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Pourquoi pas

21 August 2021

Pourquoi pas
PHILOSOPHY

Ave Maria a trasbordo (Versione II), Giovanni Segantini, 1886 ; Image Credit : Wikimedia

« Pourquoi pas », comme demande Jean-Luc Nancy à propos de la fin de la philosophie, n’est pas la question que l’on attend à première vue ou à première écoute d’un philosophe. La philosophie en tant que telle, c’est-à-dire dans toute sa tradition, est gouvernée ou se gouverne par la question « pourquoi ? » et se déploie ou se réalise elle-même dans ses multiples réponses à cette question. Mais il est aussi vrai que cette philosophie n’en finit pas de finir : elle a toujours été habité plus ou moins silencieusement par la pensée que les « pourquoi » sont sans réponse. La philosophie n’a de privilège que son incertitude. C’est pourquoi, à la différence de la sagesse, elle ne cesse d’envisager sa propre fin. Philosopher sans cette incertitude sur la possible fin de la philosophie, c’est la précipiter. Philosopher c’est donc bien tenir face à l’intenable et tenir à l’intenable, ce qui veut dire penser et repenser, d’une manière incertaine, des problèmes vitaux qui sont aussi des problèmes existentiaux, à commencer par celui de la fin (de la philosophie, de la vie, de l’existence). Tenir face à l’intenable : tenir à la vie (ou à l’existence), au monde comme lieu de tout ce qui vit et existe sans vivre, tenir à la liberté. Donc tout simplement « tenir » : être fidèle, par philosophie, c’est-à-dire sans pourquoi ; et, pourquoi pas, être fidèle à la philosophie : savoir qu’elle peut finir et ne pas « s’en faire une raison »

Allons-nous nous tenir face à l’intenable ? Ou bien allons-nous continuer à nous satisfaire de notre pauvre autonomie philosophique ? Ou bien, pourquoi pas, en finir, ayant apporté la preuve (que personne ne demandait) d’une superbe, majestueuse et foisonnante inanité ? (1)


« Pourquoi pas », tel qu’il se glisse dans ce paragraphe d’introduction, est une demande qui n’est pas une question, qui n’est pas non plus un ordre ou une exigence, qui est bien plutôt une suggestion, ou l’expression d’une tentation. C’est l’ouverture d’un possible qui échappe à l’évidence et se présente sans s’imposer. Souvent, ce possible, on ne le voit pas passer, on a toujours plein de raisons (parce que ci, parce que ça) pour ne pas le voir. Mais penser, c’est toujours penser aussi sur le mode de ce « pourquoi pas » qui prend la tangente vis-à-vis de toute raison imposée ou établie, de toute décision définitive, une tangente que prend la philosophie (et tout autant la sagesse, la vie, ou l’existence) et qui la mène hors d’elle-même (d’elles-mêmes).


Finissons-en, arrêtons-nous là, pourquoi pas.

Continuons, pourquoi pas.

Recommençons, pourquoi pas.


Je recommence. « Pourquoi pas » n’est pas la question (qui d’ailleurs, n’en est pas une) que l’on attend à première vue ou à première écoute d’un philosophe. La philosophie en tant que telle, c’est-à-dire dans toute sa tradition, est gouvernée ou se gouverne par la question « pourquoi ? » et se déploie ou se réalise elle-même dans ses multiples réponses à cette question. Mais il est aussi vrai que cette philosophie « en tant que telle » n’en finit pas de finir : elle a toujours été habité plus ou moins silencieusement par la pensée que les « pourquoi » sont sans réponse, et qu’ils commencent des questions mal posées, qu’ils formulent de faux problèmes. Des raisons (y compris des raisons ultimes, des raisons « certaines »), on en a toujours, de multiples et de contradictoires, mais la vraie raison, la raison vraie, la vérité elle-même, ou la pensée, c’est que les raisons s’épuisent en s’énonçant et dévoilent alors ce qui est fondamentalement sans raison aucune. La raison ultime, c’est le Bien, dit le Socrate de Platon, tout vient et découle du bien, mais qu’est-ce que le Bien ? Eh bien je vais te le dire, mon cher Glaucon, puisque tu me poses la question, et comme je parle tout le temps du Bien, je serais bien ridicule si je ne te répondais pas clairement, eh bien le Bien, cher Glaucon, voilà ce que c’est : l’indéfinissable même, qu’on approche à peine par une analogie avec le soleil, lequel éclaire et produit toute chose, mais qui aveugle quand on le regarde ; si bien que je te déconseille, d’essayer de le regarder directement, le Bien comme le soleil : ne vas pas te brûler les yeux de l’âme, même si ce n’est que par analogie que je te parle (tout le temps d’ailleurs) de ces yeux-là.


La philosophie n’a donc jamais répondu à la question « pourquoi ? » Elle l’a bien plutôt toujours dépassée en posant d’autres questions qui énoncent autre chose que des raisons. Déjà, chez Platon, la vraie question est bien plutôt comme on vient de l’énoncer « qu’est-ce que » le Bien. Saisir ce qu’est un être (son essence), voilà le véritable enjeu, dont l’horizon est la saisie du Bien « au-delà de l’essence », et qui porte donc mal son nom, car au-delà de toute essence, il n’y a que l’être, indéfinissable, dont la vision de face est intenable. Voilà le « savoir absolu » pour parler comme Hegel : car le savoir absolu n’est pas la somme des raisons, la réponse à tous les « pourquoi » ; c’est la certitude que cela est (je vois un arbre, une maison) déployée ensuite dans toutes ses raisons, entraînant toutes les perspectives possibles (y compris morales, sociales, politiques) jusqu’à ce que l’on parvienne à la certitude que cela est, cet être s’étant au passage enrichi de toutes ces perspectives, qui sont autant de dimensions de l’expérience, et donc aussi du monde : l’art, les relations de pouvoir, les croyances, les conflits, les cultures… cela est ; et alors même que tout cela semble tenu par une logique, un système, il n’en est rien : car ce savoir absolu est savoir du fait que ce qui est dépasse toujours ce que l’on peut saisir et tenir par un concept (qui n’est que cela : une saisie), donc que le monde est contingence. Et c’est bien ainsi que la philosophie prend fin, se fermant logiquement pour s’ouvrir à ce qui survient d’une manière non-nécessaire, sans pourquoi. L’être est comme la rose, sans pourquoi, montre Heidegger pour marquer la fin de la métaphysique : la pensée de l’être est donc l’abandon de la question « pourquoi », et l’exigence de tenir sans elle, dans une relation à l’être tient face à l’intenable. Il y a en apparence bien d’autres manières de dépasser la question « pourquoi » : Nietzsche demande plutôt : qui affirme ceci et cela, et quelle stratégie de survie se cache dans les raisons qu’il énonce ? Et Comte : comment se lient les phénomènes ? Mais on en revient toujours à la contingence de la vie comme des lois : qu’il pourrait en être autrement, et que cependant cela est.


Cela signifie à première vue que la question « pourquoi » a été laissé par la philosophie à la science, celle-ci s’autonomisant donc progressivement vis-à-vis de la philosophie, qui d’elle-même est devenue de moins en moins « scientifique ». On pense même habituellement que c’est comme cela que la science a mis fin à la philosophie : en apportant de « vraies » réponses à tous les pourquoi. Cette opinion très commune est entretenue par les médias qui en appelle ainsi à de « vrais » experts, délaissant les philosophes, ou pire, estimant que l’on peut encore peut-être faire appel à des philosophes donnant des réponses « très générales » sur le « pourquoi général » des choses, sans trop y croire ; et il y a assez de pseudo-philosophes pour répondre à cet appel et entretenir, sans trop y croire (ou voulant seulement y croire) à cette illusion.


Habiter c’est à la fois tenir et faire tenir (un édifice, de la maison à la ville ou aux actuelles réalités urbaines qui excèdent de loin tout ce qui se nomme ville). Mais c’est aussi (et ainsi) tenir face à l’intenable, sous la forme de l’incernable, c’est-à-dire face à ce qui perdure à la fois avec l’homme et sans l’homme, qui dure en tout cas plus qu’une vie : c’est vivre en mortel dans un monde à la fois fragile et durable – se maintenir dans « l’expérience obscure de l’insistance imprévisible du monde » (Shaj Mohan).

Mais la pire des illusions est ailleurs : c’est de penser que la science elle-même répond encore à tous les « pourquoi ». Comme nous venons de le suggérer en parlant d’Auguste Comte, la science a acquis sa véritable autonomie en passant du pourquoi au comment : et savoir comment les phénomènes se relient, c’est aussi prévoir, non seulement au sens de la prévision, mais aussi de la prévention. C’est également de cette manière que la science s’articule le mieux avec la technique. Ne manquait alors, à ce positivisme encore dogmatique qui ne doute pas une seconde de la vérité des lois liant les phénomènes, une considération, acquise ensuite, de la valeur purement interprétative de ces lois ; autrement dit de la teneur historique, du statut incertain et de la multiplicité des théories, qui n’ont plus que comme horizon (mais l’ont nécessairement) la vérité scientifique. Tout cela est connu, bien connu, et pourtant, le malentendu concernant la science est toujours présent, il est même omniprésent dans cette période de pandémie. Comment se propage le virus, comment il rend malade et même tue, comment lutter médicalement contre sa propagation et ses effets, voilà ce qui est de l’ordre du débat médical, reste livré à une incertitude scientifique normale, et permet à la recherche technico-scientifique d’aboutir à la fabrication de vaccins. Pourquoi se faire vacciner, voilà cependant la grande question « actuelle », dont toute l’actualité tient au fait que le savoir scientifique n’en vient manifestement pas à bout. Soyons clairs : l’efficacité du vaccin contre la Covid-19, son « rapport bénéfices / risques », sont des données assurées scientifiquement : il n’y a même pas de débat médical sur ce point. Et pourtant les « raisons » de ne pas se faire vacciner, tout aussi non-scientifiques les unes que les autres, ne sont manifestement pas éliminées : pourquoi je ne ferais pas passer ma liberté individuelle avant les consignes médicales et politiques ? pourquoi je n’aurai pas le droit d’attraper le Covid et même de le transmettre, si je crois plus en ma liberté qu’en la science ? Et d’ailleurs, pourquoi croire en la science ?


La « liberté individuelle » n’est pas évoqué ici par hasard. Qu’elle se décline en ce que l’on croit être liberté de croyance, d’expression, ou d’action, elle est identique au droit d’énoncer ou de suivre n’importe quelle raison ou de n’en suivre aucune ; elle n’est donc autre que le célèbre « libre arbitre » qui consiste à pouvoir se rendre ou non à la raison, même évidente (l’évidence n’étant qu’une croyance plus forte que toute raison, donc sans raison). Ceux qui accumulent les motifs absurdes pour ne pas se faire vacciner font donc un usage extrême de cette faculté. Ils occupent sans le savoir (surtout en s’en fichant éperdument) une position non-philosophique à l’intérieur même du champ de la philosophie : alors que la philosophie recherche une vérité au-delà des raisons, et donc sans pourquoi, le libre arbitre affirme une volonté au-delà des raisons, sous la simple forme : « je fais (dis, pense, crois) ce que je veux ». La dissolution de toute exigence de vérité dans l’intériorité subjective n’est donc pas seulement un « mauvais usage » du libre arbitre qui attend d’être corrigé, ramené à la raison. C’est l’irrationalisme dans sa pire forme ; celle qui consiste, en un tout premier sens, à « se satisfaire de sa pauvre autonomie ».


Cela ne veut pas dire qu’on devient philosophe en renonçant à la liberté et à l’autonomie. Mais bien que celles-ci ne font sens que toujours rapportés non à soi mais à l’autre, donc en pensant l’autre comme l’au-delà de toutes les raisons. C’est bien ainsi que la théologie entendait donner son juste sens à la croyance, en dépassant le libre arbitre : je ne crois pas ce que je veux, car vouloir croire, ce n’est pas encore croire ; la croyance n’est possible que si elle est accordée par la volonté de l’Autre, donc par la grâce de Dieu. De même, je ne pense pas ce que je veux ; mais la pensée se sépare ici profondément de la croyance, pour autant que je ne pense pas par la grâce de Dieu : que ce n’est justement pas à lui que je pense, ni comme l’Auteur ou Raison du monde, ni comme Créateur dont je ne suis que la créature ; la pensée s’oriente donc vers un au-delà de toute raison qui est autre qu’elle-même sans que cet autre non-divin, dépourvu de toute volonté ou de toute omnipotence ; vers l’être, dirait Heidegger ; mais cela veut dire vers l’intenable, donc vers ce qu’on ne peut maîtriser, vouloir, saisir, ce face à quoi on ne peut que tenir.


Voilà pourquoi on ne philosophe vraiment qu’avec la pensée que la philosophie est incertaine et fragile, qu’elle pourrait en finir, pourquoi pas, qu’il suffit pour cela d’une mesure d’économie dans un Etat démocratique (et quel courant majoritaire viendrait défendre la philosophie ?), ou d’une poussée de l’autoritarisme, comme de la théocratie.

La première version de cet intenable, celle qui fait converger la philosophie et d’autres formes de sagesse telles qu’elles existent parfois depuis des millénaires dans d’autres endroits du monde, c’est l’être dans sa relation au néant, et plus précisément cette relation telle que nous la vivons comme êtres mortels. Vivre n’est pas une question de libre arbitre, mourir non plus : on peut faire, penser, croire ce que l’on veut, cela ne change rien au fait que nous sommes mortels. Face à la mort, surgit donc toujours un « pourquoi ? » scandalisé : la religion a dès lors sa réponse toute prête, « parce que Dieu le veut » ; on peut « adhérer » relativement à cette croyance pour des raisons culturelles ou familiales, on peut aussi vouloir y croire, on peut surtout vouloir croire qu’il y a une vie après la mort, mais pour y croire vraiment il faut être touché par la grâce. En dehors de ce cas, ce « pourquoi » est sans réponse. Il ne reste alors semble-t-il que la possibilité de tenir à la vie, sans raison : car non seulement la vie est sans pourquoi, mais elle n’est pas vraiment tenable, puisqu’elle est mortelle. Il est ainsi surprenant de voir à quel point les « antivax » en période de Covid, qui porte aux nues leur propre « liberté individuelle », dévoilent dans leur pseudo-justification (« peut-être » que le vaccin a des effets inconnus à long terme, « peut-être qu’il rend stérile, etc.) qu’ils tiennent sans aucune mesure à leur petite vie, d’une manière irrationnelle et aliénante : ils fuient la mort d’une manière incohérente, qui les prive de toute liberté de penser et de croire à autre chose qu’à – leur immortalité, ou directe, ou par le biais générationnelle (d’où la peur de la stérilité, toute trouvée, déjà présente). La philosophie à l’inverse converge avec d’autres types de sagesse dans son exigence de penser la vie dans l’horizon de son autre, la mort, donc de tenir à la vie tout en tenant face à la mort. Il se révèle alors qu’il n’y a pas de différence entre tenir face à l’intenable, tenir l’intenable, ne pas se satisfaire de sa pauvre autonomie, et pourquoi pas en finir.


Le bouddhisme est le plus radical sur ce point : celui-ci est bien une sagesse particulière et non une croyance, car sa pensée est qu’il faut en finir avec la vie, l’accomplir dans la mort en faisant tout pour ne pas renaître. La philosophie telle qu’elle est née en Occident a plutôt pris le parti de la vie, ou sous la forme quasi-religieuse de l’immortalité de l’âme et de la renaissance cyclique (Platon), ou sous la forme, plus autonome vis-à-vis de la croyance, d’un accueil constant réservé à la possibilité de mourir. Cette forme, c’est donc bien celle du pourquoi pas : il s’agit, comme dans le stoïcisme, de toujours se dire qu’aucune raison (et surtout pas la Raison du monde) ne s’oppose à la possibilité imminente de la mort, mais aussi et par là même de garder la liberté de se donner la mort si la vie n’est plus vivable ; et pas seulement parce qu’elle ferait trop souffrir : certes la vie n’est pas une raison que l’on puisse évoquer contre la souffrance, mais la souffrance n’est pas non plus une raison que l’on puisse évoquer contre la vie, si bien que mettre fin ou non à sa vie par souffrance est un choix toujours contingent, et respectable comme tel ; la liberté de se donner la mort n’est alors plutôt « sortie raisonnable » que dans une situation où elle est la seule liberté qui reste, c’est-à-dire quand la vie n’est plus libre, mais entièrement soumise à la pauvre autonomie d’un tyran (Sénèque et sa femme se coupent les veines dans un acte ultime de résistance contre Néron). La liberté dont nous parlons ici est donc déjà le contraire du libre arbitre, s’effondrant sur lui-même dans sa manière de s’accrocher irrationnellement à la vie individuelle ; mais elle est aussi déjà autonome dans sa manière de s’ouvrir à l’autre, d’exiger la liberté de tous ; il faut s’ouvrir à la mort pour s’ouvrir à l’autre mortel, c’est-à-dire tenir à la vie libre de l’autre autant ou plus qu’à la sienne.



Trojan horse in the art of Gandhara. British Museum. Image Credit : Wikimedia

Ce n’est donc pas du nihilisme, ce n’est pas la volonté d’en finir avec la vie (donc avec la volonté elle-même, se déchirant en chaque vivant et souffrant d’elle-même) si clairement exprimée par une pensée, celle de Schopenhauer, qui rompt consciemment avec la philosophie pour converger avec le bouddhisme. Le nihilisme n’ouvre pas de possibilités, il les accomplit toutes en les niant toutes ; et c’est à juste titre que Nietzsche le retrouvait dans tous les refus de la vie moins explicites et plus incohérents, parmi lesquels la croyance en une autre vie, ou même en une vérité détachée de la vie et pour laquelle celle-ci pourrait être sacrifiée. Le pourquoi pas dont nous parlons est plutôt l’affirmation vivante et vitale de la fragilité sans raison de la vie : c’est le « dangereux peut-être » dont parle Nietzsche lui-même, qui affronte l’incertitude elle-même, c’est le courage, mais sans sacrifice : on se sacrifie toujours pour une raison (Dieu, la Patrie, la famille, etc.) on tient à l’existence sans raison, ce qui fait que celle-ci est à la fois insacrifiable et finie.


La sagesse partage avec la religion la certitude d’un au-delà de la vie : ce qui Dieu (ou les dieux) pour celle-là est pour celle-ci ou la mort (dans le bouddhisme) ou l’ordre de la nature (dans le confucianisme par exemple) ou le Bien (dans toutes les sagesses, le Bien n’étant jamais que l’horizon indéfinissable d’un dépassement de la vie). La philosophie n’a de privilège que son incertitude. C’est pourquoi, à la différence de la sagesse, elle ne cesse d’envisager sa propre fin. Il en découle d’abord qu’elle est plurielle, chaque philosophie proclamant la fin des autres, au nom d’une vérité qu’elle est sûre d’atteindre avant qu’une autre philosophie ne la ramène à l’incertitude par une série de contre-arguments. Il en découle ensuite qu’elle ne cesse de proclamer, d’une manière plurielle, sa fin, au bénéfice de la science (Comte, Carnap), de l’économie (Marx), de la vie (Nietzsche), ou de la pensée (Heidegger). Il en découle enfin qu’elle se trouve prise dans une alternative : ou tenir face à l’intenable, c’est-à-dire se maintenir en envisageant la possibilité d’en finir, ou pourquoi pas en finir en effet, avec la philosophie elle-même, apportant par là même la preuve de son inanité ; mais nous disions plus haut que les deux termes de l’alternative sont indissociables ; autrement dit, elle est indécidable, elle est cet intenable qui doit être tenu.


Philosopher sans cette incertitude sur la possible fin de la philosophie, c’est la précipiter. On peut en effet « faire de la philosophie » en se choisissant un sujet (le schématisme transcendantal chez Kant, la souveraineté chez Foucault et/ou chez Derrida) et avec des visées d’avenir : faire une thèse (un PhD), devenir un spécialiste de Kant, Foucault ou Derrida, en faire son métier, de même qu’un PhD sur les escargots est la voie pour devenir chercheur dans le domaine des escargots. Le choix que l’on fait alors de « sa » philosophie est alors soumis à la pauvre autonomie du libre arbitre : on aurait pu choisir Foucault à la place de Kant ; mais cette autonomie est bien la plus pauvre, d’abord parce qu’elle consiste à se soumettre d’emblée à un auteur qui n’en demandait pas tant (Kant, on le sait, disait qu’il fallait apprendre à philosopher et non apprendre la philosophie, Foucault avait horreur des commentaires et on ne cesse de le commenter, Derrida insistait sur la singularité et l’effacement de toute signature) ; ensuite parce qu’elle est (Bourdieu l’a montré d’une manière caustique) sociologiquement déterminée : seule l’élite des étudiants s’oriente vers des sujets en vogue, porteurs d’avenir (de leur avenir) tandis que les autres prennent des chemins de traverse qui leur interdisent bientôt la voie étroite (élitiste) de la philosophie professionnelle ; enfin parce qu’en faisant de la philosophie ainsi on participe à sa fin telle qu’elle est envisagée ou voulue hors de la philosophie : les Etats, l’Université, les ministères de l’éducation nationale, pourraient vivre sans ; ils tendent justement à faire de la philosophie une discipline comme une autre, ce qui est aussi la meilleure manière de pouvoir déjà sans passer, en particulier parce qu’elle n’est pas comme une autre : elle est incertaine, elle ne tient rien de tenable. Voilà pourquoi on ne philosophe vraiment qu’avec la pensée que la philosophie est incertaine et fragile, qu’elle pourrait en finir, pourquoi pas, qu’il suffit pour cela d’une mesure d’économie dans un Etat démocratique (et quel courant majoritaire viendrait défendre la philosophie ?), ou d’une poussée de l’autoritarisme, comme de la théocratie.


Philosopher c’est donc bien tenir face à l’intenable et tenir à l’intenable, ce qui veut dire penser et repenser, d’une manière incertaine, des problèmes vitaux qui sont aussi des problèmes existentiaux, à commencer par celui de la fin (de la philosophie, de la vie, de l’existence). Autrement dit, il y a une sorte d’urgence intra-philosophique à ne plus faire une différence à laquelle Heidegger tenait tant, celle de la vie et de l’existence. Son argument était que seul un être qui se sait exister pour un temps fini et dans l’immanence de la mort n’est dans le monde qu’en étant déjà hors de lui, le retrouvant ainsi comme horizon de tous les possibles : seul cet être ex-iste, se tient dehors, face à l’intenable, et se différencie ainsi des autres vivants qui ne font que survivre et crever. Mais d’une part, et c’est bien déjà ce qu’affirmait le second Heidegger, il n’y a pas de réel privilège d’une telle existence : elle ne fait qu’ouvrir à ce qui n’est pas elle, elle est tout entière dans la pensée de ce qui existe hors d’elle, elle est donc pensée de l’être et du monde et non exaltation d’une liberté existentielle qui sombrait quelque part entre le solipsisme et le sacrifice à la Patrie allemande ; d’autre part, la différence entre la vie et l’existence n’a finalement abouti qu’à une scission déséquilibrée à l’intérieur de l’institution philosophique, la minorité heideggérienne se débattant sans succès face à la vague des philosophies de la vie (bergsonisme, critique de la biopolitique, care, etc.). Il y a dans ce combat asymétrique, où les plus forts n’ont pas forcément tort, quelque chose de vain, et avec quoi il faut en finir : car si l’existence ne coïncide pas avec la vie, c’est simplement au sens où l’être ne vit pas – ce qui signifie aussi qu’il se manifeste en une profusion d’êtres qui existent sans vivre : des étoiles et des planètes, des montagnes et des fleuves, etc. Et c’est aussi à tout cela qu’il faut s’ouvrir, le temps d’une vie, pour autant que cette vie pense ; à cette « nature » qui nous précède, nous excède, qui résiste encore à toute « auto-réalisation » de l’homme dans un monde purement humain, donc à toute fermeture de la pensée sur elle-même. (2) Cette résistance (au sens physique bien évidemment) de la nature unit la plus grande force (celle des catastrophes dites « naturelles », mais qui implique aussi toujours des facteurs techniques) et la plus grande fragilité : car les techniques qui ont fini de trouver dans le positivisme scientifique (le « comment » adressé à la nature) la possibilité d’une autoréalisation sans limites pourraient mettre fin à la nature telle qu’elle est, quitte à ce qu’elle continue dans une forme non compatible avec la survie de l’humanité ; l’autoréalisation de cette dernière n’aura alors eu pour conclusion que son auto-anéantissement : pourquoi pas.


Donc tenir à soi et par soi. Mais aussi, on l’a vu, tenir à l’autre, dans l’accueil et l’exigence du droit infini à la singularité : pas de tenue (stasis) sans cette anastasis qui est « passion de la non-homogénéité » (Divya Dwivedi). Donc aussi aimer.

C’est dire que sans se confondre avec les sciences environnementales, occupées à déterminer comment l’homme influe sur cette nature et comment faire pour qu’il ne détruise pas ses conditions de survie, ou celle de la plupart des autres espèces vivantes, la philosophie ne peut que s’engager avec tout le poids de son incertitude dans une thématique écologique qu’elle a fait naître à sa manière, en soulignant l’aspect transitoire et fragile de toute manière d’habiter le monde. Habiter c’est à la fois tenir et faire tenir (un édifice, de la maison à la ville ou aux actuelles réalités urbaines qui excèdent de loin tout ce qui se nomme ville). Mais c’est aussi (et ainsi) tenir face à l’intenable, sous la forme de l’incernable, c’est-à-dire face à ce qui perdure à la fois avec l’homme et sans l’homme, qui dure en tout cas plus qu’une vie : c’est vivre en mortel dans un monde à la fois fragile et durable – se maintenir dans « l’expérience obscure de l’insistance imprévisible du monde » (Shaj Mohan). (3) Et c’est bien cela qui attend d’être développé philosophiquement, non plus simplement sous la forme d’une « relation au monde » entièrement focalisée sur la finitude de l’existence, mais sous la forme d’une description du monde impliquant cette finitude : la philosophie se doit donc aujourd’hui d’être aussi géographique qu’écologique, ce qui veut dire aussi qu’elle est déjà politique.


Ouvrir le lieu que l’on habite au dehors qui le cerne tout en demeurant incernable, donc à la fois le met en danger et le différencie d’une prison inhabitable, c’est en effet aussi souligner sans céder l’exigence de l’accueil, attendant toujours l’autre et attendant tout de l’autre, donc l’exigence de l’hospitalité, du cosmopolitisme, et de l’universalisme « latéral » impliquant dans toute pensée des pensées des autres lieux du monde (aux antipodes de l’universel s’autoréalisant sous la forme de la « culture » et des « valeurs » coloniales). Et cet accueil de l’autre, c’est encore la condition d’une vraie liberté. Celle-ci se manifeste donc aussi – et même d’abord comme résistance : la philosophie se dresse contre le relativisme sans raison de ce que l’on nomme la « liberté individuelle », mais aussi bien contre l’excès de pouvoir de cette liberté, telle qui se manifeste dans la souveraineté.


Le souverain, c’est en effet toujours celui qui décide sans raison, au-delà de toutes les raisons, et cependant pour tous ; c’est ainsi que le libre arbitre devient source de l’ordre, dans les deux sens du terme : organisation politique et commandement arbitraire. Il faut peut-être toujours quelqu’un qui décide ainsi, car l’accumulation des raisons d’agir dans un sens ou dans un autre n’emporte en elle-même aucune décision et donc aucune action ; c’est ce que dit Hegel, c’est ce que l’on a retrouvé au cours de la pandémie sous la forme d’une différence entre les scientifiques et le politique (non les politiques : mais bien le souverain), les uns conseillant l’autre, qui ainsi « assume la responsabilité » de décider sans savoir. Mais (toujours Hegel) cette responsabilité confondue avec l’arbitraire est bien la plus pauvre : elle est à la fois la plus inéluctable et la plus dénuée de sens. Elle n’a donc de valeur que si elle est hétéronome, que si elle puise tout son contenu à la fois dans une organisation qui diffère d’elle (des institutions politiques articulant compétences et décisions) et dans ce qui diffère de toute organisation, à savoir le peuple tel qu’il est et tel qu’il existe : le peuple s’exprimant librement, se manifestant, résistant sans violence à l’arbitraire de la souveraineté, affirmant ainsi que sa simple existence a une valeur, qu’elle est la valeur, et vaut ainsi infiniment plus que tout ordre. Ainsi, autant il est absurde aujourd’hui de refuser le vaccin contre la Covid au nom de sa « liberté individuelle », qui ne vaut ni plus ni moins que celle du souverain donnant l’ordre de se faire vacciner, autant il est légitime de refuser ce qu’il y a d’arbitraire dans cet ordre, énoncé quasiment du jour pour le lendemain, en contradiction avec des décisions antérieures (« il n’y aura pas d’obligation vaccinale »), s’inscrivant enfin dans une suite d’ordres maltraitant le travail du Parlement et méprisant l’opinion publique.


En plaçant toujours, avec le peuple, la liberté au-delà de l’ordre, la philosophie résiste au nom de la liberté de tous, donc non de la somme des « libertés individuelles », mais de la multiplicité des libertés singulières. Car le singulier n’est pas l’individu ; il ne se définit non par sa capacité à suivre n’importe quelle raison ou aucune, mais par le fait qu’il vit ou qu’il existe, et qu’il a le droit à une vie ou une existence autonome (donc aussi non-politiques). Résistante, la philosophie est donc à la fois d’essence démocratique et « d’essence anarchiste » (Jean-Luc Nancy) : elle refuse de soumettre la liberté de chacun à la souveraineté comme principe d’ordre. Cela veut dire aussi qu’elle est consciente de ce qu’il y a de fragile, et même d’intenable, dans la démocratie comme anarchie : un peuple ne peut réellement se passer d’institutions, de centres de pouvoir, et même de souverain, et ce pouvoir a toujours la possibilité de mettre fin à la démocratie, pourquoi pas ; il peut même être soutenu alors par la majorité du peuple, aussi arbitraire que le souverain au moment même où elle l’élit : ainsi l’argument dernier de ceux qui ont voté ou se préparent à voter pour Marine Le Pen en France, est qui pourrait bien être aussi l’argument majoritaire, est justement « pourquoi pas ». Face à l’aspect absurde de tout vote démocratique tuant la démocratie, face à sa fréquence et à son éventualité toujours présente, les raisons sont impuissantes, et encore plus l’appel vide à la raison qui résonne dans « les valeurs de la République » : ne vaut que la résistance active contre l’oppression, que la philosophie a formulé, qu’elle demande toujours mais qu’elle ne peut évidemment mener seule, hétéronome vis-à-vis de ceux qui d’eux-mêmes affirment la seule valeur qui soit en politique : ceux qui se manifestent comme peuple en défendant collectivement le droit à l’existence de chacun. Et qu’importe ici, comparée à l’infinité de cette valeur, le pauvre mépris des souverains (Sarkozy, Macron) rappelant après chacune de ces manifestations qu’ « il n’y avait pas beaucoup de monde ».


La philosophie à l’inverse converge avec d’autres types de sagesse dans son exigence de penser la vie dans l’horizon de son autre, la mort, donc de tenir à la vie tout en tenant face à la mort. Il se révèle alors qu’il n’y a pas de différence entre tenir face à l’intenable, tenir l’intenable, ne pas se satisfaire de sa pauvre autonomie, et pourquoi pas en finir.

Tenir face à l’intenable : tenir à la vie (ou à l’existence), au monde comme lieu de tout ce qui vit et existe sans vivre, tenir à la liberté. Donc tout simplement tenir ; donc non seulement résister politiquement, mais simplement résister – alors qu’on pourrait céder, pourquoi pas. Tenir à ce que ni la politique ni la technique ne peuvent enlever à l’existence, sa singularité à chaque fois posée et exposée, laquelle se manifeste en résistant à toute injonction à la mobilité, toute mobilisation générale. Donc tenir à soi et par soi. Mais aussi, on l’a vu, tenir à l’autre, dans l’accueil et l’exigence du droit infini à la singularité : pas de tenue (stasis) sans cette anastasis qui est « passion de la non-homogénéité » (Divya Dwivedi). (4) Donc aussi aimer. L’amour ne reste ce qu’il est, à savoir désir, que s’il est hanté par la tentation d’un autre que l’autre (pourquoi pas) qui fait qu’à chaque fois on se sent comme être désirant, à la fois autonome et hétéronome, non dépendant d’un autre qui dépendrait de soi (dans cette hétéronomie réciproque qui par sa réciprocité même, vaudrait en tant que tel et quel que soit l’autre, et en cela contredit l’amour) mais amoureux d’un autre singulier, irremplaçable sans raison. On tient aussi à l’amitié parce qu’elle pourrait finir, et les raisons se présentent alors en foule (parce que c’est toujours moi qui appelle, parce qu’il ou elle ne parle que de lui ou d’elle, ou a oublié mon anniversaire, etc.) et cependant l’amitié demeure au-delà de ces raisons, dans l’attention calme et sans désir à la singularité de l’autre (ce que l’on nomme, sans plus de complément, l’attention). Tenir : être fidèle, par philosophie, c’est-à-dire sans pourquoi ; et, pourquoi pas, être fidèle à la philosophie : savoir qu’elle peut finir et ne pas « s’en faire une raison ».



 

NOTES


1. Jean-Luc Nancy, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée » in Philosophy World Democracy vol. 2 n°7, 15 juillet 2021, https://www.philosophy-world-democracy.org/other-beginning/la-fin-de-la-philosophie


2. Ibid.


3. Shaj Mohan, « And the Beginning of Philosophy », in Philosophy World Democracy vol. 2 n°7, 16 juillet 2021, https://www.philosophy-world-democracy.org/other-beginning/and-the-beginning-of-philosophy


4. Divya Dwivedi, « Nancy’s Wager », in Philosophy World Democracy vol. 2 n°7, 16 juillet 2021, https://www.philosophy-world-democracy.org/other-beginning/nancys-wager


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