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Laissez le monde parler : une entrevue avec Shaj Mohan

11 December 2023

Laissez le monde parler : une entrevue avec Shaj Mohan
PHILOSOPHY
POLITICS

Drapeau palestinien dans les ruines de Gaza ; Crédit photo : The Conversation.

Cette interview a été réalisée le 22 novembre 2023 et publiè en anglais dans Protean le 2 décembre 2023 ; https://proteanmag.com/2023/12/02/let-the-world-speak-an-interview-with-shaj-mohan

Quand le monde est en crise, les gens consultent les philosophes. Cependant, même lorsque des crises éclatent en Asie ou en Afrique, ce sont toujours les philosophes européens qui sont le plus souvent consultés. Jusqu’à aujourd’hui, la majorité des analyses des crises qui se déroulent actuellement dans les pays du Sud ont été proposées par la minorité « blanche », tandis que les philosophes des régions non blanches sont rarement consultés, peut-être par crainte de ne pas partager la vision occidentale du monde. Shaj Mohan est un philosophe basé en Inde. Ses travaux philosophiques couvrent les domaines de la métaphysique, de la raison, de la philosophie de la technologie, de la philosophie de la politique et du secret.


Les œuvres de Mohan reposent sur le principe de l'anastasis, selon lequel la philosophie est une possibilité toujours là sur la base d'une nouvelle interprétation de la raison. Mohan, avec Divya Dwivedi, compte parmi les philosophes contemporains les plus importants, non seulement en Inde mais dans le monde entier. Les deux ont développé leur pensée au-delà de la conception « occidentale » de la philosophie au sein d'une communauté d'amitié avec Jean-Luc Nancy, Bernard Stiegler, Achille Mbembe et Barbara Cassin. Leur projet avec Nancy est de trouver un « autre » commencement pour la philosophie au-delà des histoires géopolitisées et « racialisées » du domaine, qu'ils développent à travers des séminaires à l'École Normale Supérieure (Paris) et des publications. Leur prochain ouvrage, Indian Philosophy, Indian Revolution, édité par Maël Montévil , sera publié par Hurst Publishers, Royaume-Uni, en février 2024. Cette interview a été réalisée le 22 novembre 2023.


Anthony Ballas et Kamran Baradaran : Après six semaines de bombardements et de combats à Gaza, il n'y a toujours aucun espoir d'améliorer la situation. Le nombre de morts du peuple palestinien aux mains d’Israël a probablement dépassé les 15 000 au moment où ces lignes sont publiées. L’ampleur de la violence au cours de cette période a été sans précédent, compte tenu de l’histoire très ancienne de l’occupation. D’un autre côté, nous avons assisté à une vague massive de soutien à la Palestine de la part de peuples horrifiés du monde entier, une vague également inégalée et sans précédent. Etienne Balibar , Divya Dwivedi et vous avez publié des textes dans la revue Philosophy World Democracy en qualifiant les actions d'Israël de génocidaire ou de nettoyage ethnique.


Vous dites de ceux qui soutiennent les Palestiniens : « Cet animal humain est capable d' une pitié sans fond , une pitié dans le sens du désir, sans aucune préoccupation subjective, de purifier, ou de guérir (heal), ou de retablir (make whole) ce qui souffre d'être déchiré, même lorsqu’une telle sanctification (hallowing, dérivé etynologiquement de heal, soulignant ainsi un lien crucial entre sanctification et santé) se dévaste soi-même : l’animal sanctifiant. Dans un autre texte sur la pandémie de 2020, vous écriviez : « La santé concerne le tout, et, pour nous, le tout est désormais le monde lui-même » où se fait le lien entre être entier et santé publique. Quel est le sens philosophique de ces protestations, de ces gens qui veulent guérir ou sanctifier le monde ?


Shaj Mohan : Je veux être à Gaza. De la même manière que je veux être à Treblinka en 1942, à Hiroshima en août 1945, au Gujarat en mars 2002. Je préfère être les cendres qui dérivent vers le ciel plutôt que d'avoir la gorge nouée alors que j'assiste au meurtre des bébés Palestiniens. Mais ce souhait est impossible, on ne peut pas être partout et à tout moment. La négociation de cette impossibilité devrait être la politique du monde ; c'est-à-dire que la réalité selon laquelle chaque acte de guérison et d'aide nous enlève quelque chose et que nous ne pouvons mourir qu'une seule fois, est confrontée aux horreurs innombrables dont nous nous sentons responsables partout.


L'invivabilité des horreurs créées par certains hommes (souvent des hommes) nous appelle tous à remettre en question le sens même de nos moments de vie, alors qu'ils cèdent à l'extinction de la vie des autres et à la mutilation de la possibilité vivante de tous ceux qui survivent à de telles horreurs après avoir été abandonnés comme mutilés et blessés. Cette responsabilité que nous voyons dans la rue et sur Internet est essentiellement celle de l’animal qui sanctifie ou de l’animal qui guérit. Autrement dit, nous qui n'avons ni dieux, ni fins transcendantes, sommes ici maintenant, comme des abandonnés. Nous devons nous sauver dans la communauté des abandonnés. Ces jeunes qui protestent aujourd’hui au Japon, au Maroc, en Amérique, en Europe, en Israël, en Inde et partout ailleurs nous assurent que nous le pouvons.


La première étape vers une action responsable de sanctification devrait être de distinguer les groupes de personnes qui nous présentent de telles horreurs, d’en créer un récit ; compte, à la fois dans le sens d’une liste et en même temps dans les raisons de leurs actions. Comme l’a dit Arendt, un groupe de personnes agissant de concert et partageant les mêmes objectifs, ou des objectifs qui se renforcent mutuellement, est nécessaire pour créer de telles horreurs. Nous savons que la Grande-Bretagne, l’Amérique et d’autres groupes d’intérêt étaient très à l’aise avec tout ce qu’Hitler a fait au peuple juif pendant longtemps, sans lequel il n’aurait pas pu y avoir d’holocauste. Il est impératif que nous nous souvenions de cela à tout moment, tout le monde le sait tout en continuant à faire semblant de ne pas savoir. 


AB et KB : Vous avez également montré que c'est à une « mort instrumentalisée » que nous assistons en soulignant la rationalité écoeurante de tout cela, y compris le pédicide de masse. Pourquoi cette expression « meurtre de masse instrumentalisé » ? Pourriez-vous nous expliquer la direction dans laquelle nous sommes tous obligés d’aller ? Vous avez écrit que les médias occidentaux exprimeraient bientôt leur pitié pour les Palestiniens, mais uniquement pour les forcer à entrer en Égypte. A quoi ça sert tout ça ?


SM : Les massacres d’enfants ne sont pas nouveaux au « Moyen-Orient » ; nous ne devons pas oublier le massacre d’enfants en Irak. De temps en temps, l'Amérique lit le Psaume 34 : 11 aux enfants [« Venez, mes enfants, écoutez-moi ; Je t'enseignerai la crainte de l'Éternel. »]. Sur les terres palestiniennes, ils le font avec l’aide d’Israël.


Quand quelque chose de périlleux pour le monde se déroule au « Moyen-Orient » et quand il y a une opposition à l’échelle mondiale, qui n’est pas encore substantielle mais simplement contraire, tout ce que nous pouvons en dire peut se révéler faux immédiatement, mais pas à long terme. Il est clair que le pauvre peuple palestinien de Gaza est trompé et poussé vers la frontière égyptienne par la méchanceté des politiciens « occidentaux », des manipulateurs des médias et du gouvernement israélien. Leur déplacement du nord vers le sud constitue un transfert forcé de population , un crime de guerre. Les escrocs veulent nous faire croire que la destruction des conditions de vie minimales et de la plupart des hôpitaux pour une population mutilée et blessée n’est pas planifiée. Très probablement, les médias et les politiciens de « l’Occident » demanderont aux habitants de Gaza d’aller en Égypte parce qu’à Gaza, leurs blessés ne peuvent pas être soignés et leurs affamés ne peuvent pas être nourris. La déportation forcée est également un crime de guerre.


Marche pour une Palestine libre, 9 décembre, Londres ; Crédit photo : The Guardian 
Marche pour une Palestine libre, 9 décembre, Londres ; Crédit photo : The Guardian 

Mais c’est ce qui est à l’œuvre depuis un certain temps dans cette région, du point de vue de la domination américano-israélienne, qui mérite d’être réfléchi et discuté. Aujourd’hui, la seule résistance à la domination américaine en Asie occidentale est, de deux manières et à deux degrés différents, l’Inde et l’Iran. Le projet d’un corridor économique Inde-Moyen-Orient-Europe changera à jamais la carte commerciale et militaire. Ces anciennes voies étaient autrefois appelées la route de la soie, par laquelle les armées, les philosophes, les poètes, les dieux et les marchandises se déplaçaient de la Méditerranée vers l'Asie du Nord-Est. À l’époque moderne, la route était contrôlée par l’Empire Ottoman. Cette carte représentait un défi pour les puissances coloniales européennes en Asie et une composante de ce que l’empire britannique appelait « le grand jeu » dans leur rivalité avec l’empire russe. Ces vieilles guerres n’ont jamais pris fin. Entre les morts et les vivants, entre les ruines et les temples nucléaires, entre les fantômes des mots et les langues vivantes, la guerre fait toujours rage. L’Amérique espère désormais contrôler cette ancienne carte des peuples méditerranéens, asiatiques et africains à travers le nouveau corridor avec Israël en son centre.


Gaza, en tant qu'ancien centre commercial, revêt une importance stratégique. C’est ici que les nouvelles discussions sur le projet de canal Ben Gourion visant à déplacer le canal de Suez prennent de l’importance. Il est possible que dans un avenir proche, la mer Méditerranée et la mer Rouge se précipitent l’une vers l’autre via Gaza. Ce sont des pensées inconfortables à entretenir, même pour nous qui regardons la situation d’un œil critique. Cela fait frémir.


AB et KB : Le projet de corridor est-il la raison de la proximité politique de l'Inde avec Israël ? Parce que l’Inde indépendante n’a reconnu Israël qu’en 1950 et que des relations diplomatiques complètes n’ont commencé qu’en 1992. Quelle est la relation entre l’extrême droite en Inde et Israël ? Comment la situation à Gaza affecte-t-elle les musulmans d’Inde ?


SM : Il est vrai que l’Inde était prudente dans ses relations avec Israël pour des raisons liées à la guerre froide et à l’engagement des gouvernements indiens précédents envers le peuple palestinien qui était considéré comme une fraternité sous le colonialisme. Il y a tellement de choses obscures sur les relations entre l’Inde, Israël et l’Amérique, en particulier depuis l’époque où l’extrême droite, suprémaciste des castes supérieures, est arrivée au pouvoir en Inde, au milieu des années 1990. L’extrême droite indienne a acquis une certaine acceptabilité au cours des années de guerre contre les campagnes terroristes américaines, qui ont créé une islamophobie d’un ordre monstrueux. En 2002, lorsque les pogroms contre les musulmans ont eu lieu dans l’État du Gujarat, Modi en était le ministre en chef et l’extrême droite était au pouvoir au sein du gouvernement central. Modi est le premier Premier ministre indien à se rendre en Israël .


L’islamophobie en Inde n’est pas simple. Il s’agit d’une méthode destinée à empêcher la majorité des membres des castes inférieures de réclamer leur part du pouvoir. Autrement dit, ce qu’on appelle l’hindouisme et la majorité hindoue sont des masques sous lesquels opère la suprématie des castes supérieures. Chaque fois que les tensions entre les castes supérieures minoritaires (les dirigeants de l’Inde) et les castes inférieures majoritaires atteignent des points critiques, des pogroms et des émeutes sont déclenchés contre les musulmans. Ce scénario actuel est déjà utilisé par les politiciens suprémacistes des castes supérieures dans les campagnes électorales nationales. Cela m’inquiète profondément, car l’année 2002 au Gujarat a suivi la guerre contre le terrorisme de 2001. Cependant, ce qui fera le plus de lumière sur la situation palestinienne et ses relations avec l’Inde sera une comparaison entre les Dalits (peuple opprimé) de l’Inde et le peuple palestinien . Le seul chercheur à avoir entrepris cette recherche est Aarushi Punia , et nous devrions tous attendre la publication de cette thèse. 


Une nouvelle équation se forme entre une identité sioniste militarisée et une identité de caste supérieure. C’est à la fois plutôt amusant et terrifiant, car l’identité des castes supérieures se forme à partir des textes, de la pratique et des lignées des peuples anciens qui se disaient « aryens » et qui furent les compositeurs des Vedas, qui sont aussi la base de l’histoire. ordre des castes. Ils étaient alignés sur les nazis, qui étaient eux-mêmes le produit du processus d'européanisation dans l'Europe d'aujourd'hui à travers l'appropriation de cette doctrine « aryenne » comme leur propre identité à partir du XVIIIe siècle. Le texte de Divya Dwivedi « Le racisme évasif de caste – et le pouvoir homologique de la doctrine « aryenne » » montre les techniques philosophiques et philologiques à l'œuvre dans la philosophie allemande et française pour faciliter l'appropriation de cette « doctrine aryenne » orientale comme proprement occidentale. 


Les États-Unis opposent leur veto à la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU sur le cessez-le-feu ; Crédit photo : Al Jazeera
Les États-Unis opposent leur veto à la résolution du Conseil de sécurité de l'ONU sur le cessez-le-feu ; Crédit photo : Al Jazeera

Il suffit de dire que les suprémacistes des castes supérieures n’aimaient pas le peuple juif. Aujourd’hui, l’islamophobie instrumentalisée des suprémacistes des castes supérieures a trouvé une nouvelle actualité à travers le génocide à Gaza. Mais cette nouvelle relation médiatisée par l’Amérique a derrière elle certains intérêts commerciaux. Une obscure société indienne appelée Adani , qui s'est développée parallèlement à la carrière politique de Modi, a récemment acheté le port de Haïfa.


AB et KB : Plus tôt, pourquoi avez-vous dit que l’opposition et les marches mondiales n’étaient pas substantielles ? Qu’est-ce qui pourrait être substantiel ?


SM : Les marches de protestation sont importantes et elles sont désormais combinées à une sorte d'insurrection intellectuelle via Internet, qui rappelle Mai 68 en France, Naxalbari en Inde en 1967, les révoltes arabes des années 1970 et les mouvements pacifistes sur les campus américains dans les années 1970. Les histoires et les théories doivent être partagées et maîtrisées pendant que nous protestons. Mais il faut aussi s’adresser aux tribunaux de chaque pays et aux forums internationaux de justice. Il devrait y avoir des pétitions coordonnées de la part des peuples du monde, de manière démocratique, pour un avenir meilleur pour le peuple palestinien et le peuple israélien, ce qui, à mon avis, n'est que la solution à deux États. Tout le monde parle de libérer le peuple palestinien du Hamas, ce qui est souvent un prétexte pour justifier ses massacres. En même temps, il est important que nous cherchions à aider et à libérer le peuple israélien de son gouvernement fasciste et oppressif. Il est horrible d’être captif d’un gouvernement qui commet des crimes inimaginables, forçant son peuple à une certaine complicité injustifiée.


AB et KB : En 2020, vous disiez que « la résistance est très utile dans tous les systèmes et qu’il faut connaître la fonction de la résistance dans chaque cas », mais qu’elle n’est pas suffisante pour la politique. Votre livre Gandhi and Philosophy traite également de la catégorie de la résistance et de la violence avec beaucoup de soin et d’attention. Compte tenu de la situation actuelle dans la bande de Gaza et de l’augmentation sans précédent de la violence, les thèmes de la violence et de la résistance sont à nouveau au centre de l’attention. Dans le cadre existant, quelle est la place de ces deux concepts et faut-il leur trouver d’autres définitions ?


SM : La résistance est romancée par le libéralisme parce qu’elle aboutit à si peu de résultats. Dans un conflit théorique et programmatique en politique, la résistance signifie accepter ce qui vous a été donné et ensuite essayer de le protéger des empiétements de l'autre partie. L’exemple le plus triste d’un tel échec de la résistance peut être vu dans la politique américaine. Les femmes et le peuple afro-américain ont reçu de l’État certaines garanties de droits, obtenues grâce à des luttes et non à la résistance. Cependant, lorsque la résistance a été adoptée comme stratégie, ces droits ont été considérés comme acquis et ont récemment été supprimés. En politique, il faut constamment créer de nouveaux terrains ; c'est-à-dire qu'il faut créer de nouveaux ordres de liberté. Cela n’est possible que grâce à la créativité théorique et organisationnelle. Le peuple palestinien est condamné à recourir à la résistance comme stratégie depuis les années 1990. Aujourd’hui, la non-autorité palestinienne ne veut même pas faire cela.


AB et KB : Nombreux sont ceux qui affirment que les Juifs eux-mêmes finiront par payer le prix de la politique d’un fondamentalisme ethnique qui les rapproche étrangement du conservatisme antisémite des pays occidentaux. Compte tenu de la situation actuelle à Gaza et du soutien international apporté à Israël par les organisations d’extrême droite, de l’Inde à l’Amérique, une telle lecture semble tout à fait appropriée. D'un autre côté, les déclarations et les actions du gouvernement israélien ne laissent aucune place à la négation du génocide . Des mesures juridiques sont en cours accusant l'Amérique et Israël de génocide . Y a-t-il une issue pour Israël à cette voie qui mène au génocide ?


SM : Il y en a, et c'est la démocratie. Le peuple d'Israël devra se sauver de ce gouvernement honteux et raciste qui commet un génocide et d'autres crimes de guerre. Ils devraient également se libérer des objectifs de politique étrangère américaine, en particulier lorsque les politiciens américains appellent au génocide des Palestiniens au sein de leurs forums législatifs. C’est désormais indéniable. Je suis sûr que la plupart d'entre nous ont vu la vidéo montrant des enfants obligés de chanter des chansons génocidaires . Devons-nous prononcer ce qu’il imite ? Le Premier ministre israélien a récemment déclaré : « Les faibles s’effondrent, sont massacrés et effacés de l’histoire tandis que les forts, pour le meilleur ou pour le pire, survivent. Les forts sont respectés, des alliances sont conclues avec les forts et, à la fin, la paix est conclue avec les forts. Faut-il dire ce que cela nous rappelle ?


Les mêmes pays blancs riches, ignorant aujourd’hui tous les signes de génocide en soutenant le gouvernement d’Israël à ce moment-là, étaient également complices et connaissaient tout au siècle dernier. Je ressens de la tristesse et de l’inquiétude pour le peuple d’Israël qui est représenté de manière presque coercitive par son gouvernement raciste, ses médias et ses organisations de colons sionistes qui peuvent être qualifiées de terroristes de la même manière que le Hamas est décrit aux États-Unis et dans d’autres pays blancs riches.


AB et KB : Très rapidement, pourquoi gardez-vous le mot « terrorisme » suspendu ? Il est désormais obligatoire d’utiliser ce mot depuis la guerre américaine contre le terrorisme.


SM : Premièrement, parce que c'est déshumanisant au sens juridique du terme, cela rend un être humain individuellement tuable sans excuse. Il ne faut jamais accepter cela. C’est pour cette raison qu’un tel terme n’existe pas en droit international. Dans des pays comme l’Inde, ce terme a acquis une licence grâce à l’islamophobie déclenchée par l’Amérique pour s’appliquer à toute personne, y compris aux intellectuels, aux journalistes et aux universitaires, qu’un régime n’aime pas. Je m’inquiète également pour les militants du climat, qui risquent d’être déclarés terroristes par de nombreux États, notamment la Grande-Bretagne.

En ce qui concerne le Hamas, la situation est compliquée par deux raisons. Premièrement, je suis un philosophe du tiers monde. Deuxièmement, je pourrais outrepasser les lois internationales et nationales si je parlais du Hamas comme d’une organisation terroriste, car le Hamas n’est pas une organisation terroriste selon le gouvernement indien. Les hommes politiques et les médias des pays riches et blancs estiment qu’eux seuls ont le pouvoir de distinguer les êtres et de les nommer. Cela doit cesser. Israël a créé les conditions dans lesquelles le Hamas est devenu la seule possibilité à Gaza, et il a peut-être même permis de le faire. Le siège n'est pas nouveau, écrit Darwish :


« En état de siège, le temps devient un lieu

solidifié éternellement.

En état de siège, le lieu devient un temps

abandonné par le passé et le futur.


Dans ces conditions, qui étaient aussi celles des camps de concentration, il faut survivre. Personne ne devrait avoir l’audace de remettre en question la façon dont un individu (voleur de pain, travailleuse du sexe, mule de la drogue ou toute autre désignation de mépris de la société) ou un peuple tente de survivre. L’oppression crée des conditions invivables, et ce qui est mauvais, c’est la création de ces conditions. Dans un État palestinien libre, non menacé par Israël et l’Amérique, il n’y aura pas de Hamas.


Anthony Ballas et Kamran Baradaran ; Crédit photo : Twitter
Anthony Ballas et Kamran Baradaran ; Crédit photo : Twitter

AB et KB : Qu’entendez-vous par « philosophe du tiers-monde » ?


SM : Il y a des pays et des régions du monde qui sont traités comme du tiers monde, même si ce terme est désormais considéré comme une insulte. Je suis basé en Inde, qui est un pays pauvre, où le revenu par habitant est d'environ 2 300 euros, soit moins qu'au Bangladesh. Le tiers monde est également constitué de pays fragiles à bien d’autres égards. Mais le troisième a un autre sens, celui de n'être ni ceci ni cela, et à la fois ceci et cela. Un tiers-monde qui n’est ni le nord ni le sud de la planète ; ni occidental ni oriental. Je suis un philosophe sans fondement sur les lois aristotéliciennes de la pensée, ni sur la logique classique, même en politique. Je ressens le malaise dans cette langue dans laquelle nous parlons, car je ressens la responsabilité de produire une expérience d'hétérophonie dans une langue à la fois étrangère et proche de moi, et par là d'inviter une hétérophilie en politique. N’oublions pas que le peuple juif et les philosophes, y compris Derrida, vivaient dans le « tiers monde » au sein de l’Europe. L’antisémitisme philosophique avait accusé le peuple juif d’être le troisième, ou dans un sens plus précis et beaucoup plus ancien, « l’autre ».


AB et KB : Les attaques répétées d'Israël contre des installations médicales, du personnel de santé et des ambulances à Gaza devraient faire l'objet d'une « enquête en tant que crimes de guerre », a déclaré l'ONG internationale Human Rights Watch . Dans la situation actuelle et compte tenu des diverses violations des droits de l’homme, que peut faire l’ONU ?


SM : L'ONU est une organisation affaiblie qui est utilisée comme un instrument pratique par les pays du Conseil de sécurité utilisant leur droit de veto. L'Inde tente d'y obtenir un siège au Conseil de sécurité. L’ONU peut être sauvée et, à son tour, elle peut sauver davantage de personnes dans le monde, en quelques étapes. L’étape nécessaire pour lancer ce processus est de dissoudre les sièges permanents du Conseil de sécurité et de mettre fin au droit de veto qui constitue la véritable stase de l’ONU, par le biais d’une résolution de l’Assemblée générale. Ces sièges permanents sont obscènes.


AB et KB : Il faudrait parler de l'islamisation de la résistance de la région. Après l'attaque du Hamas, cette question a montré une fois de plus son importance. Le Hamas, le Hezbollah et l’islamisation de la résistance contre l’occupation sont le résultat d’une politique ancienne et lourde de conséquences qui met à l’écart toute force pratiquement libératrice de la région. Comment comprendre le passage de Mahmoud Darwish né en 1941 à Hassan Nasrallah né en 1960 ?


SM : L'islamisation de ce que vous appelez des mouvements de résistance qui déplacent les mouvements révolutionnaires et démocratiques au « Moyen-Orient » ou dans les régions autrefois gouvernées par l'Empire ottoman n'est pas un phénomène récent. Mais c'est un processus continu. Il est difficile de discuter en quelques mots du système théorique nécessaire. Tant que nous lisons plus que ce qui est écrit, c’est-à-dire poétiquement, ce que Foucault avait raconté les semaines précédant la révolution en Iran est un bon début. Il a écrit ,


« Ils ne nous lâcheront jamais de leur propre gré. Pas plus qu’au Vietnam. Je voulais répondre qu'ils sont encore moins prêts à vous lâcher que le Vietnam à cause du pétrole, à cause du Moyen-Orient.'»


J'ai grandi dans une atmosphère où l'holocauste, les réponses philosophiques qui y ont été apportées, la résistance française, ainsi que 1967 (Naxalbari) et 1968 (Prague, Paris) ont été créés dans un champ politique fondé non pas sur l'axiome de la justice, mais sur la souffrance de l'injustice. Pour moi, le domaine critique et théorique – les négociations entre le possible et l’impossible en politique – a été déterminé par l’holocauste. Cependant, j’ai connu les mouvements révolutionnaires palestiniens plus tard, peut-être lorsque j’étais au lycée. De toute évidence, l’Holocauste et la Nakba ont créé un certain champ d’engagement politique déchiré et traumatisé. La poésie de Darwish et les œuvres du mathématicien Ghassan Kanafani , assassiné par le gouvernement israélien, ont inspiré divers courants politiques en Inde. Mais comment ont-ils pris fin ? C'étaient ces assassinats ; les inventions, soutenues par les Américains et les Saoudiens, de nouvelles formes de fondamentalismes islamiques pour s'opposer aux mouvements de libération arabes ; Parallèlement au boom pétrolier des années 1970, les nations arabes et Israël ont éteint ensemble le dernier de ces mouvements révolutionnaires démocratiques.


Mais ces mouvements poétiques et lyriques étaient aussi élitistes, ce qui n’est pas une critique. C’est dans cet espace que nous devrions voir émerger le Hezbollah, qui est souvent confondu avec l’image du Liban tout entier. La Grande-Bretagne et d’autres puissances coloniales ont encouragé le sectarisme moderne partout où elles sont allées en tant que colonisateur. Dans le monde sectaire moderne du Liban, les musulmans chiites étaient pour la plupart pauvres, concentrés dans le sud et avaient peu accès à la politique. Le Hezbollah a émergé dans ces conditions en se présentant comme la réponse aux crimes de guerre israéliens commis dans les années 1980. Quand Israël a bombardé Beyrouth, Ronald Reagan a qualifié cela d’« holocauste », tandis qu’Israël, comme c’est le cas aujourd’hui, en impute la responsabilité aux morts. Le Hezbollah est aujourd’hui le même que n’importe quel autre parti politique dans les pays riches et blancs. Ils dirigent et bénéficient de ce qu’on appelle les économies néolibérales. Ils sont désormais un parti de la bourgeoisie, mais face au conflit de classes entre les pauvres qui constituent leur base et les riches qui sont désormais leurs partenaires, leur réponse est la même que celle que nous trouvons chez les riches politiciens blancs : ayez foi, le les pauvres devraient accepter ce qu'ils reçoivent, les riches devraient faire davantage de charité. Qui imite qui ?


Nous savons que la théologisation est anti-politique, mais aussi longtemps que le despotisme pétrolier et les marionnettes du pétrole gouverneront cette région sous contrôle américain, il n’y aura pas de démocratie. Les peuples des pays blancs riches devraient étudier ces phénomènes, car les mouvements démocratiques et les libertés politiques sont fragiles. Lorsque les conditions de la démocratie sont détruites, les gens sont contraints de survivre et cette menace existe également en Amérique, de la part des deux partis politiques. Autrement dit, lorsque le choix se situe entre Biden et Trump, ce n’est pas une démocratie, mais une situation d’otage !


AB et KB : Vous avez mentionné dans votre « Téléographie et tendances : Partie 1 Ukraine » qu'il faut percevoir les tendances évidentes dans le monde pour une démocratie mondiale. À cet égard, il faut rejeter les conventions de négociations entre empires et nations. En d'autres termes, il faut percevoir un nouveau moment opportun pour un nouveau départ, c'est-à-dire une démocratie mondiale par excellence. Comment voyez-vous évoluer la « démocratie du monde » à l’heure actuelle ? Quels devraient être ses principes ?


SM : Ce sont les moments où le monde réalise qu’il existe une démocratie mondiale. Les sentiments exprimés dans les rues de la plupart des pays nous montrent qu’il s’agit d’une lutte pour les peuples sans exception. Les gens ont appris que les instruments des États-nations constituent des menaces pour le climat et les pauvres du monde, et sont à l’origine des réfugiés et de leur déshumanisation. Dans le même texte, j’ai parlé de la destruction des modes de vie et de la création de réfugiés à cause des guerres américaines contre le terrorisme. Les modalités selon lesquelles ces luttes se développeront dans le cadre d’une démocratie mondiale dépendront des oppositions que ses acteurs rencontreront en cours de route, et il y aura de l’opposition à quiconque nourrira cette pensée ! Les protocoles pour le développement d’une démocratie mondiale ne doivent pas incomber aux seuls philosophes et aux « jurists », ils doivent d’abord émaner des peuples.


Si quelque chose de philosophique peut être offert à la démocratie du monde, c’est bien le principe de la politique qui est la liberté – la politique est la lutte pour les libertés où les luttes ne peuvent jamais être séparées des libertés en tant que totalité accumulée et accomplie. Il y a trois sortes de maux avant toute politique. La stérésis ou la privation des libertés. La stasis ou l'arrêt d'un système politique par la tentative de domination de ses composantes qui deviennent le telos ou le but du système ; c'est-à-dire qu'un système politique comporte plusieurs composantes, notamment le parlement, les entreprises, l'armée, les organisations sociales, les universités et les migrations. Par exemple, un système capitaliste voit le but du système comme la domination d'une composante de ce système, qui est le capitaliste, ou dans les ethno-nationalismes, le sens biologisé d'un groupe devient le but du système. Cela provoque des conflits entre les composants, créant une stasis ou une arrestation. Troisièmement, la critique s’installe lorsqu’un système politique particulier atteint la limite des composantes qui le composent ; de manière analogique, une automobile est critiquée lorsque ses composants – pistons, vilebrequin, engrenages – sont usés. Dans les démocraties libérales, nous le voyons aujourd’hui comme l’incapacité de ces systèmes à combler les différences entre les riches et les pauvres, l’effondrement du système de santé public là où il existe, le sans-abrisme, le chômage et la destruction des universités. Les Palestiniens, mais aussi le peuple israélien, comme vous pouvez le constater, sont pris dans ces maux.


AB et KB : Comme vous et Dwivedi l’avez expliqué , certains des défenseurs les plus énergiques du peuple palestinien ont été les intellectuels juifs d’Israël et d’ailleurs. Dans le même texte, vous faites référence à Emmanuel Levinas et Derrida. En ce qui concerne la philosophie juive, on peut penser à l’analyse de la violence et du voisinage et à sa relation avec le conflit israélo-palestinien. Vous appartenez à la tradition de la déconstruction à travers Derrida, Jean-Luc Nancy et Bernard Stiegler. Comment comprendre et analyser la question de « l’autre » dans la philosophie juive ?


SM : Enfin ! Et c’est peut-être la question la plus importante ! L’« autre » ou « l’hétéros » n’est pareil dans toute les philosophies de l’autre, qui est le pouvoir de l’autre. Cela signifie « pas celui-ci », ou plus que celui-ci, indiqué par le suffixe -teros ( τερος ) . C’est un embrayeur (shifter selon Émile Benveniste) qui fonctionne sur un embrayeur tel que « celui-ci ». C’est pour cette raison que « l’autre » ne peut pas être identifié, il ne vient jamais au repos ni à notre portée. Or, ma première rencontre avec ce terme a eu lieu à travers « Moi et Tu » de Buber, lorsque j'étais encore à l'école. C'est un livre intéressant pour un enfant car ces phénoménologies de rencontre avec « l'autre » dans un cheval ou un arbre lui sont familières. Mais Levinas trouvait désagréable l'exigence de réciprocité dans les textes de Buber – par exemple, si le cheval renifle et se détourne de moi, le charme de la rencontre est rompu. Derrida a peut-être tenté de trouver une différence entre Buber et Levinas à travers ce concept même de différance comme ce qui diffère et diffère, qui conserve un certain sens originel de l’hétéros comme embrayeur que j'ai évoqué plus haut, ou de l’embrayage à un embrayeur.


Ahed Tamimi, libérée de la prison israélienne dans le cadre de l'échange d'otages, Ramallah ; Crédit photo : NYT
Ahed Tamimi, libérée de la prison israélienne dans le cadre de l'échange d'otages, Ramallah ; Crédit photo : NYT

Le problème que je trouve avec cette pensée de l'autre est sa relation avec la différence ontico-ontologique de Heidegger, et cette relation entre « l'autre » et Heidegger détermine une grande partie de notre vocabulaire théorique. La différence entre l’Être et les étants – ou ceux qui se manifestent avec leurs significations et le sens même de la manifestation comme telle – a déterminé l’histoire de la métaphysique pour Heidegger. Bien entendu, il est important de noter que cette différence n’est pas logique car nous ne savons pas en quoi une telle différence est posée, mais elle supprime plutôt l’ hétéros de cette même différence . Cette histoire est aussi pour lui l'histoire de l'Occident, dans laquelle, suivant une tradition de la philosophie allemande, Heidegger a rassemblé ce qu'on appelle la philosophie grecque antique en l'isolant fonctionnellement de ses voisines et des amants lointains. Autrement dit, les Allemands (et peut-être ce qu’il pouvait accepter en tant qu’Européens) étaient considérés comme les héritiers de l’idylle du monde grec antique. Divya Dwivedi a posé une autre question logique à cette différence en montrant qu'une décision sur le sens de l'orient et une sélection d'un canon pour distinguer autre chose que l'occident ont précédé la différence ontico-ontologique. Autrement dit, la différence ontico-ontologique présuppose ce que Dwivedi appelle la différence orientale-occidentale.


Lorsque Derrida a lu Levinas de manière critique dans le texte « Violence et métaphysique », qui est un texte très heideggerien, il a trouvé chez Levinas une tendance à trouver la catégorie du « même » entre la pensée juive et la philosophie heideggerienne de la Grèce antique. Le risque de tomber dans une suprématie occidentale pour la pensée juive elle-même avait alarmé Derrida : « Sommes-nous (une question non pas chronologique, mais prélogique) les premiers Juifs ou les premiers Grecs ? », demandait Derrida. Il terminait le texte par une citation de l'Ulysse de Joyce : « Un JuifGrec est un Grecjuif ». Autrement dit, il y a une absence dans beaucoup de ces philosophies de la proposition « un JuifMalabari est un MalabariJuif», ou « un JuifArabe est ArabJuif », ou « Le JuifIranien est IranienJuif », ou « un JuifAfricain est AfricainJuif ». Même si cela ne suffit pas, pourquoi pas plus de deux ? Pourquoi pas un troisième qui refuse d’être nommé, ou s’enfuit avant que nous soyons prêts à lui donner un nom ? La philosophie de la diaspora ou l’idée de semer les différences au-delà des distances pour créer l’autre comme toujours l’autre ou pour ne jamais laisser l’identique s’emparer de la politique, de l’histoire et de la philosophie est nécessaire aujourd’hui.


L'historien Avi Shlaim a une certaine image d’une telle philosophie de la diaspora, ou de l’hétérophilie, comme une pensée toujours changeante et toujours embrayé, consistant à toujours créer et à s’éloigner de « l’ici » et du « ceci ». Il a déclaré : « Le concept de juif arabe est toujours d’actualité car il me permet de réfléchir à ce que j’aimerais être le résultat ». Je retrouve les possibilités de telles orientations philosophiques dans les projets d'Etienne Balibar, notamment lorsqu'il parle de la Palestine, à travers une insistance sur une pensée méditerranéenne. Barbara Cassin poursuit les ouvertures philologiques arabes méditerranéennes à travers ses écrits et ses expositions. Mais il faut finalement repenser sans restes l’histoire de la philosophie, sans qu’il y ait des critères de sélection identitaires – européen, islamique, juif, indien, africain – et la sortir de sa stagnation actuelle pour laisser parler le monde. Cette tâche est à la fois logique, théorique, historique, philosophique et politique. Il est temps que la philosophie ait sa toute première Intifada.

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