Partage – d’après Jean-Luc Nancy
1 September 2021
Crédit d’image : France Culture
In memoriam pour Jean-Luc Nancy. Aujourd’hui, c’est sa mort qui devient l’inexpérimentable expérience, c’est sa mort l’intruse, et avec elle l’étrange certitude qu’il faudra penser ce qui arrive sans savoir ce qu’il en pense : sans « plaquer » non plus ce qu’il a pu dire sur ce qu’il n’a pu dire. Mais tout ce qu’il a pu dire, écrire (ce « tout » sans mesure, dépassant tout savoir que l’on pourrait posséder, comme « spécialiste » ou comme ami : dont les indications ou les signaux débordent de toute part l’intervalle maintenant mesurable entre sa naissance et sa mort, son premier et son dernier texte) nous portera vers ce qui vient, nous aidera à tenir face à l’intenable, à la fois avec lui et sans lui.
La greffe qui ne prenait pas sur lui c’était la mort : il continuait à battre, ce cœur d’un autre, ou d’une autre, une femme noire peut-être, qui, il y a trente ans, était mort, ou était morte, sans le connaître, et lui avait transmis plus que son cœur, la vie elle-même. Ce n’était pas exactement un don : donner sa vie, donner son cœur, donner ses organes, cela se dit, ce n’est pas faux, mais ce n’est qu’une manière d’approcher ce qui déborde tout don et toute possession ; qui le sait mieux que celui qui a senti son propre cœur le laisser, le lâcher même. Il faut posséder pour donner, or personne ne possède la vie ; ceux qui vivent ont un cœur (parfois du cœur) mais qui bat à son rythme, pour son temps, et parfois au-delà du temps de leur vie, trente ans au-delà si ce cœur est greffé dans la poitrine d’un autre ; et encore : même un cœur vivant ne possède pas son rythme, son temps, ne possède pas la vie. Le battement de la vie se transmet bien plutôt d’un organe à l’autre et d’un vivant à l’autre, il se communique et se partage. Nous ne pouvons que partager ce qui nous excède ainsi, nous déborde, nous pousse à chaque fois bien au-delà de ce que nous croyons maîtriser, posséder, pouvoir garder ou pouvoir donner.
Et si j’étais mort alors, disait-il, en raison de ce cœur qui le lâchait sans qu’il le sût ou, à peine plus tard, le sachant, du rejet d’un autre cœur, on aurait dit le pauvre homme, il est mort jeune, mais tout de même, rajoutait-il, cela aurait été une vie, une vie accomplie, même si nous avons le plus grand mal à penser ce que veut dire accomplie. Ce qui est sûr c’est que l’accomplissement ne se trouve pas dans la longévité : ce qui ne fait pas déjà sens ne pourrait qu’étirer dans le temps son absence de sens. Il ne se trouve pas non plus dans une raison de vivre, car vivre c’est naître et mourir sans raison (même si c’est « en raison » d’un cœur qui lâche ou du rejet d’un autre cœur). Accomplir sa vie, ce n’est pas plus la prolonger que la posséder ou la maîtriser par une somme de réponses scientifiques, techniques, ou même philosophiques à une somme de « pourquoi ». C’est le fait de tenir, pour un temps, qui est à peine « notre temps », face à l’intenable énigme d’un sans pourquoi, exigeant qu’on lui donne sens. Et ce sens, c’est ce que nous faisons à chaque instant de notre vie avec les autres : la vie est sans pourquoi mais avec les autres, se transmettant et se communiquant les uns aux autres.
Cela se nomme égalité, droit de tous et de toutes à l’existence ; non pas seulement à la même existence, mais à une vie singulière, à des vies singulières et plurielles déployant à chaque fois et pour un temps ce que chacun a d’irremplaçable et d’irrattrapable, d’intouchable dans le toucher, d’incommunicable dans la communication. Cela se nomme liberté : pas cette pauvre liberté qui fait que nous pouvons posséder ou même donner, car la liberté non seulement ne se possède pas, mais ne s’appartient pas, disait-il ; donc liberté de s’ouvrir à ce qui n’est pas à nous et n’est pas nous ; liberté non pas de recevoir des autres, ou les autres, selon nos calculs et à notre mesure, mais de laisser l’intrus survenir et nous surprendre. Cela se nomme fraternité, si l’on entend par là non la coexistence des frères mais pas non plus seulement celle des genres, bien plutôt celle des singularités. Cela ne se nomme jamais République, encore moins « valeurs de la République », mais évidence d’une pluralité sans principe, ou valeur infinie de l’anarchie : cœur de la démocratie.
Ou partage, ou départ, ou partance. Le partage de la vie est partage de la mort, partition multiple, foisonnante, indéfinie et départs à chaque instant, séparations pour un moment ou pour toujours, communication entre ceux que la vie sépare, comme la mort, partance de tous vers ce rien dont tous proviennent. « Il n’y a rien entre nous », disait-il : rien de commun et rien de plus commun, rien qui nous réunisse et rien qui nous divise, rien sinon ce rien d’où nous venons et vers où nous allons tous singulièrement, ce rien de différence entre nous, ce rien d’espace entre nous pour lequel il avait inventé un mot impliquant ce rien de différence entre la manière de l’entendre et la manière de le lire : l’aréalité.
Et ceux qui distinguent encore la vie et l’existence, pulsion de résolution de problèmes ou force normative d’un côté, être-pour-la-mort de l’autre, ceux qui gardent cette distinction usée jusqu’à la corde (Bergson d’un côté, puis Deleuze, puis Spinoza ( ?), Heidegger et les « post-Heideggériens » de l’autre), mais pratique, au sens faible, c’est-à-dire très utile professionnellement pour peu qu’on n’y revienne pas vraiment, ceux qui font ainsi profession de philosopher, ne l’ont pas assez lu. L’existence n’est pas le privilège que donne aux humains, même nommés autrement (Dasein) l’horizon sans cesse rappelé de leur mort. Elle est la pluralité de l’être qui jaillit dans l’évidence de ses différences : alors une pierre existe, elle aussi se tient là, dehors, elle touche le sol sans le sentir, d’un toucher sans lequel il n’y aurait aucun toucher sensible, si bien que l’existence excède la vie exactement comme la vie s’excède, dans une multiplicité indéfinie de formes vivantes et non-vivantes, non-vivantes pour les vivants et les non-vivants, dans le même monde fragile comme une peau. Tous les êtres ne naissent pas mais tous surgissent, tous ne meurent pas mais tous finissent, le monde est partance et peut finir. Réduire l’existence à la mortalité c’est manquer la vie, la réduire à la vitalité c’est la manquer tout entière, c’est ne plus savoir dire qu’un lac repose sur soi en s’appuyant sur ses bords, que la terre tremble (ce tremblement : le réel nu, son intrusion brutale dans la vie et contre la vie, qui cependant continue au-delà de lui) ; on ne peut renoncer ainsi à penser la matière solide et fragile, créatrice et destructrice. L’idéalité du sens est indissociable de sa matérialité, disait-il.
Allez savoir pourquoi l’être pulse et bat sans cesse ou pourquoi la vie nous pousse ainsi, quand même le savoir tient de cet allant, de cet élan qui le déborde de toutes parts et déborde indéfiniment, toujours, les savoirs que l’on possède, si bien que l’on reste ignorant, pauvre et proche des pauvres, au plus loin de ceux qui sont sûrs de posséder, d’être libres de pouvoir garder et pouvoir donner, et qui préfèrent garder.
Ainsi tous les êtres, vivants et non-vivants, font sens, c’est-à-dire excèdent leur présence en la manifestant, même s’il n’y a personne pour faire de cette manifestation un paysage ou un spectacle. Il n’y a pas d’un côté l’en-soi, la pâte absurde des choses closes sur elles-mêmes, de l’autre le pour-soi libre et pourvoyeur de monde comme de significations, mais un monde où tout se manifeste, pour rien, sans pourquoi, et voilà ce qui fait toute la beauté du monde, s’excédant lui-même: le sens du monde est hors du monde disait-il après Wittgenstein, si bien que la plus grande attention au réel prend son point d’appui ailleurs, mais un ailleurs qui n’est rien sinon ce dehors vers lequel tout va.
Que serait l’art sans ce qu’il n’a pas choisi, ce qui échappe à toute perspective, et se manifeste en dehors de l’art ? Comment pourrait-il faire éclater la lueur d’un paysage ou saisir les nuances de la chair, faire naître un désir ou nous laisser, simplement, devant l’évidence des choses ? L’art : les arts, dans leur profusion incontrôlée, des mille statues de Bouddha aux graffiti sur les murs, des sonates au rap de banlieue, de la peinture à la photographie, au cinéma, aux images d’amateurs, de la poésie à la prose la plus prosaïque, l’art allant toujours au-delà de lui-même, sans que l’on puisse dire, sauf par facilité, que ce n’est plus de l’art, tant qu’il s’agit d’écouter, de voir, de sentir, les signaux du monde, humain, non-humain, vivant, non-vivant – de saisir les êtres comme autant de signaux. L’art implique, disait-il, une sensibilité spirituelle où s’éprouve qu’il y a du monde, des mondes, du faire-défaire- des-mondes, du toujours en plus et toujours en moins qu’il faut pour que ça se forme.
Il est vrai que l’art a toujours été excédé par ce qui était encore lui et moins que lui, la technique, comme simple maîtrise de la matière, laquelle ne visait que la simple reproduction de formes utiles (lits, maisons, outils) avant de prendre une autre voie, de trouver sa voie vers l’excès : la production sans cesse renouvelée de nouveaux objets, une production sans limites, tendant à la surproduction et à la surconsommation. Voilà un problème de civilisation – la nôtre, celle qui a inventé le terme « civilisation », et qui a fait de l’humain cette capacité à produire et maîtriser, calculer, standardiser, posséder, à se réaliser indéfiniment dans des formes finies, équivalentes sans être égales, monnayables et non partageables, jusqu’à perdre toute valeur. Il en a résulté un mode universalisable d’inégalité, de non-liberté, d’absence de fraternité, le marché mondial des « biens », jusqu’à ce que les œuvres d’art, mais aussi la santé, la vie, deviennent des « biens ». Ce marché érode ainsi le sens du monde, le met à nu, et court vers sa fin qui est aussi celle de notre civilisation. Serait-ce un mal, quand la même civilisation a tant creusé et pratiqué le mal, cette liberté de renoncer à la liberté, ou cette liberté déchaînée contre elle-même ? En tout cas ce ne serait pas la fin de tout : toutes les civilisations finissent, l’humanité pourrait finir, rien n’a de sens par sa longévité, qui ne serait alors que l’étirement d’une absence de sens. L’essentiel est ailleurs, dans ce qui a été accompli, ce qui s’est manifesté, dans un avoir-été où se trouve l’éventualité contingente, fragile, d’une relance, dont il faut aujourd’hui tenter de guetter les signaux. Après tout, pourrait naître une civilisation qui saurait que l’humanité peut finir, qu’elle ne peut durer (ne serait-ce que pour un temps) sans partage des « biens », mais aussi de l’existence et de la vie, non seulement entre humains, mais avec toutes les autres formes de vie et d’existence.
Espérer ne suffit pas ; il faut d’une part résister en acte ou en écrivant à ce qui fait glisser vers le pire, le marché, les inégalités, l’autoréalisation continue de l’humanité occidentale qui s’étend dans le monde, le colonise ou le globalise, en écrasant tout ce qui est autre, au nom d’une liberté individuelle qui ne se réalise jamais ; et souligner ce qui pourrait mener vers plus de finitude : ce n’est en effet pas en se croyant surhumains, mais en étant trop humains que les hommes tendent vers l’égalité et le partage. Evidemment, souligner ou signaler, ce n’est pas faire advenir : les philosophes ne sont pas surpuissants comme croient l’être les chefs d’Etat et doivent même résister à leur propre tentation, celle de l’autoréalisation de la pensée, qui a tant participé à celle de l’Occident. Signaler c’est laisser advenir : se tenir prêt pour une mutation dont les ressources de justice, et même de joie, sont enterrées pour et par ceux qui stagnent et répètent (ici, ailleurs) d’anciennes valeurs, participant ainsi aux souffrances et aux inégalités actuelles.
Il n’y a pas plus de solution dans un quelconque retour en arrière que dans une croissance destructrice ; pas plus dans un survivalisme autorisant des vies individuelles accrochées à elles-mêmes à s’isoler de l’humanité, que dans un sursaut des religions soudant des communautés par le sacrifice de soi ou des autres : communautés accrochées à la mort plus qu’à la vie, refusant de voir que l’existence est insacrifiable. Il n’y a pas plus de solution dans l’occidentalisme que dans le rejet de l’Occident. Car après tout, la pensée occidentale offre avec d’autres une version à partager de ce que veut dire égalité, liberté, naissance, mort, finitude, sens, partage.
Cela peut encore se nommer communisme (mais sans communion et sans communauté identifiable), écologie, mais aussi écotechnie : car la technique appartient à cette pulsion qui fait que l’homme s’excède : elle ne le rend pas surhumain : elle le rend certes inhumain en déployant une puissance plus autonome que lui ; mais elle est encore humaine, trop humaine, dans son incomplétude face à la matière comme face à la vie, et qui fait qu’elle sauve comme elle tue, qu’elle permet de communiquer autant qu’elle se perd dans l’insignifiance, qu’elle participe à l’art autant qu’elle s’en éloigne. La technique prend ainsi sens quand elle se voue à autre chose qu’elle-même. Qui le savait mieux que celui dont la vie, qui aurait pu alors finir, a pu être relancée par une greffe, ce geste technique d’intrusion violente et risquée dans un corps, d’où résulte qu’un autre cœur, un autre intrus, rétablit son « fonctionnement », et cela non sans un long suivi tout aussi technique (scanners, opérations, médicaments) sans lequel il n’y aurait tout simplement pas eu de suite ? Celui qui ne passait pas un jour sans son ordinateur, ne se déplaçait pas sans son appareil photo, aimait faire ses propres montages vidéo, ou pouvait répondre à celle qui l’interrogeait à distance lors d’une émission de radio : j’ai mon casque sur les oreilles, je vous entends comme si vous étiez là, ce n’est pas mal la technique…
Nous venions d’arriver à Rome par deux avions différents et étions allés manger une pizza : humains, trop humains… C’est peut-être Rome qui entraîna cette discussion sur La Déclosion, un livre qui m’avait gêné, car pourquoi nommer encore foi l’ouverture de la raison sur ce qui la dépasse, un monde sans arrière-monde et sans espérance de survie, et comment penser que la finitude de l’homme soit déjà entièrement dite par le Fils de Dieu… Il m’a dit à quel point il s’était replongé dans la patristique pour l’évider jusqu’à l’évidence, pour que disparaisse l’autorité de la preuve, que ne demeure que cette insatisfaction de la raison qui la sauve du dogmatisme comme du nihilisme, et la rend attentive à tout ce qui survient. Résister aux autorités, non obéir aux puissances… Cela je pouvais comprendre, et nous avons parlé (ce n’était pas vraiment une « suite » : nous étions fatigués et le vin de la pizzeria un peu plus fort que prévu) de ce qui me paraissait si difficile, qui me semblait chez lui si facile : suivre sa voie dans la philosophie sans s’en remettre toujours à d’autres, sans multiplier citations et notes de bas de page. Ce n’est jamais gagné, c’est beaucoup de travail, m’a-t-il dit. Je l’ai alors senti insatisfait, non de sa réponse, non simplement de lui-même, mais précisément de ce qu’il venait de nommer insatisfaction de la raison (je retrouverais cela dans un trait d’humour : alors que l’organisateur d’une conférence le présentait comme l’auteur « de plus d’une centaine ouvrages », il l’interrompit pour s’exclamer : « c’est de ma faute ! »). J’ai compris alors la vanité qu’il y avait à être avant tout insatisfait de soi, et que c’est ce sentiment, simplement nourri de lui-même, qui fait que l’on s’abrite derrière d’autres auteurs ; autrement dit que le travail philosophique s’oriente mal si l’objectif est de devenir soi-même (car qui est-on, qui peut-on être face à l’histoire de la philosophie, face à l’Histoire, face à la multitude indéfinie des humains vivants ou morts qui nous valent), qu’il n’a d’orientation qu’en l’absence d’objectif, que s’il est décidé à chaque fois par ce qui vient de se produire, que nous ne pouvons encore assimiler, mais qu’il faut tenter de dire et d’écrire parce que nous en savons légèrement plus, d’expérience, que ceux qui ont écrit avant nous ; que c’est difficile à faire… que de travail à fournir pour se libérer, pour tenir face à une actualité où domine les coups de boutoirs répétés (différemment ?) de l’inégalité et la non-liberté, pour déceler les signaux d’une liberté qui doit encore, disait-il, se libérer elle-même !
Aujourd’hui, c’est sa mort qui devient l’inexpérimentable expérience, c’est sa mort l’intruse, et avec elle l’étrange certitude qu’il faudra penser ce qui arrive sans savoir ce qu’il en pense : sans « plaquer » non plus ce qu’il a pu dire sur ce qu’il n’a pu dire. Mais tout ce qu’il a pu dire, écrire (ce « tout » sans mesure, dépassant tout savoir que l’on pourrait posséder, comme « spécialiste » ou comme ami : dont les indications ou les signaux débordent de toute part l’intervalle maintenant mesurable entre sa naissance et sa mort, son premier et son dernier texte) nous portera vers ce qui vient, nous aidera à tenir face à l’intenable, à la fois avec lui et sans lui. Déjà, je relis dans La Déclosion que mourir, c’est être arraché autant à la mort qu’à la vie… Je le pense arraché à la mort.
Certes il ne répondra plus, lui qui répondait toujours ; il est parti, celui qui disait que nous sommes en partance. La disparition est intenable, excessive. Mais tout comme l’apparition, répondrait Jean-Luc Nancy. Ou du moins, il demanderait, comme il l’a déjà fait : « Qui peut donner la mesure de naître et de mourir, de paraître ou de disparaître ? Peut-on trop paraître, ou trop disparaître ? »