« De l’éternel retour de l’antisémitisme »: Un dialogue entre Danielle Cohen-Levinas et Stéphane Habib
15 October 2022
Exodus, Marc Chagall, 1952- 1966 ; crédite d’image : Artists Rights Society, New York / ADAGP, Paris
Ce dialogue descelle « à coup de marteau métaphorique » ce que Jean-Luc Nancy appelle « fondation », l’origine de notre civilisation. Il l’extirpe de l’alliage qui a fait l’Europe chrétienne, le monothéisme juif, le logos grec et la technique latine. Dans le mouvement du geste Heideggerien il acte par le travail de sa pensée la déconstruction du christianisme. Daniele Cohen Levinas souligne les contours de ce geste chez Jean Luc Nancy lorsqu’il interroge le phénomène de l’antisémitisme par delà son mouvement de déplacement, dans son institutionnalisation.
Stéphane Habib : En lisant La haine des juifs, alors que je songeais à notre entretien, j’ai eu un matin une discussion avec la rabbine Delphine Horvilleur que je voudrais évoquer très vite afin de vous laisser enchaîner ou associer. Elle évoquait alors l’incipit de la Promesse de l’aube de Romain Gary. Au vrai cet incipit – j’aimerais le commenter pendant des pages – est composé de trois mots à l’apparence très simple : « C’est fini ». Ainsi le commencement – supposé ? – du roman de Gary est un « c’est fini. ».
Me vint à l’idée ceci qui a ouvert alors entre nous nombre de questions, que l’incipit du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline, très célèbre, se veut certainement plus qu’un commencement, le commencement du commencement : « Ça a débuté comme ça. ».
N'y a-t-il pas dans les plis de ces deux incipit, dans leur différence abyssale, tout le vertige de l’histoire de l’antisémitisme ? Questions d’origine, de désirer l’origine jusqu’à la mort, jusqu’à la mort nécessaire de celles et de ceux qui témoigneraient de l’impossibilité de toute affirmation originaire qui ne soit pas fantasmatique ou délirante ?
Je cite un peu longuement la fin de l’entretien tout à fait décisif « Antijudaïsme et antisémitisme », mais comment ne pas ? : « L’Europe chrétienne est loin de désigner une qualité particulière et provisoire de l’Europe et de son expansion occidentale : le christianisme est son terreau, voire sa substance vitale. Une culture entière porte en elle une nécessité de dénoncer une menace ou une souillure interne – précisément parce qu’elle se sait elle-même privée de pureté : son origine lui reste obscure, étant représentée comme la venue de l’infini dans le fini. Pour le « mauvais » infini s’invente une figure : le juif errant, face maudite de la bénédiction humaniste et capitaliste. Un pas de plus et on extermine l’errant. Alors on supprime aussi ce qui de lui vivait dans le christianisme : la non-fondation, la non-appartenance au monde, l’ouverture dans le monde de l’infini en acte. L’antisémitisme nazi est en même temps antichrétien : il ne connaît que la bonne conscience, ou, ce qui revient au même, le fantasme pur. Mais cet antichrétien avait incubé au sein du christianisme. »
Votre livre à deux voix n’est-il pas fait de quatre variations sur ce même thème du rapport à l’origine ? Tout antisémitisme n’a-t-il pas à faire à une question tournant autour de l’origine et de l’origine impossible.
Danielle Cohen-Levinas : « C’est fini », « ça a débuté comme ça » : les deux expressions par lesquelles vous commencez l’entretien s’ouvre en effet sur un abîme. D’un côté le vertige d’un commencement qui est en définitive un recommencement, et de l’autre, l’attention portée au moment névralgique, à peine perceptible, où ce commencement recommence.
A quel moment sait-on, ou pressentons-nous que le spectre de l’antisémitisme rôde à nouveau ; qu’il est quelque part tapis dans des symptômes perfides que l’on redoute de nommer ? Ces symptômes ne sont pas toujours identifiables au moment précis où ils se manifestent. Mais si l’expression « C’est fini », que Romain Gary a placé en incipit de la Promesse de l’aube, résonne au-delà et en-deca de la problématique qui nous occupe, il y a dans l’antisémitisme quelque chose qui nous éloigne considérablement de cette Promesse annoncée. Avec la haine des Juifs, nous sommes plutôt dans le cauchemar d’une aube qui apportera avec elle comme la hantise de ce qui revient, de ce qui n’a jamais cessé d’être là, sous une forme ou sous une autre. Autrement dit, et pour poursuivre votre raisonnement, ça recommence parce que cela n’aura jamais cessé de commencer. C’est aussi le thème de votre beau livre, Il y a l’antisémitisme, dans lequel vous donnez à entendre le langage de l’antisémitisme, autrement dit, la dimension politique qui ourdit les phénomènes de rémanence.
Je trouve très intéressant de relier « promesse » et « hantise », deux occurrences qui au fond se tiennent la main. Toute promesse comporte un risque : celle de n’être pas tenue, de manquer à sa tâche, ou à son désir, où au sens de l’histoire qui voudrait que chaque jour, chaque aube, nous nous acheminions vers la paix des nations et la souveraineté des peuples. Leçon apprise comme vous le savez chez Jacques Derrida. La promesse est toujours intempestive. Elle est une insurrection contre quoi nous devons nous lever. On promet toujours trop, ou pas assez. La promesse tient donc à la structure du « déjà-pas encore », car il n’existe pas de promesse sans risque que celle-ci ne s’accomplisse trop tôt ou trop tard. Et puis, que faire, quelle réponse formulée aujourd’hui, quelle action politique et éthique initier si un jour, un beau matin, comme dans le récit de la Métamorphose de Franz Kafka où Grégor Samsa se réveille dans la peau d’un cancrelat, nous devions nous réveiller avec la hantise chevillée au ventre que nous n’en avons pas fini avec l’antisémitisme ? Cette scène obsédante, voire obsessionnelle, n’est plus de l’ordre d’une hypothèse. C’est aujourd’hui notre quotidien. Que faire de l’antisémitisme, comme le montre très bien Delphine Horvilleur dans Réflexions sur la question antisémite, en déplaçant le curseur, non pas sur les Juifs, mais sur les antisémites eux-mêmes ? La Haine des juifs est une pierre de plus posée à cet édifice inconstructible parce que d’ores et déjà construit au cœur même de l’origine, avec pour ambition de tenir le cap de la réflexion philosophique. Nietzsche aurait dit que c’est à coup de marteau qu’il faut en finir avec l’antisémitisme, et non pas avec des raisonnements. Mais voilà, le marteau métaphorique que nous tenons dans nos mains nous a conduit à ne pas céder à la tentation de l’invective spéculative ou idéologique.
Vous avez raison, La haine des Juifs est un livre écrit sous forme de variations : Thème (La haine des Juifs) et variations (que vise l’antisémitisme de spécifique ?). Certes, il est écrit à deux voix, mais il s’y mêle aussi, vous l’avez parfaitement entendu, de manière cryptée, des voix mutiques : celle de l’origine de notre civilisation, bien sûr, celle aussi qui dit le fond obscur de cette origine – ce que Jean-Luc Nancy appelle fondation. Ce fond obscur, on peut dire de lui qu’il est « impensable », « historial », qu’il est la négation de l’altérité radicale, la haine de soi, le désamour absolu, autant d’occurrences qui reviennent comme des incantations. L’idée ne fut pas de nous interroger sur ce qui hélas est une évidence que d’aucuns s’évertuent à banaliser. Ces entretiens avec Jean-Luc Nancy ont cherché à élucider, non pas le phénomène à proprement parlé que représente l’antisémitisme, mais sa répétition inlassable, ainsi que ce que Jean-François Lyotard appelait déjà en 1988, dans son livre intitulé Heidegger et les juifs, la « forclusion ». C’est une toute autre démarche, car il ne s’agissait pas de capter ou de décrire les symptômes qui n’ont pas manqué de réapparaître ces dernières années. Il s’agissait plutôt d’interroger la manière dont l’antisémitisme se déplace sur l’échiquier de l’histoire en revêtant à chaque fois des profils et des masques différents, tout en s’arrimant à ce que vous appelez l’origine, le fondement. Il existe des causes profondes à l’antisémitisme, qui s’enracinent dans un passé dont Levinas dirait qu’il est immémorial. Nous avons tenté d’explorer les crêtes et les seuils de cet immémorial. Il y a de quoi avoir le vertige ! Ce qui me semble exemplaire dans la démarche de Nancy, c’est la manière dont il creuse inlassablement le même motif, le même thème, en faisant varier ses réponses ou plutôt son questionnement. D’un côté la répétition inlassable, la scène obsédante de l’éternel retour de l’antisémitisme, au sens quasi nietzschéen du terme ; de l’autre, la forclusion, l’idée que le phénomène de rémanence repose sur une logique exclusive d’exclusion : en finir, non pas avec la question antisémite, mais avec la question juive.
Stéphane Habib : A vous qui avez régulièrement et beaucoup écrit avec et sur Jean-Luc Nancy, j’aimerais demander comment vous concevez cette insistance, ces dernières années, sur l’antisémitisme. Je dis ces dernières années, mais au vrai, j’ai l’idée qu’on pourrait en trouver le motif, voire le trouble dans la pensée causé par cette chose increvable, en filigrane, depuis fort longtemps. A la lecture, on pourrait avoir l’impression d’une décision philosophique prise par l’auteur d’Exclu le juif en nous d’ouvrir quelque chose comme une lutte sans aucune concession, sans compromis possible, jusques et y compris dans le langage, contre la haine assassine des juifs qu’il tient à nommer, quelles qu’en soient les variations : antisémitisme.
Avez-vous eu cette même impression, ou bien s’agit-il d’autre chose dans l’économie générale de l’œuvre philosophique de Jean-Luc Nancy ? Ici me viennent deux autres interrogations :
A/ Dans cette « déconstruction du christianisme » (pouvez-vous, pour les lecteurs qui ne sont pas familiers du travail de Jean-Luc Nancy, dire de quoi il retourne ?) à laquelle il s’adonnait, s’attaquer à l’antisémitisme, était-ce inévitable ? De sorte que l’on pourrait penser qu’il n’y a pas de déconstruction du christianisme possible qui ne passe par l’analyse de l’antisémitisme ?
B/ En tant que philosophe qui, de surcroît, vient de publier au Cerf un livre tout entier consacré à l’antisémitisme portant ce titre puissant : L’impardonnable, je souhaite vous poser une question : pourquoi la philosophie s’intéresse-t-elle à l’antisémitisme ? Pourquoi peut-elle ou doit-elle s’y intéresser ? Que signifie que la philosophie prenne en charge l’antisémitisme ? Et la philosophie – mais qu’est-ce que c’est d’ailleurs et dans cette optique ? – qu’apporte-telle de singulier (si tu penses que c’est le cas) non seulement dans l’analyse, dans l’étude, mais encore dans la lutte contre l’antisémitisme ?
Vous posant ces questions, me revient à l’idée que J.-L. Nancy est l’un des penseurs qui aura soutenu que penser, c’est déjà agir. Il faudrait, à l’appui de cette dernière phrase un peu trop rapide, citer des centaines de passages de ses textes tournant autour du ou de la politique… J’ai en tête celui-ci dans Que faire ?
« Que faire ? Il me semble qu’il y a, sans hésiter, deux réponses qui s’imposent en se complétant l’une l’autre. La première : il faut changer la question. La seconde : nous sommes déjà en train de faire. Oui, de le faire, ici même. Par écrit. Non pas l’écrit d’un discours mais la pratique d’un travail de pensée qui est action (je souligne), qui est même l’action dont nous avons le besoin le plus urgent – et qui du reste est déjà en train de se faire en plusieurs lieux, de plusieurs écritures ou de plusieurs voix. »
Danielle Cohen-Levinas : Vos questions touchent au plus vif. Je vais tenter d’y répondre le plus précisément possible, en commençant par ce qui me semble être un point de départ éloquent quant au fait que Jean-Luc Nancy a donné une voix philosophique indéniable pour dénoncer les causes profondes et inavouées de l’antisémitisme. Il a en quelque sorte assigné l’histoire de la philosophie en l’accouchant d’un monstre qu’elle avait soigneusement et méthodiquement exclu de ses constellations pour des raisons restées impensées parce que précisément trop enracinées dans leur fondement. S’il existe un Leviathan civilisationnel, celui-ci se nomme antisémitisme. Ce Leviathan n’agit sans doute pas, comme dans la tradition biblique et talmudique, en révolte contre le créateur, mais il agit contre les créatures, sauf que, contrairement à Dieu, nous n’avons pas encore trouvé le remède, le pharmakon, qui nous débarrassera de ce mal. Nancy a montré – et c’est un point essentiel dans La haine des Juifs -, que ce monstre était toujours actif, insidieux, barbare, prêt à bondir sur une proie dont les antisémites voudraient qu’elles demeurent l’éternelle victime et bouc émissaire. Pourquoi une telle insistance à l‘œuvre dans la pensée et les écrits de Nancy, me demandez-vous ? Je crois qu’il reviendrait à Nancy de répondre, cependant que ses écrits, comme vous le relevez très bien, portent témoignage de cette insistance, de cette obstination à remettre la question sur la table, à s’empoigner avec elle, à ne pas lui laisser le dernier mot. Mais je peux tout de même apporter un élément de réponse non négligeable. Jean-Luc Nancy était convaincu, au sens philosophique du terme, que l’Occident court à sa perte ; que si nous refusons de regarder en face son origine, d’en assumer pleinement la responsabilité, de cesser de s’en remettre à des formules magiques ou à des forces irrationnelles, ou d’attendre un salut qui ne viendra pas, nous allons finir par nous exclure nous-même de l’idée même de civilisation. Le monstre, ce sera nous ! Notre devenir Leviathan est en quelque sorte en route. Ce n’est pas tout. Nancy a poussé très loin son analyse, et le moins que l’on puisse dire c’est, je le pense vraiment, qu’il a vu juste : tragiquement juste. Nancy a compris que ce qui allait détruire l’Occident, c’est l’antisémitisme. C’est inouï qu’un philosophe rompu aux lectures d’Augustin, Hegel, Kant, Heidegger, qu’un philosophe chrétien, d’un christianisme certes hétérodoxe, voire athée, avec tout ce que cela signifie comme complexité par rapport au judaïsme, dont les premiers amours furent la théologie, ait pu formuler une telle assertion. Il ne s’agissait pas pour lui, vous l’aurez compris, d’activer la fibre d’un supposée culpabilité refoulée - quoi que, on peut se demander légitimement si notre civilisation n’est pas malade de ce dont elle se serait rendue coupable sans faire le travail de réparation, au contraire même, en accusant la dette et le malaise. C’est un peu comme dans la réplique de Tartuffe à Dorine dans la pièce de Molière, si vous me permettez de la paraphraser : « Couvrez cet antisémitisme que je ne saurais voir, par de pareils objets les âmes sont blessées ». Notre civilisation est peuplée de belles âmes qui se sentiraient offusquées d’être dénoncées ou de passer au filtre de la radicalité philosophique de Jean-Luc Nancy.
Ce qui nous amène au seuil de cette origine, de cet impensé à qui il faut clouer le bec avant même qu’il ne puisse ouvrir la bouche. Le détour par Déconstruction du christianisme s’impose. L’insistance dont vous parlez a été selon moi enclenchée par les trois livres que Nancy a écrit entre 2005 et 2010, à savoir Déconstruction du christianisme, La Déclosion, L’Adoration. La déconstruction dont il s’agit n’est que le mouvement même d’un christianisme qui a générés son propre athéisme, à savoir son propre retournement. Mais déconstruction ne signifie pas démolition. Or le christianisme est un monothéisme. Nous voilà au coeur d’une contradiction performative qui n’a pas échappé à Nancy, car le monothéisme est une sorte d’aleph (en ce qui me concerne, je préfère dire beth, comme dans béréchit), à partir de laquelle s’éclaire l’histoire de notre civilisation, y compris donc l’histoire de l’antisémitisme. A partir de là, nous entrons dans les entrailles de la question. La suite, vous la connaissez. En vertu d’une herméneutique systématique, une fois touché le nerf du christianisme et du judéo-christianisme, il fallait remonter jusqu’à sa source. L’avènement du christianisme a d’emblée posé les fondements de ce qui allait ensuite se déployer sous des formes que d’aucuns nomment l’antijudaïsme et d’autre l’antisémitisme. Quels sont ces fondements ? Tout d’abord l’idée, très tenace, qu’il existerait un trait distinctif juif, par rapport à d’autres formes d’hostilité avérée. Le Juif aurait la capacité de surmonter et d’intégrer les obstacles qui viendraient opposer des résistances à sa survie et à la maîtrise technique. Vieux poncif antisémite, qui fait du Juif le prototype d’une toute puissance, structurelle au projet de notre civilisation, et ce, dès le commencement. Or, selon Nancy, l’Occident est pris dans l’ellipse d’un alliage entre différentes caractéristiques, héritières d’autres civilisations : le logos grec et la technique latine, à quoi s’ajoute bien-sûr le monothéisme juif. Cet alliage serait devenu selon Nancy, d’un côté le christianisme, de l’autre l’impérialisme.
Donc, pour résumer, vous voyez comment le judaïsme est un agent actif selon Nancy, à travers le christianisme, dans l’émergence et la constitution de ce que nous nommons Occident, et ce, au moment précis où le monde gréco-romain est en perte de vitesse.
Stéphane Habib : Pour terminer, au moins très provisoirement, je voudrais souligner que dans votre livre, un questionnement traverse les différents entretiens plus ou moins explicitement, celui du rapport entre antijudaïsme et antisémitisme. Et il m’a semblé percevoir, peut-être, un désaccord entre Jean-Luc Nancy et vous. Désaccord, le mot est trop fort sans doute, mais la position de Jean-Luc Nancy est ferme : il n’y a pas d’antijudaïsme qui ne soit antisémitisme. Lui ne le dit pas comme cela et peut-être lui fais-je dire autre chose, mais vous me corrigerez si nécessaire. Cette formule a l’avantage de faire entendre la netteté du refus de Jean-Luc Nancy quant à la nécessité théologique, historique et philosophique d’une différence entre ces deux mots. Si bien que le seul vocable « antisémitisme » lui suffit, y compris pour penser que l’Occident se sera fondé sur l’exclusion des juifs. Ce qui est alors très intéressant et que m’inspire ce refus, c’est que du même coup, doit être réinterrogé l’Universel, ce que l’histoire de la pensée occidentale aura avancé au titre de l’Universel d’une part et comment cet Universel se sera construit par – c’est un euphémisme – exclusion. Ici apparaît, selon moi, l’urgence à articuler les questions que ne cessent de poser l’histoire de l’antisémitisme et les études postcoloniales et les études de genre car il n’y a pas de réflexions sur ces « questions » qui ne soient en même temps un combat politique parfaitement concret. Pouvez-vous nous dire, comment, vous, Daneille Cohen Lévinas, abordez ce redoutable et énorme massif dont on n’a pas fini de prendre la mesure ?
Danielle Cohen-Levinas : Permettez-moi de pousser un peu plus loin ma réponse à vos questions fondamentales et pardonnez-moi les raccourcis. D’un point de vue philosophique, il ne fait aucun doute qu’il existe des liens entre le monothéisme juif et le logos grec. Rappelons-nous la phrase d’Emmanuel Levinas : « Il faut traduire en grec des principes que la Grèce ignorait ». Les deux, le logos grec et encore davantage le monothéisme juif, en finissent avec les dieux et la notion de sacré, au profit d’une sorte d’unité transcendante, d’un Dieu un, unique et incommensurable. Mais alors que le logos grec tend à privilégier l’émancipation du sujet par le savoir et la connaissance, le monothéisme juif répond à un appel et s’affirme comme hétéronomie. Arrive le christianisme, qui s’est voulu la synthèse du Grec et du Juif, en mettant Dieu en l’homme et en promettant à l’homme la vie divine - retour à la « promesse », qui n’est plus tout à fait celle que le Dieu biblique a fait à Abraham. En fait, le christianisme tente de concilier, peut-être même de réconcilier, l’extériorité radicale de l’appel et l’intériorité de la dynamique émancipatrice du logos grec. La pierre d’achoppement est là, en ce point précis où le christianisme bute, à chaque étape de son évolution spirituelle et institutionnelle, sur ce principe inaliénable d’hétéronomie qui est la singularité absolue des Juifs. L’exception juive est devenue non seulement un problème, mais une cible qu’il fallait exclure d’une manière ou d’une autre. D’où le fait que la tradition philosophique, a exclu le Juif en nous. Elle l’a exclu d’une appartenance commune sans laquelle elle n’aurait pas de légitimité. Le Juif est devenu la figure d’une appartenance qui n’appartient pas. Vous pouvez imaginer sans peine ce que cette supposée non-appartenance a de conséquences théologico-politiques et géo-politiques. Je crois que c’est le mouvement de l’insécurité foncière suscitée par la question de l’appartenance et de la non-appartenance, au cœur même d’un Occident qui cherchait sa pleine identité, qui a fasciné Nancy, ce qu’il appelle « une exclusion incluse dans ce qui se constitue ainsi ». Cette archéologie de la haine des Juifs est placée sous le signe de l’incompatibilité interne à l’Occident, autant que de la complémentarité. Nancy a estimé nécessaire de souligner davantage les incompatibilités. C’est ainsi que le Juif s’est retrouvé à endosser tous les crimes. C’est là l’énorme massif dont vous parlez, l’expérience d’un monde qui forclot les identités, les peuples, les races, les religions, les poussées d’exclusion des singularités et des minorités, les disjonctions politiques et éthiques. Mais je dois vous dire que je me méfie un peu des pensées qui font du Juif une figure d’inappartenance. Je crois qu’il est urgent de sortir de ce schème. Non seulement le Juif fait partie intégrante de l’histoire, mais il en est un acteur fécond et décisif.