top of page

Penser au-delà de l’identité : philosophie et sciences

29 June 2022

Penser au-delà de l’identité : philosophie et sciences
PHILOSOPHY

Constraints Closure, Marie Chollat-Namy ; Crédit d’image : reçu

Ce texte est le séminaire public donné le 31 mai à l'École Normale Supérieure de Paris. Les sciences se sont écartées de la philosophie. Si la philosophie est entrée en stasis et se porte vers un nécessaire Autre Commencement de la Philosophie, alors les sciences aussi sont à un autre commencement. L'Anastasis des sciences exige une enquête sur la persistance des concepts théologiques en leur sein et en même temps la découverte de nouveaux principes par lesquels les sciences peuvent recommencer de telle manière qu'elles soient libérées des fardeaux métaphysiques. Les homologies d'un autre commencement des sciences sont déjà visibles dans les crises conceptuelles, y compris dans les concepts de singularité en physique et d'immunité en biologie. Pour commencer à nouveau, une épistémologie bâtarde est proposée comme nouveau rapport entre les sciences et la famille bâtarde de la déconstruction.

« […] pourquoi pas, en finir, ayant apporté la preuve (que personne ne demandait) d’une superbe, majestueuse et foisonnante inanité ? » (1) Cette ultime phrase du texte de Jean-Luc Nancy, si terrible lorsqu’on la prend au sérieux, pourrait tout aussi bien s’adresser aux sciences qu’à la philosophie – étant entendu que les sciences, dans leur capacité de compréhension de phénomènes, sont dans une situation historique tout aussi délicate que la philosophie car à elles se substituent subrepticement des approches purement technologiques. Pour Bernard Stiegler (2), les scientifiques ne font plus de science et la science ne pænse plus. À la fin de la philosophie soulevée par Jean-Luc Nancy s’articule donc aussi la fin des sciences, et si nouveau commencement des sciences il doit y avoir, alors il vient avec le commencement de la philosophie. En ce sens, et pour paraphraser Divya Dwivedi en la détournant, nous sommes dans les jours les plus jeunes des sciences (3) – et ceci n’a de sens qu’avec la philosophie. Que signifie ce nouveau commencement pour les sciences ? En un mot, sortir de la méthode visant à produire des cadres clos sur eux-mêmes, qui, s’ils ont leurs mérites, entravent la compréhension des phénomènes dans leur historicité et contextualité, bref sortir de la logique pernicieuse de l’identité dans la théorisation scientifique. De plus, sortir de ces cadres clos signifie réintégrer, le cas échéant, les personnes concernées dans le travail scientifique.

Les enjeux pour les sciences sont ici congruents avec ceux de la philosophie tel que présentés dans le texte de Shaj Mohan (4) : la question de l’expérience obscure – l’incertitude de la permanence du monde réapparaît lorsque ce dernier n’est pas régi par des lois mathématiques –, le questionnement de la logique de l’identité – et comment produire un discours scientifique qui puisse surmonter cette logique ? –, et la question de nouvelles facultés, très concrètement, pour la pratique des sciences.

Aborder ces questions, et aussi bien, répondre à ce que l’on appelle généralement l’Anthropocène, requiert un certain nombre de gestes à la fois philosophiques et théoriques – à mon sens en science les deux choses ne peuvent être disjointes. Insistons sur deux aspects qui sont entremêlés. Il s’agit à la fois de l’activité de théorisation sui generis, d’une part, et d’autre part de son contenu, notamment les schémas conceptuels et épistémologiques que la théorisation mobilise.

L’élaboration théorique en science a eu plusieurs moments historiques que l’on peut décrire à très grands traits – suffisants pour notre propos. Dans un premier moment, qui inclut notamment Galilée et Descartes, la description mathématique des phénomènes est in fine garantie dans sa véracité par Dieu ; elle s’adosse fondamentalement à une théologie. Cela est illustré par l’idée que la nature serait un second livre d’origine divine, le premier étant la Bible, qu’il nous reviendrait alors aussi de lire. Chez Descartes, et en un sens aussi dans le cadre de Newton, apparaît de plus l’idée d’une clôture mathématique de cette description sur elle-même, qui suppose aussi la capacité à cerner l’identité des phénomènes à travers ces descriptions comme le soulignait Shaj Mohan dans notre séminaire privé. (5)

Kant (entre autre) a bien sûr déplacé considérablement cette perspective, mais c’est plus ici le moment de la fin du XIXième et du début du XXième qui m’intéresse par son activité scientifique. Ce moment est caractérisé en physique par la diffraction du cadre classique en une multiplicité d’autres perspectives théoriques (thermodynamique, relativité restreinte et générale, mécanique quantique, puis physique quantique des champs, entre autres). Ce moment fut habité par la combinaison du sérieux de la théorie où survit l’investissement théologique, tout en intégrant des perspectives épistémologiques plus fines, notamment en donnant un rôle explicite à l’observateur – rôle divers suivant les théories. Dans leurs structures, ces cadres théoriques ont néanmoins conservé l’idée et la méthode consistant à concevoir l’objet physique par une structure mathématique donnant la structure causale du phénomène de manière exhaustive – en incluant dans certains cas de l’aléatoire sous forme de probabilités, mais en posant alors que cet aléatoire est tout ce qui peut être dit du phénomène.

Dans cette période, notamment la première moitié du XXième, apparaît néanmoins et aussi l’idée de chercher et de travailler les limites intrinsèques à ces cadres mathématiques. À l’interface avec la logique et autour de la question des fondements des mathématiques, il s’agit bien sûr des théorèmes de Gödel, mais la physique n’est pas en reste avec les transitions de phases, les singularités de la mécanique quantique des champs, ou même les trous noirs. En physique, ces résultats négatifs, comme le dit Giuseppe Longo, (6) sont des limites intrinsèques à la clôture causale d’un cadre physico-mathématique qui interviennent typiquement par l’apparition de l’infini dans le fini, l’infini pouvant engendrer – mais pas toujours, pensez à Zénon ou à la géométrie projective – la rupture de la capacité du cadre à comprendre les phénomènes ayant lieu. Alors les physiciens sont amenés à changer de cadre théorique, de mathématiques, et d’objet pertinent pour traiter ces singularités.


La période actuelle est caractérisée par le déclin de l’activité de théorisation, je ne vais pas en discuter les raisons ici, elles ont été travaillées dans un numéro spécial de Philosophy World Democracy, tant par des scientifiques comme Ana Soto (7) et Giuseppe Longo (8) que des juristes comme Alain Supiot. (9) Mentionnons tout de même que ce déclin correspond à une sorte de nihilisme découlant du retrait de la base théologique des anciennes motivations théoriques, comme si la théorisation ne pouvait survire sans cet ancrage – et, incidemment, ce n’est pas pour rien que les travaux théoriques restant, notamment en biologie, sont actuellement en bonne partie financés par la fondation Templeton, qui a un agenda théologique. Conjointement, ce déclin de la théorisation correspond à une mise au premier plan des développements technologiques et de leurs promesses, comme canal principal de financement de l’activité scientifique. (10) On voit ici la pertinence de l’analyse d’Heidegger – quand bien même l’enjeu est précisément d’en sortir. Plus encore, dans cette situation, sans activité intellectuelle tissant et retissant des liens entre les phénomènes observés, l’activité scientifique est balkanisée en disciplines de plus en plus spécialisées, prolétarisées par l’utilisation de dispositifs technologiques commercialisés comme boites noires. Les cadres théoriques anciens sont mort-vivants, notamment en biologie, où l’accumulation de contradictions théoriques et empiriques demanderait des changements théoriques majeurs. Or ces changements ne se produisent plus, car la capacité à manipuler les concepts s’est effondrée – nous retrouvons ici la prolatérisation et la dénoétisation décrite par Stiegler, mais il s’agit aussi du gouffre qui s’est installé entre sciences et entre science et philosophie. À l’opposé, la « hype » des changements technologique suffit presque entièrement à justifier les demandes de financement – parfois même contre d’autres projets comportant, eux, des enjeux scientifiques clairement articulés.



D. Dwivedi et M. Montévil; Crédit d’image : Philosophy World Democracy.

L’immunologie est dans cette situation d’insuffisance théorique (11). Les concepts de soi et de non-soi sont des concepts mort-vivants, issus notamment de techniques particulières comme la vaccination ou la greffe, et d’une théorisation par Burnet appelée théorie de la section clonale (12). Ce cadre pose que l’immunité acquise provient a) de la production de lymphocytes ayant une diversité de récepteur et b) de la sélection de certains de ces variants, sensibles aux antigènes rencontrés.

Attardons-nous un instant sur le schème théorique mobilisé ici. Il est fort similaire à celui de la sélection naturelle en génétique des populations – « expliquant » les adaptations – et aux modèles néoclassiques en économie – « expliquant » l’allocation optimale des ressources. Dans ces trois cadres, il y a une diversité initiale, aléatoire, et ce qui rencontre un « marché » (des antigènes ici), est amplifié, conduisant mécaniquement à remplir la fonction désirée – ici, une amplification de la population de cellules avides pour cet antigène, et ainsi de la réponse immunitaire pour le pathogène putatif. Ces trois cadres sont caractérisés par l’idée d’un mécanisme permettant de clore le raisonnement sans s’attarder sur les spécificités de telle ou telle situation, par exemple ce que fait tel ou tel pathogène ou micro-organisme. Or cette clôture est problématique, dans tous les cas sus-mentionnés, et notamment dans celui du système immunitaire. Par exemple, elle ne permet pas de saisir le rôle des adjuvants nécessaires à bon nombre de vaccins et dont le rôle est tout à fait mystérieux dans la théorie de Burnet – certains antivax greffent d’ailleurs leurs discours sur ce mystère. En fait, et de manière générale, la réponse immunitaire est beaucoup plus forte lorsque les tissus sont irrités d’une manière ou d’une autre. La théorie alternative de Poly Matzinger part de ce constat pour affirmer que le système immunitaire ne répond pas tant à ce qui est étranger qu’à ce qui stresse les cellules et tissus (13) et alors la distinction entre le soi et le non-soi s’effrite.

Mais ce qui met encore plus à mal cette distinction, c’est l’interpénétration entre l’organisme au sens traditionnel et le microbiome, les micro-organismes présents notamment dans le système digestif dans le cas des bilatériens (dont nous sommes). L’étroitesse de cette relation n’a été que très récemment observée, car distinguer les bactéries requiert les techniques modernes de séquençage. À titre d’exemple, une étude (14) trouve que 34% des métabolites présents dans le sang dépendent du métabolisme du microbiome. Dans ce contexte, la fonction du système immunitaire change, il forme un système intégré avec le microbiome, et ces deux composantes s’entre-régulent – de ce fait le système immunitaire contribue à réguler tout ce à quoi le microbiome participe, ce qui inclut aussi bien la digestion que le développement cérébral chez l’humain. L’identité des organismes devient alors fondamentalement composite, et certains biologistes comme Scott Gilbert parlent d’holobiontes (15) : plutôt qu’issu de la seule prolifération de la cellule œuf – origine qui donnerait son identité à l’organisme –, l’organisme, y compris humain, est comparable conceptuellement au lichen en ce que ce dernier est la symbiose irréductible d’une algue et d’un champignon.

Mais qu’est-ce alors exactement que le système immunitaire ? S’il a été d’abord défini par une fonction spécifique – lutter contre des micro-organismes pathogènes, à la suite de la théorie des germes notamment défendue par Pasteur – il a ensuite été associé à des types cellulaires spécifiques – macrophages, lymphocytes, etc. Il s’agirait alors de définir le système immunitaire comme homologie au sens de la biologie, c’est-à-dire des parties ayant une origine historique commune. Mais alors cette définition laisse libres les variations fonctionnelles que peuvent connaître ces parties. Ce point est théorique et épistémologique, mais il a bien un versant empirique. Les fonctions des cellules immunitaires sont en effet forts diverses. Par exemple, les macrophages phagocytent des cellules mortes et évitent ainsi des dommages sur les tissus – car certaines cellules contiennent dans leurs organites de nombreuses substances toxiques si elles étaient libérées. Plus encore, certains lymphocytes du calamar luminescent Euprymna scolopes sécrètent des nutriments pour les bactéries responsables de cette luminescence – fonction nourricière bien plus que policière. Alors, définir l’identité de l’organisme à partir du système immunitaire et de la pureté originelle de la cellule œuf est une impasse. De fait, le système immunitaire n’a lui-même pas d’identité bien définie, dans cette oscillation entre raisonnements historiques et raisonnements fonctionnels, systémiques. Et le problème se repose mutadis mutandis pour les autres approches visant à fixer l’identité des êtres vivants (métabolique, évolutives, …).

Nous voyons ici comment les tentatives d’isolation fonctionnelle, comme l’écriraient Mohan et Dwivedi, (16) sont en biologie des forçages qui se heurtent au caractère fondamentalement historique et « protéotélique » des phénomènes, c’est-à-dire, à la plasticité des fonctions qu’une partie peut effectuer. De manière générale, les tentatives pour définir les objets biologiques par l’invariance de leurs relations, comme en physique, ne peuvent tenir car elles sont incompatibles avec les multiples bricolages, exaptations, et retournements de situation que le vivant a produit dans son histoire et continue de produire (17). Or ce sont bien ces invariances définissant les relations causales, structurées par des symétries, qui permettent de poser, en physique, la clôture mathématique et causal des phénomènes au sein d’une théorie. Sans ces invariances et symétries, l’idée de clôture mathématique et causale devient l’apposition arbitraire d’une métaphysique, voire d’une théologie, sans chair scientifique.


À l’opposé d’un point de vue épistémologique, les approches historiques comportent une certaine ambivalence. Par exemple, certains auteurs posent que le sens d’une partie pourrait se trouver dans son origine, c’est le cas par exemple dans l’interprétation étiologique des fonctions : un trait a une fonction lorsqu’il a été sélectionné à cause de ses conséquences. Pourtant, ces conséquences peuvent ne plus être en acte au profit de quelque chose de nouveau sur lequel la sélection naturelle ne peut rien dire. L’approche fondée sur l’origine historique se heurte tout d’abord aux changements qui ont lieu depuis ce passé et qui peuvent nécessiter une réinterprétation biologique des parties d’intérêt. De plus, elle ne prend pas en compte les relations systémiques qui sont pourtant nécessaires pour comprendre les agencements fonctionnels (ou disrupteurs) du vivant, a fortiori lorsque ces derniers sont nouveaux.



Artiste au travail, Clément Herrmann (http://www.clem-art.com); Crédit d’image: Philosophy World Democracy

La biologie est donc en quelque sorte dans une stase, bloquée entre des approches physicalistes (méthodologiquement), surdéterminant leurs objets car les abstrayant de leur histoire et des approches historiques négligeant le présent et l’avenir au profit du passé. En biologie, les approches physicalistes trouvent en général leur réalisation ultime en analysant une partie indépendamment du reste de l’organisme, voire en trouvant un système abiotique reproduisant certains aspects de la partie concernée – méthode permettant de soustraire presque entièrement l’analyse de l’historicité du vivant, presque entièrement car ils s’agit souvent d’agencements qui n’apparaissent pas spontanément et dépendent de l’activité humaine, et en ce sens ils dépendent d’un point de vue génétique de l’activité du vivant. À l’opposé, d’autres approches, conséquentes épistémologiquement, tel que la classification phylogénétique du vivant, se basent sur le commencement historique des lignées comme invariant – le passé comme invariant – mais stipulent que, de cette analyse, aucune déduction en principe ne peut être effectuée quant au présent (même si des suppositions éclairées sont bien sûr possibles).

La biologie moléculaire est alors, en un sens, une tentative avortée et inconséquente d’accommoder ces deux épistémologies. En un mot, l’ADN est le résultat de l’histoire évolutive, mais au niveau de l’organisme, il joue le rôle de premier moteur immobile, origine de toutes les propriétés de l’organisme et lui conférant son identité. Alors les biologistes travaillent autour de cette origine pour identifier quelques relations – restant toutefois limitées au niveau moléculaire et à quelques corrélations avec d’autres niveaux, car cette méthode est dépourvu à la fois d’un point de vue systémique (concept distinct de celui d’un acteur privilégié) et d’une réelle historicité (car cette dernière s’efface lorsque l’origine défini les propriétés de l’objet : en biologie moléculaire, au niveau de l’organisme). Encore une fois cette perspective se maintient non par absence de contradictions mais car elle génère une cascade biochimico-technologique permettant d’étudier toujours de nouvelles relations moléculaires, quand bien même la raison amenant à privilégier ce niveau – l’ADN comme premier moteur immobile – a disparu.


Pour surmonter ces difficultés, et sans entrer trop avant dans les détails (18), je soutiens qu’il faut théoriser sur la base d’une épistémologie bâtarde, définissant ses objets sans mobiliser de clôture causale formelle et sans repousser vers leur origine le sens des phénomènes qui se présentent. Pour la biologie, il s’agit d’articuler à la fois l’historicité fondamentale du vivant et ses dimensions systémiques. Il y a ici tout un monde épistémologique et théorique à concevoir, et un rôle renouvelé pour les mathématiques à trouver, dans lequel le calculable pour ce qui est du vivant – y compris humain – trouve sa juste place – limitée mais aussi enrichie par de nouvelles facultés. Ainsi, j’ai argumenté avec Giuseppe Longo qu’il faut inventer de nouvelles mathématiques pour le vivant et avec Matteo Mossio que ces mathématiques doivent faire intervenir des symboles n’ayant pas de définition formelle.



The Overthinker, FALCO ; Crédit d’image: Philosophy World Democracy

C’est sur cette base épistémologique que l’on peut avoir une compréhension plus profonde des enjeux de l’Anthropocène pour le vivant, et la disruption du vivant ayant lieu du fait des développements technologiques. La disruption, à mon sens est l’introduction d’aléatoire dans un système organisé par l’histoire (19). Elle permet de comprendre des pathologies du système immunitaire, comme les allergies et maladies auto-immunes, par le changement de notre milieu chimique et microbiologique. La même logique s’applique au cas des endocrine disruptors – les substances interférant avec l’action des hormones, régulant notamment le développement cérébral et celui des systèmes reproducteurs – les hommes ont perdu plus de 50 % de nos spermatozoïdes en 50 ans. À un autre niveau, le changement climatique engendre la disruption des relations écosystémiques, de sorte que les gobemouches sont décimés par la faim lorsqu’ils éclosent avant leurs proies, ou les pollinisateurs se retrouvent fort dépourvus lorsqu’ils commencent leurs activités printanières avant la floraison des plantes qu’ils butinaient. À un autre niveau encore, le concept de disruption permet de comprendre pourquoi l’immixtion des écrans dans la vie des bébés et très jeunes enfants conduit à des enfants qui ne perçoivent pas les objets comme objets, qui ne sont pas dans le langage et qui ignorent leurs parents – étant privés des relations nécessaires, et si aucune bifurcation ne se produit, ils n’entrent pas dans la communauté humaine.

Dans ce dernier cas, ce sont les conditions de possibilité de toute philosophie, de toute science et de toute société qui sont ici disrompus. La période actuelle est critique à ce sujet car pendant les confinements décidés lors de la période du COVID-19, le danger s’est accru, mais aussi la conscience de ce danger.


Avec une épistémologie imitant celle de la physique, où il y aurait une clôture des phénomènes permettant de définir l’objet indépendamment de son historicité et de son contexte, les acteurs d’un territoire et le travail collectif – qui contribuent à cette historicité – n’aurait finalement qu’un rôle résiduel. C’est typiquement le point de vue dominant en sciences cognitives, et qui va tant avec la promotion de logiciels dit éducatifs qu’avec l’approche dominante en santé publique : l’information et l’injonction – lesquelles arrivent de toute façon toujours trop tard du fait de la rapidité des changements technologiques comme le soulignait Bernard Stiegler. (20)

La compréhension de ce phénomène implique à la fois l’histoire – biologique, sociale et technique – et de considérer des systèmes – biologiques, sociaux et techniques. Si l’on pense le biologique, le cérébral mais aussi le psychologique et le social avec une épistémologie bâtarde, nous avons une base saine pour articuler ces éléments mais aussi pour intégrer les acteurs concernés en rendant justice à chacun de ces éléments. Je travaille sur cette question de la parentalité et des écrans à Saint-Denis, une ville populaire de la banlieue parisienne, travail initié avec Bernard Stiegler, Marie-Claude Bossière, Pédopsychiatre, Anne Kunvari, coordinatrice, et impliquant des parents, notamment Hakima Yacouben, et des professionnelles du soin (du care) de la PMI Pierre Semard, et se plaçant dans ce que Stiegler appelait la recherche contributive. Ce travail mobilise sciences et philosophie pour contribuer à produire de nouveaux savoirs.

Mobiliser sciences et philosophie signifie ici travailler avec les personnes concernées et notamment leur donner des éléments pour penser leur situation. Ainsi le concept de pharmakon, que Bernard Stiegler a retravaillé à partir de la lecture par Derrida sur Platon, pose l’objet technique à la fois comme poison et remède et permet de sortir tant du techno-solutionnisme que de l’objet technique comme bouc-émissaire. Il est maintenant utilisé dans les consultations sur ce territoire. Ce travail demande de plus un travail philosophique, théorique, pour re-penser les domaines pertinents de sorte à les articuler, et ainsi produire collectivement les savoirs requis. Repenser les sciences permet donc aussi de repenser leur inscription dans la société et leur rôle dans ce que l’on appelle l’Anthropocène.


C’est ainsi que la famille bâtarde de la déconstruction comme, l’écrit Shaj Mohan, (21) entend que ce nouveau commencement soit un nouveau commencement tant pour les sciences que pour la philosophie.


 

NOTES


1. Jean-Luc Nancy, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Philosophy World Democracy, 2021.

2. Bernard Stiegler. Qu'appelle-t-on Panser ? T.2 La leçon de Greta Thunberg. Les liens qui libèrent. 2020.

3. Divya Dwivedi. Le pari de nancy, Philosophy World Democracy, 2021.

4. Shaj Mohan, Et le commencement de la philosophie. Philosophy World Democracy, 2021.

5. Cf : Intervention de Shaj Mohan sur Descartes, Séminaire de Paris, à paraître sous forme de livre.

6. Giuseppe Longo. On the relevance of negative results. Influxus, 21 novembre 2012. URL: http://www.influxus.eu/article474.html

7. Ana Soto and Carlos Sonnenschein. The proletarianization of biological thought, Philosophy World Democracy 2021.

8. Giuseppe Longo. Science in the storm 4 – Agnotology, Artificial Intelligence, and Democracy, Philosophy World Democracy 2021.

9. Alain Supiot. Du bon gouvernement de la recherche. Philosophy World Democracy 2021.

10. Maël Montévil. Computational empiricism : the reigning épistémè of the sciences. Philosophy World Democracy. 2021

11. Maël Montévil. Vaccines, Germs, and Knowledge. Philosophy World Democracy, 2021

12. Frank Burnet (1976)(1957). A modification of Jerne's theory of antibody production using the concept of clonal selection. CA: A Cancer Journal for Clinicians. 26 (2): 119–21. doi:10.3322/canjclin.26.2.119

13. Polly Matzinger. The evolution of the danger theory. Interview by Lauren Constable, Commissioning Editor. Expert review of clinical immunology 8. 4: 311–317. 2012. 10.1586/eci.12.21

14. Alessia Visconti, Caroline I. Le Roy, Fabio Rosa et al. Interplay between the human gut microbiome and host metabolism. Nat Commun 10, 4505 (2019). https://doi.org/10.1038/s41467-019-12476-z

15. Scott F. Gilbert, and Alfred I. Tauber. Rethinking individuality: the dialectics of the holobiont. Biology & Philosophy 31.6 (2016): 839-853.

16. Shaj Mohan et Divya Dwivedi, Gandhi and Philosophy : On Theological Anti-Politics, London : Bloomsbury, 2019.

17. Maël Montévil, Matteo Mossio, Arnaud Pocheville, and Giuseppe Longo. “Theoretical Principles for Biology: Variation.” Progress in Biophysics and Molecular Biology 122 (1): 36–50. 2016. https://doi.org/10.1016/j.pbiomolbio.2016.08.005

18. Maël Montévil et Matteo Mossio.The Identity of Organisms in Scientific Practice: Integrating Historical and Relational Conceptions. Frontiers in Physiology. 2020.

19. Maël Montévil. Entropies and the Anthropocene Crisis. AI and Society, May 2021. https://doi.org/10.1007/s00146-021-01221-0

20. Bernard Stiegler. Dans la disruption: Comment ne pas devenir fou ? Les Liens qui Libèrent, 2016.


21. Shaj Mohan. On the Bastard Family of Deconstruction. Philosophy wold democracy. 2021.

Related Articles

Be held in the gaze of the stone

SHAJ MOHAN

Le pari de Nancy

DIVYA DWIVEDI

bottom of page