès ? Exégèse de tel ou tel autre point de la tradition juive parvenue jusqu’à lui ? Soit. Ce sont des thèmes. Ils font le bonheur des poètes mineurs. Chez Jabès, ils tournent encore dans la spirale qui vient de ce qu’il appelle « le lieu vertigineux du livre. »
- Emmanuel Lévinas
L’homme
« Tu es celui qui écrit et qui est écrit », prévient Edmond Jabès, en 1957, dès l’exergue de son premier Livre des questions. Faut-il alors rappeler qu’il est né au Caire, en 1912, juif égyptien de culture et de langue françaises ; qu’il fut d’abord un poète reconnu et célébré par des voix aussi diverses que celles de Max Jacob, Maurice Nadeau ou René Char ; qu’il dut ensuite quitter l’Egypte en 1957 quand la situation devint trop incertaine pour les Juifs. De cet exil forcé qui le mena vers le Paris de ses rêves, naquit une œuvre sereine et tourmentée, inquiète et forte de cette inquiétude même.
Certes, il ne s’agit ni d’enfermer de façon trop rapide un écrivain nomade, ni de « normaliser » un travail dont la diversité constituera une des richesses premières. Son écriture, son livre dépassent toutes les catégories. La diversité des thèmes - le judaïsme, le nomadisme ou l’hospitalité -, la richesses des modes d’expression - le poème et le récit, le conte et le chant, le fragment, l’aphorisme - feront du grand livre jabèsien une sorte d’archétype de la « post-modernité ». Jabès précise lui-même son ambition : « ... c'est pourquoi j'ai rêvé d'une œuvre qui n'entrerait dans aucune catégorie, qui n'appartiendrait à aucun genre, mais qui les contiendrait tous. » Mais comment nier cette évidence première : Jabès a écrit des poèmes ! Peu, il est vrai, aux deux extrémités de la vie. Le seuil le sable rassemblera les « poésies complètes 1943-1988 », en un volume de la collection Poésie/Gallimard. (1) Et comment oublier cette remarque de Jabès à la fin du colloque de Cerisy-la-salle, en 1987 : « Je dirais qu’il y a peut-être un très léger regret de ma part : c’est que, tout au long de ces approches, il n’a jamais été fait vraiment mention de mon premier livre qui est, comme vous le savez, un très gros recueil de poèmes . (....) Du coup, un petit miracle s’est produit : moi qui n’ai aucun souvenir de mes textes, un premier poème de ce recueil occulté m’est revenu en mémoire, avec une précision telle que j’en ai été étonné. Ce petit poème , qui date de 1942, je vous le dois, en quelque sorte et, si vous permettez, je vais vous le dire : son titre est l’Étranger. »
Clairement, avant de devenir penseur ou de se trouver comme juif (ou j’uif, serait-on tenté d’écrire pour souligner d’emblée sa singularité !), Jabès était et restera poète. Peut-être même n’est-ce qu’en poète qu’il deviendra penseur, qu’en poète qu’il se retrouvera dans la figure du juif et de l’écrivain. « Je me tiens constamment au-delà, comme dans l’appel ou dans la prière ; mais je n’appelle personne, mais je ne prie pas », constate Jabès, dans Aely, en décrivant une posture de poète qui enlève toute idée de pause, interdit même toute forme de repos.
Le goût de la poésie s’affirme dans sa jeunesse, dès les années de formation. Les lectures de l’enfance sont traditionnelles et éclectiques : Jules Verne, Fantômas, les Mille et une Nuits. Puis vers 13 ans, la découverte des poètes et de la poésie. Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé remplaceront vite Musset, Vigny ou Paul Verlaine dans le Panthéon du tout jeune homme. « C’est d’abord vers la poésie française que se sont tournés les intérêts du jeune Jabès […] Là sont les véritables racines de son œuvre : dans l’admiration d’une culture qui était par adoption la sienne depuis l’enfance. » (2)
Son premier livre, Maman, écrit en 1928, révèle d’ailleurs une vocation précoce. Edmond n’a pas encore 16 ans. Une succession de livres confirme très vite qu’il fait ainsi ses gammes, tout en cherchant dans le poème son écriture. Ses Illusions sentimentales (éd. Figuière, 1930), fort bien nommées, na laisseront pas de traces impérissables. En revanche, Je t’attends ! (éd. Figuière, 1931) mérite qu’on s’y arrête. On se rapportera autant que faire se peut (3) aux surprenants extraits, d’une franche modernité, qui préfigurent le Livre des questions. Ils détonnent d’ailleurs très heureusement dans un ensemble certes prometteur mais bien souvent encore soumis au jeu des influences et aux caprices d’une écriture qui se cherche. L’obscurité potable, en 1936, puis l’improbable Sens de l’ombre dont il ne reste que quelques traces éparses, privilégient déjà une vraie diversité des formes. Comédien amateur, bientôt créateur de revues littéraires d’avant-garde, éditeur, c’est néanmoins le poète qui très vite se fait remarquer par Paul Eluard et Max Jacob. ... La rencontre de celui-ci jouera d’ailleurs un rôle décisif. C’est au cours de son voyage de noces, en France en 1935, que Jabès fera la connaissance du poète, qui deviendra très vite son premier guide, un père spirituel. Il lisait depuis quatre ou cinq ans les livres de cet amoureux de la langue, virtuose du jeu avec les mots qui, dit Jabès, « m’apprit à être moi-même, c’est-à-dire différent » (DL 28).
Lors de leur première rencontre, à Paris, cet été-là, Edmond apporta un recueil qu’il soumit immédiatement au verdict de son aîné. Le lendemain, Max Jacob félicita le jeune auteur pour la qualité de son livre, en ajoutant toutefois : « C’est excellent, mais ce n’est pas toi. Tu m’imites et j’ai fait mon temps. » Puis il le déchira et jeta le manuscrit dans sa corbeille à papiers. Edmond reviendra toute sa vie sur cet épisode qu’il racontait systématiquement à tous les jeunes écrivains qui venaient le voir et qu’il accueillait toujours avec une générosité sans égal. Il précisait chaque fois combien, ce jour-là, Jacob lui donna la plus extraordinaire leçon de poésie, en l’incitant à devenir lui-même, en le poussant à briser les idoles.
A dater de ce jour, les deux poètes poursuivront une correspondance régulière, qui sera en partie publiée. (4) Jabès qui vivait mal son isolement au Caire accordait une extrême importance à ces conseils d’un aîné admiré, respecté. Par son intermédiaire Edmond nouera un premier contact avec l’éditeur parisien Guy Lévis-Mano ; c’est lui qui publie en 1936 l’Obscurité potable (qu’il dédie à Arlette), son premier livre dans la « petite » mais très prestigieuse maison d’édition GLM. Si l’écriture de poèmes semble, à l’époque, aller de soi, une certaine insatisfaction est néanmoins largement perceptible ; dès son Arrhes poétiques au titre ravageur, cet apprenti poète montre une furieuse envie de régler ses comptes ... avec la langue ! Une chance de naître qui ouvre, en 1955, Le milieu d’ombre résonne comme un aveu. Jabès suggère alors qu’on ne tient la chance de naître qu’en prenant langue avec sa propre langue (« plus douce que le regard »). En somme, ces premières tentatives révèlent déjà une communauté de pensée avec les poètes qui, renonçant au mythe de l’inspiration « romantique », ont su questionner l’écriture, interroger le livre, éprouver l’écrivain dans le poète.
Comme Rimbaud, Jabès sait très tôt que pour « être résolument moderne », il faut « tenir le pas gagné ». Comme Mallarmé, Jabès veut bien admettre que le monde est fait pour aboutir à un livre, mais pour Jabès le livre doit d’abord permettre de rendre le monde lisible. Même si les deux poètes partagent le même rêve du livre accompli, Jabès oppose au désir mallarméen du livre « absolu » l’élargissement de tout projet du livre : « Mallarmé donne à voir le livre, tandis que moi je cherche à voir ce livre. (…) Il en propose déjà une image, tandis que chez moi il y a, si on veut, cela et il y a la négation de cela » dira Jabès lors du colloque de Cerisy-la–Salle. (5) Et si l’on cherche d’autres signes d’une position limite, on les trouvera dans les affinités électives du jeune homme ; regard dubitatif tourné vers la modernité surréaliste, intérêt proclamé, répétons-le, pour Max Jacob, marginal, solitaire, poète s’il en est, grand inventeur de langues devant l’éternel.
Ainsi la plasticité de l’auteur s’affirme dès les débuts de l’œuvre. Mais quels que soient les échos qui, initialement, viendront animer la parole de Jabès, c’est en poète qu’Edmond Jabès apprend à écouter. On pourrait patiemment montrer combien toute une histoire de la poésie et de la littérature moderne vient se fondre dans ces travaux de jeunesse. De Verlaine à Baudelaire (en passant par Kafka) bien d’autres lectures de l’adolescence traversent ces premiers textes. De telles affinités composent un univers, permettent de situer la nature de « l’espace littéraire » qu’habite Edmond Jabès, mais elles témoignent surtout de sa capacité à entendre l’autre sans aliéner sa liberté. Aux convictions de ses aînés, Edmond opposera inlassablement ses questions, aux vérités qu’ils semblent proposer, il imposera les seules réalités de sa résolution et de son inquiétude. Parce que Jabès parvient alors à s’ouvrir à l’autre dans son étrangeté même, pour s’en nourrir et devenir un peu mieux ce qu’il est ou ce qu’il se doit d’être, il échappe aux influences en tant que telles. Bien qu’il assume sans états d’âme un certain héritage, Jabès renonce aux lignes prescrites. Sa poésie défie les mouvements et les courants ancrés dans trop de certitudes ; elle cherche très simplement à rendre la poésie possible.
Et quand Jabès reniera dans les années soixante la quasi-totalité de ces premiers écrits, (6) on y verra le parfait symbole d’un rapport difficile du poète au poème, de l’écrivain qu’il est alors devenu à son propre poème. Et très sûrement le constat que la poésie n’a de sens que si elle s’inscrit dans un projet précis, si elle oublie les influences pour obéir à l’ordre du livre à venir. Finalement comme le suggère très justement le titre du grand livre d’entretiens d’Edmond Jabès avec Marcel Cohen (« Du désert au livre »), c’est essentiellement dans le désert, aux portes du Caire où il vivait alors, qu’Edmond Jabès découvrira la condition (l’incondition pour lui voler son terme) de poète. C’est là qu’il fera l’expérience de l’écoute et du silence qui sera finalement au cœur de sa démarche. « La poésie, demande Bruno Doucey, n’est-elle pas, à l’image du désert, une pratique du silence et de l’écoute ? Comme le nomade parcourt le désert pour y trouver un lieu, le poète tente de "circonscrire le territoire de blancheur de la page".» (7)
Les faits
Dès le début des années quarante l’écrivain en puissance introduira du « silence» dans le poème, comme si la poésie ne pouvait se limiter aux seules formes culturelles du poème, comme si le poème ne devait supporter à lui seul la nature de sa propre recherche. Le mot – sans parler de la chose ! - apparaît de façon emblématique dans la Chanson de l’étranger, en 1942 : « Je suis à la recherche d’un homme /que je ne connais pas/qui jamais ne fut tant moi-même/ que depuis que je le cherche ». (JBD page 46) Jabès prendra au pied de la lettre le constat établi par ces simples vers ; il reviendra à différentes reprises sur ce tournant, sur ce moment quasi-initiatique, soulignera le sentiment de plénitude ressenti dans sa chair en découvrant combien la quête de soi se fait « en-quête » de l’autre. Certes cette posture - qui elle aussi se cherche - s’accommode du poème, de sa forme classique, de cette parole qui vit de ce qu’elle dit ; mais elle demande aussi tout autre chose, une avancée sur le chemin de la vie, avec cette seule ligne directrice : ne pas fixer trop vite la forme, ne pas figer le pas de l’homme, parler pour le désir qui le porte vers l’inconnu ! « La nuit est une main pour qui suit la nuit », constate avec lucidité Jabès dans un de ses livres de la maturité. (LQ 45) « Le ciel est toujours à traverser et la terrasse à nourrir de nuits nouvelles » précise déjà L’absence de lieu, en laissant affleurer l’espace de son écriture. Un tel mouvement qui trouve le questionnement de l’homme dans la chanson de l’étranger situe clairement alors l’orientation de l’œuvre en devenir. Être poète, c’est mettre sa propre disposition à la disposition du monde ; c’est être de ce monde mais l’être en traversée, se détacher de ce que l’on est, tout en cherchant à retrouver ses sources. Dès lors la ligne semble tracée, où le poète prend le pas sur le poème.
Sans doute une telle recherche peut-elle, parfois, se révéler infructueuse, quand tel poème prétend parler pour le poète, son verbe en étouffer la voix, quand le poème, ou ce qui se donne pour tel, préfère « le noir des signes au blanc des mots ». Errements de la jeunesse. Errance inévitable de qui cherche sa voie.
Mais la recherche est créatrice quand l’aphorisme ou le fragment, déjà, formulent la loi du jour, dictent la marche à suivre. Les mots tracent décrivent ainsi la façon de faire de l’écrivain en 1943 : « Je cherche, avec des mots, à saisir la poésie ; mais déjà elle s’est réfugiée en eux. De la poursuivre là où elle est devenue ma voix, c’est moi seul, alors, que je tourmente », puis cet aveu : « ce sont les mots qui élisent le poète » ! (JBD 155) Avec ce nouveau livre, Jabès franchit clairement un pas de plus ; on y découvre l’esquisse d’une approche plus pensive de la poésie, plus poétique de la pensée du monde et du livre. Vivre en poète c’est se frotter au quotidien ; non pas demander la lune mais habiter le monde en habitant d’abord les mots de sa langue. La clef de voûte ou La voix d’encre (1949) traduisent peut-être mieux encore le sentiment de Jabès qu’il faut baisser la voix, dépayser le sens et écouter les mots pour mieux s’entendre, se rapprocher de soi-même. Avec le temps qui passe, sa démarche se précise. « Les mots se sont engagés dans/le sentier des mines mais ont/perdu ma voix Silence encrier/renversé La plume est l’épave […] Ma plainte est celle de la plaie/ma chanson le dé du désir» (JBD 321) prévient très lucidement le poète en un profond chant d’adieu à l’Egypte. Ecrit en 1957 par un Jabès au cœur de la tourmente, Le pacte du printemps retient plus que jamais son souffle, scelle un destin de poète.
Souvent considéré comme le premier livre d'Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure rassemble les derniers textes de « jeunesse », poèmes et aphorismes écrits pendant la guerre et avant la « sortie d’Égypte » (8) , son pays qu’il quittera en 1957 pour ne plus y revenir. L’ouvrage vient à son heure comme si avec l’exil, le livre trouvait enfin la circonstance qu’il attendait. Le livre paraît chez Gallimard, en 1959, dans la fameuse « collection blanche », avec le soutien de Camus. Pour éphémère qu’elle soit, cette demeure en construction délimite ainsi une sorte de première époque dans le parcours « français » de l’écrivain. Elle forme le socle d’une œuvre en devenir.
La première édition s'accompagne d'une très belle préface de Gabriel Bounoure, l'ami, le confident des bords du Nil. C’est en 1952 qu’arrivent au Caire Odile et Gabriel Bounoure, précédemment en poste à Beyrouth. Edmond avait eu l’occasion d’apprécier la profonde intelligence, la culture sans égal du grand critique de la N.R.F. Ce sera le début d’une très longue amitié. Jabès répétera jusqu’à la fin de sa vie combien il avait le sentiment que Bounoure lui avait fait découvrir son propre livre, l’avait d’abord aidé à transformer l’angoisse en inquiétude, à faire de l’inquiétude le nœud de son questionnement. De fait, cet immense lecteur fut l'un des tout premiers à relever la fulgurance des Livres des questions comme il fut le premier à s'enchanter de Je bâtis ma demeure. «Chez Edmond Jabès, le vœu poétique prend les proportions d'une fonction vitale et d'un engagement spirituel. Pour lui, en dehors de la vie poétique, pas d'objet, pas d'espace, pas d'issue, pas d'air, pas de repos. » Bounoure insiste aussi sur la lucidité qui, très tôt déjà, anime cette démarche poétique de Jabès : « La poésie, poursuit-il, ne pouvait être qu'une protestation contre l'usage trivial du langage, une rupture qui laisse filtrer quelque figure de lumière, une folie, mais axée sur la chevelure glorieuse de quelque Sagesse. » (JBD 12)
Je bâtis ma demeure se compose de treize textes de longueur inégale : le plus court, qui ouvre le volume, L'Eau du puits (1955), est constitué de six poèmes de quatre vers; le plus long, le plus complexe dans la forme aussi, L'Écorce du monde (1953-1954), contient des poèmes extrêmement divers (L'Inhumaine ou A toi, je parle) mais aussi des dialogues ou des échanges entre des voix sans noms, qui tiennent « les phrases inachevées au chevet de l’aveu ». Certes, on découvre dans le foisonnement d’images (quelques clichés parfois) une inscription classique de la langue dans le poème, l’usage d’une rhétorique qui fait souvent de la poésie un exercice de style. Sans que Jabès l’affiche, la dimension surréaliste est du reste perceptible dans les premiers poèmes. Toutefois son désir de couper avec certaines facilités de l’expression poétique la plus conventionnelle est également sensible. Comme si autre chose était à retrouver derrière la poésie qui en tiendrait sûrement mieux les promesses. On ressent avant tout sa volonté de vivre l’écriture, de se mesurer à une parole autrement silencieuse pour dire en creux l’éclat de l’incertain. En vrai poète Jabès savait entendre la voix des mots en écoutant la voix de son désir, en faire une langue vivante, créer ainsi des ouvertures dans sa façon de parler.
Bref, on pressent déjà dans ce recueil une préférence pour les poètes de l’éphémère sur les poètes de la célébration ou de la dérision. (9) Jacques Derrida en fait judicieusement le tour : « De l’humour et des jeux, des rires et des rondes, des chansons s’enroulent gracieusement autour d’une parole qui, de n’avoir pas encore aimé sa vraie racine, plie un peu au vent ; ne se dresse pas encore pour dire seulement la rectitude et la rigidité du devoir poétique » (E.D. 99). Malgré la diversité des inflexions et des intonations de la voix du poète, un lyrisme discret en recompose l'unité sous-jacente ; un lyrisme, parfois tendre - dans les chansons, en particulier, où la spontanéité se mêle toujours à la gravité -, parfois désenchanté quand il s'agit déjà d’approcher le désert, de questionner le vide : « Demain est une province sans couvercle/ sans verdure et sans parfum/ un puits que son eau trahit. » (JBD 230)
Ainsi, au-delà des apparences, Je bâtis ma demeure ne se compose pas seulement de textes ou de poèmes de circonstance. Entre les lignes, c'est déjà l'univers de Jabès qui hante le livre et le relance. Nul poète ne restera plus attentif à ce qui se passe dans le monde. Quelle que soit la nature du propos, il charge d'abord les mots de rendre compte du poids de l'histoire. (10) Pour s'en convaincre, il suffit de relire les textes de l'après-guerre, poèmes, contes ou légendes rongés par leur époque. Trois Filles de mon quartier (1947/1948) s’ouvre sur cette « comptine » :
« Trois filles de mon quartier ont abandonné leurs fiancés à la misère; trois rires, trois étoiles capricieuses. On n'a plus de nouvelles du cœur de la terre. Trois filles de mon quartier ont changé de nom; leurs fronts brûlent dans la nuit. Trois pompiers, trois scaphandriers, trois amants éperdus cherchent leurs fiancées. »
Un réel onirisme ne cache ni l'humour ni la tendresse, ni malgré tout et comme toujours l'angoisse et l'espérance liées à ces « éclaireuses ». L'image est à l'image du monde. Et si l'on veut trouver confirmation, exemple plus parlant encore de cette façon dont Jabès s’inspire de l’air du temps, cette Chanson du dernier enfant juif écrite pendant la guerre, très probablement lors de l’exil à Jérusalem (11) : «Le monde est rouge./Toutes les grilles sont des lances. /Les cavaliers morts galopent toujours/dans son sommeil et dans mes yeux. /Sur le corps ravagé du jardin perdu /fleurit une rose, fleurit une main/de rose que je ne serrerai plus» (JBD 69). Dans cette vision du mal et de l’horreur, si loin si proche de celle qu’évoque Les Filles de mon quartier, se logent une autre tendresse, une autre angoisse et une même confiance dans le discret pouvoir des mots pour dire ce que les mots peuvent dire quand on les laisse parler.
La lecture qu'en donne Joseph Guglielmi dans sa postface à la réédition de 1975 est, à bien des égards, éclairante: «En dépit de la conjugaison du drame d'écrire avec le malheur historique, se dégage comme un haut et subtil équilibre entre la clôture et l'ouverture, le désir et le plaisir, l'ombre et la lumière. » (JBD 332) Ainsi, tout au long de Je bâtis ma demeure, de la première à la dernière page, un vrai bonheur de l’expression se heurte à la réserve requise par la brûlante noirceur du monde. La poésie alors ? l’art de bien dire ce qui doit être dit ; la manière de rien dire quand rien ne peut se dire. Peut-être est-ce là, aussi, l'un des traits majeurs qui parcourt ce livre « fondateur ». C'est certainement l'un des enseignements qui feront bientôt renoncer Jabès à la poésie en tant que telle ou pour elle-même, si jamais elle le fut. Paradoxe pour celui à qui l'absence de lieu tient lieu d’abri précaire, Je bâtis ma demeure sera le seuil en forme de leurre de l’œuvre en devenir.
Les gestes
Le premier Livre des questions paraît chez Gallimard en 1963 ; il semble prolonger les paroles les plus inspirées de Je bâtis ma demeure. Il les détourne, en vérité, dans une tout autre direction dont l’écrivain ne prendra que très progressivement conscience.
Son arête la plus vive se situe au croisement de l’histoire de l’écrivain, de sa condition de poète et de la situation des hommes de notre temps qui vivent dans l’après-guerre. Il inscrit, de façon intuitive, une expérience de la littérature au sein d’une aventure humaine.
L’ensemble des sept volumes du Livre des questions compose un cycle ouvert. Parce que Jabès recherche pour dire l’histoire et son abîme une parole impensable, il multiplie aussi les questions au langage et aux modes d’expression élus par la littérature. Son œuvre inquiète sans cesse toute une culture encore trop sûre d’elle-même, qui croit pouvoir traduire l’impensable dans les mots, loger l’indicible dans les phrases, compter sur la puissance du verbe. Les premières pages du Livre des questions prennent la forme d’un dialogue qui illustre parfaitement la soif d’interroger de Jabès :
« Sommes-nous en présence d’un récit ? demande le narrateur,
-On a tant de fois conté mon histoire.
Quelle est ton histoire ?
La nôtre dans la mesure où elle est absente.
Je te saisis mal.
Les paroles m’écartèlent.
Où es-tu ?
Dans les paroles.
Quelle est ta vérité ?
Celle qui me déchire. »
Toutefois le sens profond du livre tient au récit qu’il porte. Il évoque l’histoire trop ordinaire de deux amants, deux adolescents juifs qui ont connu les camps nazis. Sarah survit, en proie à la folie ; sa vie ne tient, sans doute, qu’à peu de choses. Yukel l’entend et tente de lui répondre, sans être sûr de rien puisqu’il est condamné à une errance perpétuelle dans le livre. Figure aux multiples visages, il reste insaisissable. Confident de l’écrivain, avec lequel il semble se confondre dans sa possible quête, il est d’abord un survivant, le revenant des camps de la mort, témoin et victime désignée de l’ histoire. Il répond d’un passé que le mot seul ne peut ni contenir ni dire, mais qu’il laisse transparaître ; il répond aussi bien d’un avenir qui peut et doit encore s’écrire. Ainsi, le destin des amants oriente toute l’aventure du livre.
Clairement, dans le récit haché des deux adolescents l’ombre de la Shoah plane sur toutes les pages ; mais avec la distance parfaitement mesurée de la parole qui doit ré-apprendre à parler, à parler autrement qu’en parlant...
Plus que jamais le poème – ce qu’il en reste, ici - se donne pour ce qu’il est : l’irremplaçable voie d’accès à l’impensable réalité quand tous les chemins sont à jamais bouchés ; le seul moyen de l’exprimer quand tous les moyens d’expression sont impuissants ou épuisés.
Jabès précise : A l’affirmation d’Adorno : « On ne peut plus écrire de poésie après Auschwitz », qui nous invite à une remise en cause globale de notre culture, je serais tenté de répondre : oui, on le peut. Et, même on le doit. Il faut écrire à partir de cette cassure, de cette blessure sans cesse ravivée.» (DL 92). C’est bien toute l’expérience d’Edmond Jabès qui parle dans cette impératif : seul le poète sait approcher par la parole le vide, lui seul sait composer avec l’impossibilité de rien dire. Non pas se taire, mais composer avec cet interdit... ; écrire, écrire, écrire, même si on ne peut le faire qu’avec des mots blessés.
Ainsi, Le Livre des Questions, rend compte d’une double obligation : parler, dire, témoigner et inventer une écriture, une écriture discrète,.... une écriture qui sache se mesurer autant à l’imprévu, aux chocs de son histoire personnelle qu’à l’incompréhensible, à l’indicible de la Shoah et de l’Histoire, grand H.
La profonde originalité de Jabès sera de toujours prendre soin de distinguer sa réponse privée et la réponse questionnante du livre, la réponse factuelle de l’homme et la responsabilité de l’écrivain. Pour Edmond Jabès, c’est bien le devoir du poète de se mesurer à la folie de l’histoire : trouver le sens possible, ouvert, infiniment fragile d’un non-sens absolu, c’est la responsabilité infinie du poète, toute autre, bien différente de celle de l’historien qui doit raconter , réciter, du philosophe qui doit analyser, interpréter, du sociologue qui doit expliquer, s’avancer... ; le poète doit poser des questions inédites, sauver les questions sans réponses, d’abord les cultiver... ; la poésie doit apprendre à parler sans parler en ce non-lieu où nulle science ne peut se prononcer... La poésie, non pas, une force vive de l’homme, une force de rébellion tirée de son poème s’accorde au besoin de trouver dans la langue, la parole contenue pour dire ce que la langue dans son usage convenu ne sait pas retenir. Avec Le Livre des questions Jabès reste le poète qu’il a toujours été mais il écrit un « autre » livre selon une « autre » nécessité. Et quand bien même l’alternance des formes, des styles, des écritures, des paroles arrachées au silence donnent au volume un aspect fragmentaire, la densité de la voix du poète lui laisse son unité nocturne. Reb Libra : « Nous sommes au cœur de ce qui s’additionne. Nous sommes au cœur de ce qui se soustrait. Nous sommes au cœur de ce qui se multiplie. Nous sommes au cœur de ce qui se divise. Nous sommes au cœur de ce qui se subdivise. Nous sommes au cœur de ce qui se tait » (Le livre de Yukel)
Loin des approches esthétiques de la littérature, on trouvera dans ces livres une conception de la littérature comme expérience ; rien d’expérimental cependant, pas de travaux pratiques, mais une expérience poétique de la réalité où l’écrivain questionne la langue qui est la sienne, apprend, en avançant sur son chemin d’incertitude, ce que parler veut dire. Il s’agit bien ainsi d’une expérience ouverte à la recherche et à la création, une recherche sans limites qui, certes, engage les forces vives de l’homme mais où on se laisse porter par la surface des mots, où l’on s’exprime – quoi de plus naturel ? – tout en cherchant, entre autres, qui parle à notre place. Dès lors, en questionnant, le poète ne demande rien, ne dit peut-être que quelques mots, mais il assume la seule attitude qui vaille . « Savoir laisser la parole », selon le mot de Jacques Derrida, c’est cela qui libère le poète en l’homme et c’est cela d’abord l’aventure de Jabès, celle qui se répétera infiniment et ouvrira demain à de nouveaux lendemains.
Ainsi, en poursuivant son livre, Jabès, en une lointaine réponse à Adorno, assume son destin de poète … La poésie alors ? rien de définitif ! seulement un non-savoir, un savoir-faire (ou taire) qui permet de fondre dans la langue une autre façon de parler, moins corrompue que ne le sont la langue et sa grammaire, ses façons de faire (ou dire) les plus classiques. Et d’approcher, sans rien en dire, sans jamais le nommer « Auschwitz » ...
La parole
Avec .(El, ou le dernier livre), ultime volume du cycle des questions, Jabès expose le livre à son altérité. L’ouvrage atteint sa dimension plénière. De fait, on retrouve bien en condensé tout le projet qui a guidé la rédaction du Livre des questions : se confronter à l’au-delà, y prendre son essor sans rien céder au culte du néant, à la culture du négatif. Et c’est délibérément qu’Edmond Jabès oppose le libre mouvement de la création qui, certes, ne s’appuie sur rien de tangible à l’implacable logique de l’anéantissement qui prétend faire du « rien » la solution finale. Avec le point, un parfait contrepoint... On y trouvera un concentré de la poétique jabésienne.
Livre de tous les extrêmes, El entretient sa propre tension tragique entre la forme et le chaos. Livre-limite, El cherche par tous les moyens une parole impossible pour faire l’épreuve du vide, parvenir à ses fins sans succomber à son propre vertige : « Dieu, le premier brisa le silence, dit-il… C’est cette brisure que nous essayons de traduire en langage humain ». L’ouvrage se plie ainsi à sa nouvelle tournure, une « déstructuration », tout aussi bien une « dénaturation » qui frappe quand on ouvre le livre et qui laisse peu de place à l’œuvre formée et achevée, à l’œuvre en tant que telle.
Le titre du livre ressemble à une clé musicale. El, créature insensée, au nom saturé de sens - Dieu en hébreu, mais aussi bien l’autre moitié du ciel – évoque un Dieu/non-Dieu rêvé dans un ciel vide et vide à l’infini. A la limite, le personnage n’existe qu’à son corps défendant et d'ailleurs, à l'exception du sous-titre du livre et de la première ligne, on n'en trouvera que très rarement le nom ou la mention dans le livre qui s’en inspire. En vérité, quelle perfection du verbe saurait garder un « personnage » élu avant de naître ? « Il est dans sILence, disais-tu. Il – Dieu – est signifierait, peut-être, le silence est » suggère poétiquement le livre, tablant sur le jeu des lettres pour relayer la langue, en célébrer l’envers. Et dès qu’on tourne la page, le livre expose crûment ses vérités premières : Jabès scrute le langage, l’engage autant que faire se peut ... ; « (Il)lisibilité du Texte Premier », hasarde l’écrivain, « Dieu = vide=Vie d’yeux » écrit encore Jabès pour « dé-montrer » l’extrême tension entre le lisible et l’invisible, parler ainsi du Dieu de l’Ecriture. Ou bien encore «Néant : né en … », pour évoquer, d’un mot, cette généalogie où se dénouent les fils de l’être et du néant.
Mais si Jabès se laisse clairement porter par son désir, il reste parfaitement maître de son expression. La représentation, l’exposition de telles créatures délaisse les codes habituels, déserte l’espace réglé de la fiction. Du reste, Jabès ne les décrit que très rarement. Il sait d'expérience que « plus on décrit et plus on perd le personnage » ; « moins on raconte et plus on dit ». Phrases courtes, parfois sans verbe, grammaire aride de l’être et du néant, la langue réduite à son squelette semble s’en tenir au minimum vital.
On le voit, même quand le texte « prend » on ne trouvera guère de poésie au sens classique du terme dans ce retour à la parole naissante qui cherche une expression d’avant toute expression. Seulement cette écriture qu’on dira puissamment poétique où l’écrivain reste à l’écoute des mots. La forme parle pour le fond, le fond passe par la forme pour imprimer le « chaos » primitif entre les lignes du texte. L’ouvrage du créateur s’en tient alors à peu de choses. Il se nourrit de mille et une remarques sur sa vie intérieure, de notations plus qu’allusives, de digressions qui parlent clairement de tout et rien. Il se laisse guider par cet appel du mot, finit par arracher au cœur des mots des blancs, comme des silences écrits, les creuse de l’intérieur pour leur donner un nouveau souffle...Ce sont précisément ces mots portés par la soif du silence que Jabès nomme alors des vocables, pour dire qu’ils parlent mieux lorsque nous prenons langue avec la voix des mots.
On mesurera l’étrange limpidité de la langue ainsi décrite lorsque « l’inexpression de l’autre » confond l’expression de l’être et passe entre les lignes. Du reste, en ce non-lieu « où Dieu est une interrogation de Dieu », il n’y a plus de récit audible pour nous conduire aux sources du langage et de la méditation, plus de mot pour habiter ou concevoir la nuit, plus rien hors la grâce du poème qui parle pour la langue, mais dans son effacement, nous touche en son silence ; non rien sauf la voix du poète qui pèse le poids de l’ombre et donne sa gravité au livre.
La poésie, alors, n’est-elle pas liée à ce défi, cette aporie, ce tremblement d’abord où c’est la langue, rien d’autre, qui doit pallier le défaut de langue ? Parler dans le désert, parler pour ne rien dire mais en trouvant ses mots ! Autrement dit, parler avec la langue, sauver son univers ; telle est la loi du livre, dictée par un Dieu indicible. Jacques Derrida résume avec une belle rigueur ce dialogue silencieux, cette dialectique inouï du Livre et du Poète : « Il s’agit bien d’une génération lente du poète par le poème dont il est le père. Le poète est donc bien le sujet du livre, sa substance et son maître, son serviteur et son thème. Et le livre est bien le sujet du poète, être parlant et connaissant qui écrit dans le livre sur le livre. Ce mouvement est d’abord poésie et histoire ; c’est la génération de Dieu lui-même que le Livre des questions décrit ainsi. »
En acceptant la loi du Livre pour la soumettre au risque de la création, Edmond Jabès ne cède qu’à l’exigence de sa propre recherche. En écrivant le livre qui l’attendait, il fait de sa vie une œuvre à part entière. Il accomplit ainsi son destin de poète. Le livre tient sa promesse….
La suite
En 1975, La mémoire et la main marque le retour d’Edmond Jabès à la poésie en tant que telle. Le livre s’ouvre sur un poème d’une grande sobriété, écrit pour « ceux à qui on a ôté le droit de vivre » et « qui ont droit, au moins, à une pensée ». Tout en revendiquant l’universalité de son message, Jabès précisera qu’il souhaitait d’abord rendre un hommage écrit et d’autant plus marquant aux toutes dernières victimes de la dictature franquiste. Au-delà du geste politique, on retrouvera dans ce poème la main tendue à l’autre, dans une sorte d’illustration de la fameuse formule de Paul Celan, l’immense poète qu’appréciait tant Jabès (12) : « Je ne vois pas de différence de principe entre un poème et une poignée de main. »
Le premier tome du Livre des ressemblances paraît en 1976. Avec ces livres de la maturité, Edmond Jabès renonce d’autant aux formes figées, à la fiction ou à l’essai, à tous les genres qui imposent leurs règles codifiées au mouvement de l’écriture. Au cœur de la série, Le Livre du dialogue et Le livre du partage traduisent cet éternel désir de suivre les lois de la création, d’en épouser le poème.
Certes l’écriture, au fil du temps, a fini par « durcir », bien des formulations paraissent nettement plus sèches, le verbe moins frémissant. On ressent cependant toujours le même plaisir, intense et douloureux, de l’écriture ; le même désir de faire vivre la langue tout en manifestant un infini respect de ses codes et de ses usages et sans jamais, ô grand jamais, prendre le risque d’en maltraiter la forme. C’est ainsi qu’il découvre une langue contenue dans la langue, se retrouve dans une langue qui n’appartient qu’à lui. Le vrai génie de Jabès aura été d’en distiller la lettre en un français d’une grâce, d’une harmonie parfaites. Retenons la juste description de Roger Caillois : «une langue d’une rare densité, du quartz noir ; une puissante et abrupte densité de ton ; une sécheresse frémissante, à la fois lyrique et abstraite». Edmond Jabès aimait polir les lettres, choyer les mots, retrouver dans la langue et avec sa tournure, la vraie diction du mot, la seule dictée de son poème ; un choix qui n’a rien d’esthétique mais traduit ce souci permanent du poète : se confier à sa propre parole, se fier à ce qu’elle dit…
Même si ses livres parlent d’abord pour lui, Jabès précise de temps à autre sa conception de l’écriture. En 1987 Le livre des marges rassemble les deux ouvrages qui ont suivi et consigné le labeur quotidien. (13) A la fin d’une très belle méditation sur la pensée de Levinas, le grand philosophe juif que l’écrivain se devait de rencontrer un jour, Jabès prend acte de cette réalité intensément vécue : écrire c’est tracer le pas de l’autre que je suis avant de dessiner la lettre. Dans le sillage des mots, l’écriture suit d’abord le chemin d’une création vivante. Certes, des personnages, un récit, une histoire, toute cette fiction trempée de réalité permet à l’écrivain de s’exprimer et l’aide à faire des livres ; mais il faut un tout autre engagement pour parvenir à l’écriture du livre.
Être poète, le demeurer sur le chemin du livre, c'est se plier à cette conduite aléatoire de soi en rassemblant ses forces. Conduite très proche de celle qu'inspire l'état de grâce. «Comment se fait-il qu'ayant, devant nous, notre chemin tracé - ou nos éventuels chemins - nous prenions généralement celui qui nous éloigne de notre but, qui nous conduit ailleurs où nous ne sommes pas - mais peut-être y sommes-nous aussi ? » insiste encore Jabès
Vertu de l’errance quand il s’agit de vivre la poésie comme site de notre rapport au monde. Dans cette optique, loin d’être un simple moyen de communication, l’écriture poétique de Jabès est l’expression illimitée de sa vie. L’écrivain rencontre les grands poètes de sa génération lorsqu’il décrypte ainsi le lieu-dit du poète : être dans le monde sans s’attacher à l’être..., s’abandonner mais pour se ressaisir par le biais d’une parole – en un mot comme en cent, s’enrichir de sa langue. Gageure pour le poète qui mêle ces facultés d'être soi sans être rien, défi pour l’écrivain qui doit garder le silence mais sans prendre la pose, sans pour autant se taire ! (14)
Aventure infinie de Jabès qui quitte ainsi son univers pour avancer « dans le noir, dans le vide, le non-savoir », pour faire avec cet univers et affronter bien des réalités. Difficile équilibre, alors, qui consiste à se tenir sur le qui-vive, à faire retour sur soi tout en cherchant le sens de l’aventure. Il y a un risque hyperbolique qui dépasse toute mesure ; celui que prit exemplairement Rimbaud finissant par fondre cette attitude dans un statut de poète imaginaire, dans un «être-poète» le dispensant d'écrire ; comme si être poète c'était déjà être écrivain. Garder la distance juste, c'est rester assez proche pour heureusement tenter l'écoute et assez loin pour parvenir à prolonger l'écho. Cela demande d’écrire, cela suppose le choix délibéré d’être poète en écrivant, ... d’abord en écrivain.
Quand il trace l’inconnu dans le connu, quand il traque « l’inconnu plaqué sur du connu », Jabès touche bien à l’essentiel, le communique avec un tact extrême. Il amplifie encore cet élan poétique qui a porté le Livre des questions, dont il prend concrètement la mesure : « La prose renvoie l’écriture à elle-même, la poésie la multiplie. L’une la plie, l’autre la déplie... ». En composant ainsi ses livres, en conjuguant son quotidien avec sa vérité nocturne, Jabès retrouve dans l’alchimie des mots l’expérience poétique qui est la sienne depuis la nuit des temps: savoir toucher à l’inconnu.
Avec Le livre de l’hospitalité, publié par Gallimard en avril 1991, quatre mois après le décès de l’écrivain, l’ouvrage touche à sa fin. Ici le poète cesse d’écrire, les mots ne disent plus rien mais s’articulent à l’infini. Là-bas le poème parle avec la discrétion requise ; les mots accueillent dans leur silence et dans leurs ouvertures l’écho immémorial d’un infini désir. Dernière demeure de l’écrivain, Le Livre de l’hospitalité retrace ainsi l’autre chemin de l’homme. Plus que jamais, il ouvre sur l’indicible... La pensée de l’homme rejoint la poésie de son livre.
NOTES
1. Le Seuil le Sable, Poésies complètes 1943-1988, Paris, Gallimard, collection «Poésie», 1990.
2. Article Edmond Jabès in Itinéraires littéraires, XXème siècle, Tome 1 éd. Hatier, 1992
3. Si le volume est pratiquement introuvable, nous avons repris ces pages dans le numéro 954, (octobre 2008) de la revue Europe, partiellement consacré à Edmond Jabès
4. Préface aux lettres de Max Jacob à Edmond Jabès, Alexandrie, collection «Valeurs », 1945. Réédition augmentée d'un nouveau texte, Milan, éd. All'insegna del Pesce d'Oro, 1989.
5. Écrire le livre (autour d'Edmond Jabès), Éditions Champ Vallon, 1989, p. 313. Le volume reprend les actes du colloque qui s’est tenu à Cerisy–la–Salle du 13 au 20 août 1987, sous la direction de Richard Stamelman et Mary-Ann Caws.
6. Plus précisément les textes écrits avant 1943.
7. Le livre des déserts, éd. Robert Laffont, Paris, 2006 (page 878)
8. Je bâtis ma demeure, poèmes 1943-1957. Nouvelle édition avec textes inédits, Poésies complètes, préface de Gabriel Bounoure, postface de Joseph Guglielmi, Paris, Gallimard, 1975.
9. Ce pressentiment se confirmera quelques années plus tard lorsque Jabès rencontrera Gaëtan Picon, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Louis-René des Forêts, ou encore Paul Celan, Jacques Dupin et Michel Leiris. Ces écrivains, essayistes et poètes se retrouveront, dans les années 60, autour de la revue L’éphémère (éd. Maeght), emblème de la « révolution poétique » de et dans l’après-guerre. L’esprit de la revue la tiendra à égale distance tant d’une certaine « effervescence » poétique que d’un ludisme trop systématique (en somme, ni les héritiers de Saint-John Perse ni les épigones du surréalisme). « L’éphémère est ce qui demeure, dès lors que sa figure visible est sans cesse réeffacée » précisent les initiateurs de la revue.
10. « Nous vivons une époque grave. Le poète est celui qui saura lui parler son langage ». Ce sont les mots de Max Jacob que Jabès reprend à son compte dans l’hommage qu’il lui rend en mai 1944, quelques semaines après sa disparition (Saluer Jabès, p. 64).
11. A l’issue de la bataille du désert, en 1942, les troupes de Rommel arrivent à El-Alamein. Les Britanniques décident alors d’évacuer les réfugiés politiques et les militants antifascistes pour les protéger de l’avancée des troupes ennemies. C’est ainsi que Jabès sera embarqué pour Jérusalem, le 31 juillet. Il y restera neuf mois, passant le plus clair de son temps à écrire dans l’angoisse et la solitude.
12. Jabès consacrera un livre à sa rencontre avec Celan : La Mémoire des mots, Paris, Éd. Fourbis, 1990.
13. Ça suit son cours, et Dans la double dépendance du dit, Montpellier, éd. Fata Morgana, 1975 et 1984.
14. Un sujet déchiré qui tient sa vérité de l’homme et tire sa seule réalité de l’écriture du livre. Un sujet partagé, suggère Edmond Jabès, où le visage de l’étranger dessine à sa façon les traits d’un poète d’aujourd’hui, loin des clichés et des images toutes faites.