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Ecrire plus large que soi depuis soi : Annie Ernaux

8 January 2023

Ecrire plus large que soi depuis soi : Annie Ernaux
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Annie Ernaux ; crédite d’image : Observer.com

L’œuvre d’Annie Ernaux est une écriture de traces personnelles sacralisée universellement aujourd’hui par le prix Nobel de littérature et pas seulement parce que les quotas de parité, pas seulement parce que cinq ans après #Metoo, pas seulement parce que le droit à l’avortement est mis en danger, pas seulement parce que l’adaptation cinématographique de l’événement a été primée au festival de Venise, pas seulement parce que la fracture sociale ne cesse de faire béance. Pas seulement parce qu’il n’y a pas « de gens simples » mais simplement des gens et que l’acharnement de l’auteure à les faire vivre, à les remettre à leur juste humaine place est perçu par les lecteurs. Mais peut-être aussi parce que dans sa besogne, transpire sa quête de la vérité et que c’est bouleversant.

Tant a été dit sur l’œuvre d’Annie Ernaux depuis la parution des Armoires vides en 1974 et tant se dit encore, surtout aujourd’hui que vient de lui être décerné le prix Nobel de Littérature.


Comment dire encore ?


Comment dire encore, d’autant que l’auteure - après avoir abandonné le style romanesque de ses trois premiers romans - s’est attachée à expliciter au sein de chacun de ses récits la visée qu’elle poursuivait par des occurrences métatextuelles qui font partie intégrante de l’ouvrage. Et si, malgré tout, dire encore, depuis quelle place ? Celle du psychanalyste paraît bien hasardeuse car même si comme le dit Lacan : « La pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient », (1) l’artiste précédera toujours l’analyste. Et si d’aventure l’analyste s’essaye à la critique littéraire, il pourrait finalement témoigner in fine de ce que cette lecture lui a fait découvrir de lui-même par effet de transfert.


Alors comment écrire plus large que soi ? Cette problématique n’est pas neuve. Elle est même au cœur du travail d’Annie Ernaux.


En souhaitant réhabiliter sa classe dont elle a été arrachée par la culture acquise à l’école et la honte ressentie pour ses parents dans cette différenciation imposée, en voulant parler après la mort de son père de cette distance, de « cet amour séparé » apparu entre elle et lui, Annie Ernaux inaugure avec La place, ce qu’elle appelle « une écriture plate  ». (2) Une écriture qui ferait état de tous les signes objectifs de l’existence de son père sans chercher à faire quelque chose de passionnant ou d’émouvant. 


“Tous les après-midi, il filait à son jardin, toujours net. Avoir un jardin sale, aux légumes mal soignés indiquait un laisser-aller de mauvais aloi, comme se négliger sur sa personne ou trop boire. C’était perdre la notion du temps, celui où les espèces doivent se mettre en terre, le souci de ce que penseraient les autres (…) Quand mon père n’avait pas réussi des poireaux ou n’importe quoi d’autre, il y avait du désespoir en lui. ” (3) Dans le regard, puis les mots de la fille pour le père, se trouvent tous ces petits riens qui font le tout : les petits bonheurs de son père, sa vigilance à tenir sa place, à ne pas déborder et dans cette attention, cette délicatesse à ne pas déborder elle-même, dans cette recherche de vérité du père, de l’homme qu’il était dans sa condition, y transpire son amour pour lui.  


Annie Ernaux dit encore autrement comment elle opère pour attraper la vérité de cet homme dans son monde : “C’est de la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent leurs enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père.”


Le temps que le récit puisse se déplier, tout recroquevillé et figé qu’il était dans quelques impressions, quelques mouvements du corps et expressions.

La place commence et se termine par l’événement de la mort du père. Les dernières pages la relatant sont étirées au maximum car les fins sont au bout, celle du père et du récit. La narration ici factuelle, voire clinique est éminemment troublante. Troublante car elle fait effet de corps sur le lecteur. Quelque chose vacille en lui. Le saisissant se trouve entre les mots, dans ce qui n’est pas dit, dans tout ce qui est charrié depuis une expression, un geste, un détail comme cette serviette de table que la mère avait dû emporter avec elle en montant dans la chambre pour visiter le mari mourant et avec laquelle elle réapparaît quelques instants plus tard en haut de l’escalier en disant : “c’est fini”. L’intrication du détail dans l’événement souligne l’ineffable de la mort, la serviette vient voiler l’indicible. 


Annie Ernaux parle plus large qu’elle et ce depuis sa part la plus intime faisant passer ainsi le je de l’énoncé au je de l’énonciation. Un je épuré du moi, le je de l’inconscient. Le je de l’énoncé dont Romain Gary cherchait aussi à se débarrasser d’une autre façon, (4) déjouant les cases autrement. Au titre de la recherche de ce déshabillage du moi, Annie Ernaux écrit : « le je que j’utilise me semble quelques fois même plus une parole de l’autre qu’une parole de moi ». (5)


Les titres de ses ouvrages pourraient être appréhendés comme des condensés de son énonciation. La Place, La honte, l’événement, Une femme, Mémoire (au singulier) de fille et bien sûr Les Années… Des signifiants génériques précédés d’articles indéfinis : La, les, Une… dont l’utilisation indique que le représenté existe bien mais demeure inconnu de l’actant de l’énonciation.


Car c’est bien le destin de l’énonciation que de rester cacher derrière ce que l’on dit. « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », disait Lacan de façon énigmatique. (6)


Cependant, il y a la patience des traces à se faire reconnaître. (7)


 Et elles sont nécessaires ces traces écrites car « Toutes les images disparaîtront. » comme l’énonce le lapidaire incipit de Les Années. Annie Ernaux travaille « à venger sa race », (8) à effacer la honte et à faire trace. Souvenirs nécessaires à inscrire aussi pour Nicolas Mathieu, autre transfuge de classe, pour qu’une vie vaille une autre vie et que s’enraye la terrible épigraphe (9) de Et leurs enfants après eux.




« Mais à quoi bon écrire, si ce n’est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d’une idée préconçue ni d’une démonstration, mais d’un récit, une chose sortant des replis étalés du récit et qui puisse aider à comprendre, supporter ce qui arrive et ce qu’on fait. » (10)


Alors de fait, il faut du temps, du temps pour faire un récit de l’évènement. Le temps que le récit puisse se déplier, tout recroquevillé et figé qu’il était dans quelques impressions, quelques mouvements du corps et expressions. Le temps du silence aussi car il y a d’abord impossibilité à dire. Le délai d’énonciation chez Annie Ernaux fait indice de trauma. Quarante-quatre années séparent la scène originelle, « la scène figée » vécue dans l’enfance de sa mise en récit dans La honte. Scène inaugurale de La honte et de la honte où « mon père a voulu tuer ma mère ». « J’écris cette scène pour la première fois. Jusqu’à aujourd’hui, il me semblait impossible de le faire, même dans un journal intime » (11) et un peu plus loin : « Ce faisant, je vise peut-être à dissoudre la scène indicible de mes douze ans dans la généralité des lois et du langage. » (12) De cette scène traumatique, s’en sont suivis des symptômes somatiques car elle avait vu ce qu’il ne fallait pas voir. Un avant et un après ce dimanche de juin en 52. « L’impression que tout maintenant peut vous arriver, qu’il n’y aura jamais d’arrêt, qu’à la honte il faut plus de honte encore. » (13)


Une écriture de traces personnelles sacralisée universellement aujourd’hui par le prix Nobel de littérature et pas seulement parce que les quotas de parité, pas seulement parce que cinq ans après #Metoo, pas seulement parce que le droit à l’avortement est mis en danger, pas seulement parce que l’adaptation cinématographique de l’événement a été primée au festival de Venise, pas seulement parce que la fracture sociale ne cesse de faire béance. Pas seulement parce qu’il n’y a pas « de gens simples » mais simplement des gens et que l’acharnement de l’auteure à les faire vivre, à les remettre à leur juste humaine place est perçu par les lecteurs.


Mais peut-être aussi parce que dans sa besogne, transpire sa quête de la vérité et que c’est bouleversant.


Quête à trouver - retrouver la vérité en se méfiant des fioritures du romanesque. Tentative vouée à l’échec mais bouleversante car sans cesse remisée. Échec à dire toute la vérité puisque cette dernière est toujours mi-dite et cependant de cette recherche, apparaissent des traces qui viennent border cette vérité, des traces qui font création. Des traces personnelles qui deviennent universelles depuis la dimension collective aux événements vécus dans l’intime de l’auteure qui est commune aux femmes (Mémoire de fille, L’événement, la femme gelée) mais pas seulement. Pas seulement les femmes et pas seulement ceux de sa classe car son écriture dans son épure révèle ce lien inextricable à ce qui nous précède, nous traverse et nous imprime, elle nous fait ressentir dans le corps ce lien au langage dans lequel nous baignons et par lequel nous sommes marqués, machinés et en cela, nous sommes tous concernés.


Peut-être que comme J. B. Pontalis le pense d’Yves Bonefoy, poète, Annie Ernaux recherche une présence que l’infirmité essentielle des mots ne permet pas d’atteindre. Peut-être recherche -t-elle ce père perdu dans la déchirure que la culture a opéré entre eux. Cette perception est sensible dans La place. Ce père finalement inconnu qui n’est plus, il respire dans ses mots. Et le lecteur le voit vivre et en vient à se l’approprier.


Freud écrivait dans Le poète et l’activité de fantaisie que : « Les poètes eux-mêmes d’ailleurs aiment à réduire l’écart entre leur particularité et l’essence humaine en général. » Alors, Annie Ernaux poète.


 


NOTES 


1. Jacques Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V Stein, les Cahiers Renaud-Barrault, Paris, Gallimard, 1965, n° 52, pp. 7-15.

2. Dans une recherche similaire, notons que pour tenter d’échapper au langage-prison, J. B. Pontalis émet le souhait pour lui d’une écriture sans ornements, une écriture pauvre. J.B. Pontalis, En marge des Jours, Paris, Folio, 2003, p. 20

3.  Annie Ernaux, La place, Paris, Folio, 1986, p. 67 et 68.

4.  « Je souhaiterai qu’il brule, qu’il flambe car le je est d’une prétention incroyable » Romain Gary, La nuit sera calme. Paris, Folio, 1976, P.10. 

5.  Annie Ernaux, Vers un je transpersonnel  blog de l’auteure : https://www.annie-ernaux.org/fr/textes/vers-un-je-transpersonnel/

6. Jacques Lacan, « L’étourdit » dans Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449

7. Titre d’un ouvrage de Jeanne Benameur où un psychanalyste épuisé du langage part au Japon, pays vierge pour lui de mots signifiants. Jeanne Benameur, La patience des traces, Paris, Actes Sud, 2022. 

8. Annie Ernaux, " Transfuges de classes, avec Annie Ernaux, " France Culture 2021, https://www.youtube.com/watch?v=NjuyQNPo-Y8

9. Siracide, « Il en est dont il n’y a plus de souvenir, - Ils ont péri comme s’ils n’avaient jamais existé, - ils sont devenus comme s’ils n’étaient jamais nés, - Et de même, leurs enfants après eux. »

10.  Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Folio, 2018, p. 105.

11.  Annie Ernaux, La honte, Paris, Folio, 1999, P. 16 et 17.

12. Ernaux, La honte, p. 41.

13. Ernaux, La honte, p. 120.

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