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Trois Pères – Jabès, Derrida, du Bouchet (Deuxième partie)

29 July 2021

Trois Pères – Jabès, Derrida, du Bouchet (Deuxième partie)
PHILOSOPHY
POETRY

Kleurenlitho (lithograph), Bram van Velde;  Crédit d’image : kunstveilig.nl

Deuxième partie de l’extrait du livre Trois père – Jabès, Derrida, du Bouchet, éditions Le bord de l’eau, 2019.

Qu’est-ce qui a le plus compté, le texte ou la figure du maître, de l’enseignant, du passeur, voire du quasi-rabbin (tout de même un peu imaginaire) ?


Vous y allez fort même si, je ne l’oublie pas, les rabbins imaginaires sont des personnages clé du Livre des questions.

…ils sont, nous dit Jabès, les phares de sa mémoire et tout autant les porte-paroles du livre…

Là-dessus je ne peux que vous suivre ! Des personnages multiples, inventés et en même temps teintés de réalité, des revenants et en même temps le voisin d’à-côté. Issus du livre et (d)écrivant le livre, puisque Jabès les met en première ligne, en fait des lecteurs privilégiés, garants d’une unité sans uniformité. Mais vous savez Derrida et du Bouchet ont su aussi forger avec des lettres leurs propres porte-paroles. C’est un signe qui ne trompe pas : Jabès, du Bouchet Derrida habitent leurs personnages. Alors j’aime indissociablement et l’homme et l’œuvre, leurs échanges réciproques, ce qui se partage ainsi. En un clin d’œil je dirai volontiers en m’appuyant sur une de ces formules dont ils avaient le secret (ils m’ont transmis le virus) : complicité duelle du livre et du poète, duplicité d’un seul et même sujet… En somme si j’aime du Bouchet, Derrida et Jabès, - voyez ils sont encore assez vivants en moi pour que j’en parle au présent - c’est autant pour ce qu’ils sont que pour ce qu’ils deviennent…


Dans l’ombre de Blanchot, il n’y a pas âme qui vive. Bref non seulement Blanchot ne s’aime pas, mais il a toujours ressenti au plus profond de son être cette incapacité foncière à sortir de lui-même, pour toucher l’autre, pour en saisir la main, pour en sentir la chair. D’où cette réserve certaine…

Mais laissons ce préambule et revenons à la question de la transmission ou/et de la filiation. Père/fils ou maître/élève ? Sans doute. Toutefois et même s’il y a une histoire de famille qui mêle les sources de l’homme et les ressources du livre, il s’agit certainement aussi de tout autre chose, d’une relation que je ne saurais nommer. Comprendre cette attirance, cette sorte d’aimantation c’est aussi cela que je cherche. Si je reprends encore une fois le fil de mon histoire - pardonnez-moi, je ne peux faire autrement ; j’avance en grappillant - je m’aperçois qu’en arrière-plan, il y a un trou béant. Si je résume : quel rapport intime, « privé » ou « biographique » avec mes « pères en poésie » Jabès, du Bouchet, Derrida, en vérité on devrait rajouter Paul Celan, peut-être même Lévinas ; toute une génération d’abord et qui en porte les stigmates : tous ont connu l’exil, la ou les guerres, le trauma apparent dans la petite enfance, mais aussi bien la multiplicité des langues, les troubles identitaires, des manques existentiels : rien d’évident de ce côté-là en ce qui me concerne, du côté de ma petite personne ! Quelque chose de troublant dans l’écart insondable entre cette communauté de destin et la banalité de mon propre parcours. Naturellement, je n’ai pas l’intention de reconstituer de manière fictive et un peu dérisoire je ne sais quelle filiation. J’y vois une simple perspective et une façon de recentrer le propos, d’abord de tendre l’oreille. D’y retrouver d’abord un certain judaïsme, je vous l’ai dit, qui pointe le bout de son nez. Tous juifs sans l’être à des degrés divers. Et puis l’enfance qui sera le point de fuite incontournable… secrète, blessée aussi chez moi par l’après-guerre et qui compose sûrement avec ma judaïcité troublée – avec mon « complexe juif », en somme… ;

Si on vous suit, c’est ça qui compte le plus…

Oui, sans doute, permettez que j’insiste et venons en précisément aux faits. Pour des raisons qui ne vous étonneront pas , je ne suis pas circoncis; je suis incirconcis, si l’on peut dire, pour mieux nommer ainsi cette blessure toute symbolique, hyperbolique, la non-blessure qui marque les enfants juifs nés après-guerre, tombés dans l’après-guerre… Autres « détails » qui ont ici clairement une importance que je ne sais mesurer : si ma famille a porté l’étoile jaune - mes grands-parents, du côté de mon père, ont passé toute la guerre dans le Sentier, en se cachant quand il fallait le faire -, si ma famille du côté maternel a dû fuir en zone libre et se cacher et/ou résister sous un nom d’emprunt - comme par un fait exprès ils s’appelaient Dreyfus -, si mon père fut pendant quatre ans, comme beaucoup d’autres français, prisonnier de guerre dans le nord de l’Allemagne, personne, oui je dis bien personne dans ma famille n’a été déporté ! La chance, les circonstances… mystère ; je ne sais même pas si c’est exceptionnel ou plus banal qu’on ne croie. Mais cela crée une situation assez inconfortable, jamais vraiment nommée, non-dite, post-conflictuelle, moins facile à gérer qu’on ne pourrait le penser. La vie, la mort, la vie, …on a beau dire, on ne s’en sort pas comme ça ; que de fantasmes et que d’idées toutes faites, que de nœuds dans la tête. Beaucoup de questions… Jabès, on l’imagine… Alors, si j’en reviens à mon sujet, au vrai sujet du livre comment ne pas coller à cette famille toute symbolique ou l’un est toujours plus et moins juif que l’autre, ce qui minore, relativise le judaïsme de tous ! Tenter de rejoindre cet « autre » qui a des origines multiples mais sûrement pas les mêmes origines que « moi » ; comment ne pas accepter cette identité fracturée qui doit composer avec cet alliage inédit, trouver sa marque de fabrique mouvante, tremblante, insatisfaite, et donc difficilement nommable mais franchement nécessaire. Oui comme beaucoup d’entre nous probablement, je ne résiste pas à cette tentation un peu adolescente : pas d’identité pour mieux réaffirmer ma liberté première…



Alfred Dreyfus dans sa prison sur l'Île du Diable en 1898 ; Crédit d’image : Wikimedia Commons

… mais sans y renoncer ?

ien sûr. D’ailleurs pourquoi faire fi de l’expérience et des leçons de mes pères, qui tous ont su trouver les mots pour dire de façon responsable qu’on ne peut pas s’en passer, que l’on doit faire avec. Je vous laisse lire ici, dans les pages qui suivent, ce qu’ils disent de cette identité fugace, insaisissable, troublée, mais constamment à la recherche d’elle-même…

Alors, Derrida, Jabès, du Bouchet n’ont pas été des maîtres en un sens ordinaire mais ils ont été assez ouverts à leur altérité, à leur propre étrangeté, pour nous permettre de suivre leurs traces, de leur emboîter le pas - il ne s’agit pas seulement de moi, mais d’une authentique communauté de lecteurs -, sans être sûr de rien, sans le moindre acte d’allégeance ; en exerçant seulement cette liberté bien ordonnée, qui commence par soi-même ! Moins des figures à recopier que des visages à scruter, questionner, dessiner si l’on reprend le beau terme de Lévinas.

Mais encore ?

La force tranquille doublée d’une force inquiète ! Non, je plaisante. Pour dire les choses très simplement, ils restent des sources d’inspiration autant que des modèles. Grâce à eux, avec eux, d’abord par le truchement des livres, j’ai pu discipliner l’indiscipline fondamentale qui me faisait courir un peu dans tous les sens ; sans doute ai-je trouvé ma propre voie, sans doute m’ont-ils permis d’entendre ma propre voix, de l’activer d’abord, puis de la façonner ; d’aller en somme, où je devais me rendre pour tenter de conquérir avec mes propres mots un peu de ma liberté…

… poète en cela ?

Comment savoir ? Mais animé par une espèce de sens de l’absolu, d’un absolument autre et… sans doute interdit ! Comme pris entre deux feux. D’abord la vie de tous les jours, ensuite l’emprise de la nuit noire. D’où cette nécessité d’y mettre les deux mains. Poète et essayiste, dit-on…, un peu dans l’entre deux. Comment s’y prendre ? Comment nommer ce non-savoir, cette relation sans relation comme aurait dit Blanchot et pourtant amoureuse qui me portait, me porte vers ce que je ne connais pas, qui m’importe d’autant plus qu’il n’y a rien à connaître pas même de foi pensable ; ni sujet ni objet, un point aveugle, comme les trous noirs des physiciens constitués d’antimatière et pourtant accueillants pour d’autres univers, de véritables aimants…

Toujours cette attirance des mots qu’ils partageaient d’ailleurs… ; le je /le jeu, ils ont tous plus ou moins brodé autour de ces …jeux là ! Derrida, Jabès et du Bouchet ont-ils eu l’occasion de faire un bout de chemin ensemble ? Il y a peu de traces de leurs rencontres, de leur dialogue. De quoi être surpris ? déçu ?


Dans l’ombre de Blanchot, il n’y a pas âme qui vive. Bref non seulement Blanchot ne s’aime pas, mais il a toujours ressenti au plus profond de son être cette incapacité foncière à sortir de lui-même, pour toucher l’autre, pour en saisir la main, pour en sentir la chair. D’où cette réserve certaine…

Bien sûr, au-delà de tant de points de recoupement, il faudrait être sourd pour ne pas entendre aussi les différences ! Soyons honnête, eux-mêmes qui auraient pu tant partager se sont trop souvent ignorés. Peu vus, et jamais assez lus. Si je retiens toutes les combinaisons possibles il n’y a eu qu’une lune de miel entre le jeune Jacques Derrida et son ainé Jabès mais très vite la différence d’âge s’est estompée et tout s’est un peu compliqué. Pas d’irénisme, pas d’angélisme. Entre eux il y avait certes un infini respect, beaucoup d’admirations muettes, voire des échanges quand l’enjeu le rendait nécessaire ; souvent des enjeux politiques, ils étaient tous d’une sensibilité à fleur de peau et vivaient très difficilement un engagement à gauche qu’ils ressentaient comme insuffisamment efficace ! Mais en dehors de ça, entre eux rien n’a été facile. Vous retrouverez d’ailleurs dans le texte sur du Bouchet cet adage diasporique dont il a fait une profession de foi carrément rabbinique, secrètement partagée par tous ses condisciples : « pour réunir les hommes, il ne faut pas les rapprocher ». Mais quels que fussent leurs désaccords, leurs différends parfois, je sais (vœu pieux de « l’amoureux » ?) qu’il y avait quelque chose qui résonnait entre eux qui était assez fort pour résonner aussi en moi ! Et que ce soit une relation religieusement déconnectée de toute forme de lien tangible voilà qui ne peut nous laisser insensibles. En un mot comme en cent, tous trois ont su penser bien plus qu’ils n’ont pensé, tous trois ont su m’offrir bien plus qu’ils ne m’ont donné. Comment leur rendre grâce ? J’y vois, pour ma part, le point de départ de ce présent volume : quid de cet ineffable « réson », qui depuis n’a cessé de de m’accompagner et de me faire vibrer ; que dire de ces accords qui en trahissent ou en traduisent la source ? Comment capter l’écho d’un puits sans fond ni rien ? Peut-être faudrait-il creuser autour de la musique ! C’était un autre point de rencontre, un de leurs jardin secret ô combien partagé. Mais là…

Tous les trois, dites-vous volontiers ; mais pourtant chacun a quelque chose de spécifique, chacun a apporté sa pierre toute personnelle à l’édifice que vous nous décrivez, à la « maison Cahen » !

Pour moi, mais je ne vous apprends rien, Jabès reste incomparable. Il est à l’épicentre de mes tremblements de terre. Ses livres concentrent le tout de son aventure ; et cela intuitivement je l’ai senti tout de suite. Quand je le voyais, nous parlions de tout, de tout sauf de ses livres, à de très rares exceptions près. Et dans le plus banal, dans le tout-venant, j’avais toujours le sentiment d’entendre parler les personnages qui habitaient ses livres ; inversement, en le lisant, je le retrouvais tel qu’en lui-même la poésie le change. J’ai d’ailleurs bien souvent tenté de m’en expliquer. J’y reviens rapidement dans le présent volume, mais il suffit pour mettre les choses en perspective de s’arrêter sur son départ d’Égypte en 1957 ; comme si, avec l'exil, à défaut de rester maître de son destin, Jabès se plaisait à devenir, enfin, le sujet d'un infini désir. Quel sentiment de liberté alors; oui en lisant cela, en retraçant le sens d’une aventure qui n’est en rien la mienne, en suivant le destin d’un étranger que je commençais à apprivoiser dans ma tête, j’ai réussi à me mettre sur mon chemin. Et, sans hasard aucun, c’est Jabès qui formule parfaitement la loi de cette concordance : « ne demande pas ton chemin à celui qui le connait mais à celui qui, comme toi, le cherche ». Avec en prime, ce plaisir d’innover qui animait Jabès, cette folle envie de créer mais sans faire table rase d’un passé nécessaire ; cette belle idée qu’on ne se rapproche de soi qu’en inventant l’avenir… Des mots, rien que des mots tout cela ? Soit ! Avec l’idée de passer outre. En vrai poète Jabès savait entendre la voix des mots en écoutant la voix de son désir, en faire une langue vivante, créer ainsi des ouvertures dans sa façon de parler ….

Par exemple ?

Dans le commentaire, dit-il, rien de plus précieux que le supplément d’âme qu’on doit au « comment-taire » (sic) ; c’est comme cela qu’il introduira du silence dans le poème, comme si la poésie ne pouvait se limiter aux seules formes culturelles du poème, comme si le poème ne devait supporter à lui seul la nature de sa propre recherche. Jabès soulignera le sentiment de plénitude ressenti dans sa chair en découvrant combien la quête de soi se fait « en-quête » de l’autre. Certes cette posture - qui elle aussi se cherche - s’accommode du poème, de sa forme classique, de cette parole qui vit de ce qu’elle dit ; mais elle demande aussi tout autre chose, une avancée sur le chemin de la vie, avec cette seule ligne directrice : ne pas fixer trop vite la forme, ne pas figer le pas de l’homme, ne pas, ne pas…parler pour le désir qui me porte vers l’inconnu ! Belle expérience, si fortement mise à l’épreuve, écrite, décrite par l’immense Livre des questions. Un océan…, un continent…, l’espoir de prendre pied un jour sur une terre inconnue. Pas étonnant que je m’y sois perdu, que je m’y sois noyé, avec toutefois cette impression tenace, excitante d’arriver à mes fins, d’enfin toucher le fonds de l’aventure… De quoi alimenter la religion du livre, de quoi se convertir à la littérature, vous ne croyez pas ?

On a le sentiment qu’avec Jabès tout s’est mis en place. Quel rôle a pu alors jouer Derrida ? Quelle place pour le philosophe ou la philosophie quand tout semble se jouer ailleurs ou sur une autre scène ?



Derrida, Crédit d’image : The University of Queensland

Pour Derrida, il y eut d’abord la stupeur d’une rencontre improbable. Peut-être aurais-je du tout à l’heure mieux souligner à quel point Jacques Derrida était une véritable star, courtisé par bien des prétendants d’une tout autre envergure, d’une toute autre importance que moi. Précisément… ça a dû jouer en ma faveur moi qui ne demandais rien que la réassurance d’un penseur essentiel…et fondamentalement inquiet. Oui, clairement Derrida, sa personne, sa pensée, son mode existentiel m’ont offert le refuge que je cherchais pour y loger mon inquiétude ou mon angoisse… de vivre et de ne pas vivre. Jacques Derrida, tout écrivain qu’il fût, était d’abord bien sûr, un philosophe, de quoi m’intimider et aussi me faire rêver ; mais c’était aussi bien un penseur habité par cette volonté de questionner la philosophie sans relâche, depuis un lieu désert, inhabitable, infréquentable peut-être, un lieu assez libre de toute philosophie pour l’inquiéter jusqu’à la question même ; et dans de telles conditions, un lieu évidement mythique. De ce point de vue Jacques Derrida était un éclaireur. Bien sûr j’ai aussi lu Deleuze, Lacan ou Roland Barthes mais Derrida était le seul dans l’avant-garde capable en une fraction de seconde de trouver l’ouverture, sortir ses armes, pointer l’inaccessible…

C’est-à-dire ?

Prenez la déconstruction ; sa trop fameuse déconstruction; il en souffrait, ça occultait tout le reste ; ce n’est pas lui qui a choisi d’en faire un étendard. Elle ne visait rien d’autre que de libérer des énergies, nous embarquer au-delà du pensable, nous situer progressivement à la frontière de l’inimaginable. Oui quel bonheur de se trouver, de se construire… - je vous le rappelle, j’avais 20 ans tout juste, ou à peine un peu plus - en s’adonnant à la déconstruction avec Jacques Derrida en maître bâtisseur mais aussi bien avec tous les Derrida de la terre…, tous ceux qu’il inventait pour se remettre en scène mais dans une « autre scène » ; oui c’était vraiment un philosophe-artiste aux mille facettes, tout autant professeur « orthodoxe » que magicien des lettres…

Un peu gourou, à ce qu’il semble ! Saviez-vous où vous embarquiez, et surtout avait-il, lui, conscience de la limite ? Autrement dit, savait-il comment ne pas trop en faire ?

Que dire de cet imaginaire qu’il a nourri, forgé, illuminé, le mot n’est pas trop fort ! Pour le reste lui seul pourrait le dire ! Il n’est plus là, on ne va pas faire tourner les tables, interroger les morts, même si l’idée ne lui aurait pas déplu ! Alors, laissez-moi deviner sa réponse mi-poétique et mi-philosophique, quelque chose comme : science de l’écriture, silence de l’écriture ! Presqu’un adage, pas loin de consonner avec un silence poétique mais assez maîtrisé pour qu’on y entende aussi la voix de la raison. D’ailleurs Jacques Derrida a cultivé les phrases à double entente, double détente, d’une ambivalence impeccable qui semblent tout dire, dire tout et son contraire comme pour mieux embrasser la totalité achevée …de ce qui nous dépasse ; «il faut se rendre là où il est impossible d'aller ». Facile ? Pas si facile… En tous les cas c’était le bon moyen de nous dire sans faux-semblants nos « quatre vérités ». Bien sûr il a pleinement conscience de la folie de telle ou telle proposition, et il mesure cette déraison qu’il associe à la raison pour en fortifier les ressorts. Mais quel bonheur de s’éveiller, de s'inventer soi-même en inventant cet autre que je suis, en invitant celui qui hante mes rêves. Ceci encore, rien que pour le plaisir : « la seule décision possible passe par la folie de l'indécidable et de l'impossible : aller où il est impossible d'aller ». Avec toujours dans un coin de la tête, une idée bien précise de ce que l’on doit faire... J’aime que ces énoncés tout derridiens qu’ils soient fassent signe vers un ailleurs, j’ose même imaginer de tels propos sortant de la bouche de du Bouchet ou se profilant sous la plume de Jabès. Cela dit, des trois Jacques Derrida était sûrement le plus complexe, le plus insaisissable, mêlant une grande douceur, une générosité immense et une violence (le plus souvent) rentrée. Probablement le fallait-il pour mieux sortir de l’ordinaire, et ne pas faire de cet immense chantier le plus banal des exercices, de simples travaux pratiques. Il était tout de même capable de coups d’éclat, en franc-tireur qu’il se plaisait à être et s’il a su polémiquer quand la situation le demandait (que d’injustices à son égard) il lui est arrivé de tirer à vue, sans sommation, faisant trembler les murs. Bref…

Finalement du Bouchet est le moins prévisible de vos trois élus ; même si d’une certaine façon chacun est l’intrus des deux autres !

Oui, j’aime bien cette idée de l’intrus et de leurs places qui tournent, s’échangent. Après tout c’est bien de ne pas assigner à tel ou tel une place définitive ; chacun devient l’autre des deux autres, c’est assez amusant, convaincant, plein d’une mobilité séduisante. D’ailleurs je ne jurerai pas que je ne l’ai pas toujours vécu comme cela, passant de l’un à l’autre. Cela dit, j’ai toujours été attiré, fasciné par l’art de du Bouchet, poète parce qu’il n’a pas pu peindre, peintre en étant poète ; au-delà d’une esthétique, il faut y voir son regard sur le monde, une façon singulière d’envisager la vie, une véritable éthique. Qu’il revendique d’ailleurs dans un de ses énoncés très clairs, quasi définitifs qui nous font avancer, nous aident à retrouver le chemin. Par parenthèse permettez-moi encore de dénoncer une contre-vérité qui laisse entendre que ces grands marginaux de la littérature en nihilistes incorrigibles n’ont jamais rien proposé, rien dit qui ne soit audible au commun des mortels. C’est évidemment tout le contraire et c’est encore une autre raison de les aimer ; écoutez du Bouchet : « C’est toujours une exigence morale qui me fait marcher », écrit-il avant de préciser : « mais je suis toujours d’un pas en arrière de cette exigence morale ». Ce qui ne l’empêche pas de se tenir au près serré de la réalité. La poésie lui a toujours semblé inacceptable, voire immorale précisément si elle ne retient pas « un taux de réalité ». En vérité je ne suis pas sûr d’aimer la poésie. J’ai toujours ressenti une méfiance instinctive par rapport à l’emphase, au verbe haut perché, à la musique dont l’harmonie surfaite trahit l’irrégularité des sens, du sens. En lisant du Bouchet j’ai découvert que l’émotion était d’autant plus forte qu’elle s’accordait à la simplicité. « Il n’y a qu’à dire ce que l’on voit/ ce que l’on sait/ et tout est inventé » explique encore du Bouchet en une merveilleuse leçon de poésie qui mêle matérialisme fiévreux et une bonne dose de prosaïsme ! Son œuvre parle d’elle-même ; si l’homme est conséquent, ses livres sont exemplaires. Contre la Poésie qui parle trop fort et se trahit d’elle-même, contre l’emprise du verbe, l’œuvre de du Bouchet impose la force du silence et la vertu des mots. Une bouteille à la mer pour renouer les fils… Si vous vous demandez qui incarne au mieux le poète d’aujourd’hui, celui qui sait réinventer la poésie comme parole immédiate, alors ne cherchez plus. Du Bouchet n’y pensait pas, lui qui ne rêvait que de peinture. N’empêche … Comment ne pas être impressionné par cette attitude sans calcul, sans paraitre, sans illusion non plus ; « c’est regarder le ciel qui m’a empêché d’avoir un métier » constate-t-il sans le moindre regret mais sans en tirer non plus de fierté particulière ; ses mots ont pris une épaisseur, une densité uniques parce qu’ils disaient la vérité, cette vérité qu’il avait faite et qu’il avait faite sienne. Je ne sais s’il m’a donné la clé de la poésie (petit p !) mais il m’a montré le seuil de la maison en dessinant une poétique vivante ; la poésie, ce qu’on appelle ainsi, est le meilleur vecteur pour cette communication qui (r)allie l’autre à l’autre, qui expose l’autre à (ce) qui lui permet d’être…, qui met en communication celui que je suis et celui que je cherche … Non content de l’appliquer, du Bouchet énonce la règle du jeu avec une belle maitrise : placer la voix, apprendre à tendre l’oreille, entendre avant de comprendre. Autrement dit, mêler ces facultés d'être soi sans être rien, cette faculté de garder le silence mais sans prendre la pose, sans pour autant se taire ! Savoir toucher à l’inconnu, ce n’est pas une mince affaire…


il suffit pour mettre les choses en perspective de s’arrêter sur son départ d’Égypte en 1957 ; comme si, avec l'exil, à défaut de rester maître de son destin, Jabès se plaisait à devenir, enfin, le sujet d'un infini désir.

Comment partager cela sans retomber dans les clichés ou dans les commentaires, sans que la forme de vos textes ne vienne en infirmer le contenu ?

Mêler nos voix et démêler les vies. Alors j’ai tout misé sur la simplicité et la plasticité ! Avec cette idée fixe qui vire à l’obsession : montrer le travail de la vie à l’œuvre. D’où la nécessité de varier les registres : entretiens, dialogues… à plusieurs voix, citations « remixées » etc. J’y vois la chance d’éviter de tomber dans je ne sais quel cliché, voire d’inventer des personnages trop lisses, trop prévisibles, factices. Pour les portraits robots ou les caricatures, - Jabès en vieux sage égyptien, Derrida en déconstructeur compulsif, du Bouchet en poète intouchable - Wikipédia fait parfaitement l’affaire. Devant la plasticité de tels sujets, mieux vaut varier les angles, multiplier les prises de vue, quitte à laisser parler mes interlocuteurs et ceux qui les ont côtoyés. Alors plus de noir-et-blanc que de couleur si je continue à filer la métaphore photographique. Comment mieux voir les ombres, mieux détacher les lignes, trouver la profondeur de champ, faire preuve du doigté nécessaire. En un mot comme en cent : les présenter, mais en les laissant faire ! Qui d’autres pour dire ce qu’ils sont, ce qu’ils font, où ils vont ; quoi d’autres que ces « autoportraits », guillemets, pour retrouver leurs vérités premières, le feu sacré qui brûle à l’intérieur ? Mais sans omettre les faits et la chronologie. Pas d’autre façon de leur être fidèle : faire ce qu’ils font et tout autant ce qu’ils semblent interdire. J’espère ainsi les rendre plus accessibles…

Au-delà de ces « vérités premières », en quoi cela nous parle-t-il aujourd’hui, vous aide, nous aide à avancer ? Imaginons un écrivain en herbe ! Quelle leçon pourrait-il en tirer ?

Ah non ! Pas de mots d’ordre pour déblayer le chaos ! Et loin de moi l’idée un peu baroque de vous livrer le power point de cette saga existentielle. Alors, sans réfléchir, une idée phare ou une image, une seule qui justifie qu’on lise encore ces trois auteurs… Si vous y tenez…

Commençons par Jabès et par les premiers vers d’un poème de jeunesse ; il date de 1942, en plein milieu de la guerre et porte un titre d’une universalité prometteuse : Chanson de l’étranger : « Je suis à la recherche d’un homme /que je ne connais pas/qui jamais ne fut tant moi-même/ que depuis que je le cherche ». Belle consonance avec sa toute jeune expérience et avec toute l’histoire de la littérature. Kafka, Proust, Joyce ou Virginia Woolf, tous auraient pu signer cette sorte de manifeste. Sans oublier Rimbaud et son incontournable « Je est un autre », bien sûr. On l’imagine, Jabès connait tous ses classiques, son Livre des questions en est d’ailleurs l’illustration parfaite. Mais en même temps, Jabès sait d’expérience que l’autre n’est pas, que l’autre n’est plus le même. Le temps a fait son œuvre... La formule de Rimbaud est superbe, elle semble un peu magique, mais il sent bien que pour en conserver l’esprit il faut d’abord oser en modifier la lettre. Vous connaissez la suite : Rimbaud cherchera son salut dans la fuite, Jabès trouvera une planche de salut dans l’exil… Loin de moi l’idée de réécrire l’histoire ; mais si on ouvre les yeux, les faits parlent d’eux-mêmes, tout se passe comme si le scénario s’écrivait à l’envers : Arthur Rimbaud partait pour l’Afrique orientale, Edmond Jabès quittera l’orient pour s’installer dans l’occident de ses rêves ; une France sûrement un peu imaginaire ou idéalisée mais accueillante pour l’Autre, pour l’étranger au nom de l’a liberté, de l’égalité et de la fraternité… Ce sera, pour lui « un vrai départ », une re-naissance ; il publiera très vite Je bâtis demeure au titre emblématique et puis, dans la foulée, il commencera Le Livre des questions, l’œuvre d’une vie entière. Tout compte fait, à l’issue de son parcours, on y verra moins le négatif qu’une relecture du film, un retour sur lui-même qui l’amènera à retrouver Rimbaud pour reconstruire sa célèbre formule. Il finira par se l’approprier pour lui donner une actualité ravageuse… «"Je" n’est pas l'autre», lâche-t-il, il ne faut pas inverser les rôles : « Il est "Je". Creuser ce "Je" telle est la tâche qui nous incombe » (Et 26). On y lira comme une réponse quasi définitive pour illustrer les deux visages d’Edmond Jabès : questionner ? Soit ! Et de ce point de vue comment se passer de l’inquiétude de l’autre… Mais aussi s’affirmer, retomber sur ses pieds, creuser, creuser, creuser et retrouver comme ça le vrai sujet du livre…



Intitulée, Pierre Tal-Coat; Crédit d’image : Wikiart

Votre Jabès, en somme !

Probablement… Un mot, un seul pour dire mon émotion quand je repense à du Bouchet. L’image que je souhaite conserver de lui c’est cet amour très raisonné de la peinture au-delà de la passion spontanée dont j’ai déjà parlé. Oui, par-delà l’amitié avec Giacometti, Tal Coat ou Bram Van Velde, un du Bouchet artiste et jusqu’au bout des ongles. Chez lui, ce n’était pas une simple déclaration de principe, même s’il faut par ailleurs manier le mot avec prudence ; il était, par exemple, un peu plus que méfiant à l’égard des images, très sélectif en matière de peinture. Mais que dire, en revanche, de la place singulière du corps, du geste et de la main. Bien sûr il y a les textes, les livres, ces mises en page assez miraculeuses et cette façon unique de jouer avec l’espace de la création : les blancs, les interlignes, les « interlettres » (sic) et la typographie ; tout ce qui soutient le mouvement de la parole. Avec toujours cette idée bien ancrée de retrouver l’esprit du manuscrit. Sa poésie ne parle qu’à ce prix. Comme vous l’imaginez, tout cela ne vient pas tout seul ; ça demande un savoir-faire, relève d’une façon d’être… Voyez son rituel ; voyez comme il accroche ses pages aux murs de son bureau ; exactement comme le ferait un peintre, à la fin de la journée pour prendre le recul nécessaire, poursuivre le lendemain, continuer le travail, finir par accoucher de sa propre vérité. Tout du Bouchet contenu dans ce seul geste ! La main tendue aux créateurs, l'intime dialogue avec soi-même illustrent bien une même posture d'attente : « être avec ce qui sur soi l'emporte », espoir secret qui nous rappelle cette autre vérité arrachée au poème : « J'écris pour ne pas rester les mains nues, pour que mon poème serve de route à ce que je ne connais pas. » La poésie comme non-savoir, envers et contre tout. Et dans cette perspective j’avoue que je reste confondu, hanté par la dernière question qu’il aura posé à sa fille, le moment venu, dans un ultime dialogue avant de disparaître : « Est-ce déprimant d’avoir la sensation d’être passé à côté de sa vie ? » Quel sens donner à ce dernier message ? Question ? Affirmation ? Dénégation, qui sait ? Comment savoir ? Ou pas…

Ici, on n’est pas bien loin de Derrida !

Oui et non. Avec Jacques Derrida, on change passablement de registre. Proximité dans la diversité et ce n’est pas plus mal. Je garde en moi l’image un peu troublée d’un philosophe prophète du jour et militant de la nuit, tout aussi bien le contraire. Il m’a montré le sens de l’engagement, d’un engagement qui sort de l’ordinaire, puisqu’il concerne les mille et une façons d’appréhender l’avenir ; littéralement, dans tous les sens du terme… Ce n’est pas le moment de revenir sur ses multiples combats, qu’il menait par devoir. Il avouait d’ailleurs n’avoir que peu de goût pour le militantisme, mal supporter l’action au jour le jour, qui malgré tout l’aidait à calmer son angoisse. Non je pense aux innombrables textes, à ces dizaines d’essais, à toutes ces conférences aux quatre coins de la planète. Chacun le savait, il suffisait de lui demander, il commençait par refuser, « débordé, fatigué, harassé » et la plupart du temps, il finissait par accepter. Que de sollicitations ! Et que d’arrière-pensées … qu’il savait détourner pour reprendre la main et faire d’une question prévisible une méditation jubilante, une réflexion jouissive sur le devenir du monde ou la santé de l’homme. Avec cette façon admirable de détourner la langue, de retourner les mots qui n’appartient qu’à lui et signe sa façon d’être. Mais au-delà de son art consommé du langage, il aura toujours su multiplier les engagements, arpenter le terrain ; avec un acharnement de tous les diables. Il aura, sans cesse, privilégié une forme d’aventure qui traduit au plus près « l’intensité de vie » qu’il revendique et qu’il assume… Comment ne pas aimer, admirer saliver devant ce culot incroyable qui le faisait foncer sans hésiter (du moins en apparence) et sans jamais faillir sans autre garantie qu’un instinct infaillible ou son propre génie. C’est ce génie, son génie bien à lui, qui lui permet, depuis toujours, je l’imagine, de construire en déconstruisant - tout en gardant les pieds sur terre, sans brûler les étapes - pour répondre à cette divine invitation de penser et de bâtir. Passons. J’admire depuis le tout début cette habileté toute diabolique qu’il avait de semer l’un pour s’affranchir de l’autre…


Jacques Derrida, tout écrivain qu’il fût, était d’abord bien sûr, un philosophe, de quoi m’intimider et aussi me faire rêver ; mais c’était aussi bien un penseur habité par cette volonté de questionner la philosophie sans relâche, depuis un lieu désert, inhabitable, infréquentable peut-être, un lieu assez libre de toute philosophie pour l’inquiéter jusqu’à la question même ;

L’autre, l’autre…, il a toujours bon dos…

…tous ceux qui venaient à sa rencontre, qui le lisaient, l’aimaient, qui rêvaient de l’approcher ; et pour cela parler, parler, parler - multiplier les phrases, dévaliser les mots, poursuivre, articuler le verbe à l’infini. Poète en cela d’au-delà de la poésie, lui qui nous embarquait avec cette seule consigne, naturellement jamais écrite comme telle : suivre sa pensée. Rien de tel pour éclairer la transcendance en friche, toucher sans rien céder à la métaphysique, se perdre et se raccrocher à l’idée de l’infini ; avec pour vocation de se rappeler l’avenir. Oui Dieu soit loué, une a-théologie et négative en prime ! C’était sa vérité et il ne demandait rien d’autre que de se l’approprier non sans philosophie. Pardonnez-moi d’être trop schématique, sûrement trop elliptique. Qu’y puis-je ? L’angoisse, l’espoir des lendemains qui chantent ? (Non)-sens du politique vous-dis-je ! Et ça, je crois…, je pense, j’espère m’y retrouver.

La vie, toujours la vie en somme, avec souvent une sorte d’emballement ; eux qu’on a souvent dits et décrits comme hantés par la mort.

Envers et contre tout ils ont aimé la vie, oui je dis bien LA vie - la leur, peut-être peut-être pas, je ne saurai le dire, la savaient-ils eux-mêmes ? Ils ont aimé « la vie », le plus vivant de la vie au point de multiplier les stratégies, les mises au point, les ruses parois pour empiéter sur le terrain d’une survie improbable, forts de cette conviction : la vie dépasse les simples limites de ce que l’on croit vivre. Bien difficile de résister à cela ! C’est un peu effrayant et assez excitant ; se mesurer, si l’on peut dire, à une telle démesure ! Mais il y a cette passion qui perdure ; bon an mal an toute la littérature, les livres qui vont avec…. L’obligation d’écrire, un peu l’enfer, un peu le paradis. Ecrire c’est moins un don du ciel, que la passion transmise. Comment les remercier ? Comment trouver les mots, les bons mots, …les non-mots pour exprimer un tel remerciement ?

Non-mot dites-vous ? Si je résume : non-savoir, non-juif, non-politique donc trois fois non ! toujours ce « non » qui semble tout de même bien proche du renoncement, de l’abandon, de la dénégation ?

Ah oui cette trilogie de non ! Un par personne ! C’est l’apanage des non-croyants !! Et pourtant pas de mission plus importante pour moi, que de chasser la hantise du non-sens… Évidemment je tiens ça d’eux. Plus sérieusement comment l’entendre, me direz-vous, et ne pas en faire autre chose qu’une modération de la précipitation, qu’une façon de tempérer les certitudes toutes faites ; comment ne pas l’entendre… Rien de négatif dans un tel non, rien de nihiliste ; nombreux, nous le savons, ceux qui disent non pour dire oui … sans le dire ! Et si souvent l’inverse. C’est le non-, un non qui ne va jamais seul, un non qui vit de l’attirance de ce qu’il atténue ; le non de « ceux qui se cherchent ». Entendez-le comme bon vous semble ! Qu’on se garde de tout confondre…, le non discret secret, non-dit en quelque sorte et le non de l’abandon ; en parallèle, qu’on prenne bien soin de ne rien précipiter en fondant l’un dans l’autre. Alors oui, trois fois oui ; oui au savoir, oui oui au politique et comment ne pas dire oui à tous les judaïsmes… On tourne toujours autour d’un certain judaïsme ; on en revient toujours à l’expression un peu hâtive, précipitée ici de mon non-judaïsme, de mon trans-judaïsme. Une façon inventive, créative, inédite impensable pour moi de faire corps avec ce qui m’échappe, de m’approcher de moi-même, de cultiver l’altérité si nécessaire à l’invention de soi ; le judaïsme comme religion de l’Autre ! Si franchement politique, si clairement poétique ! Comment ne pas aimer ce qui vous aide à avancer ? À tutoyer la vie ? Celui... qui me fait rêver, que je désespère d’aimer, que j’aime au fond de moi-même !

Narcissisme… sans image !

(silence… amusé ou complice ? ou pour le moins un blanc…)



Maurice Blanchot: Crédit d’image : Houghton Library, Harvard University

On est frappé par l’absence de Blanchot ; lui qui semblait si essentiel dans l’introduction de votre À livre ouvert ; et pour le coup authentiquement non-juif… pas juif !

Et quel absent de taille ! Pendant longtemps j’ai aimé, vraiment aimé Blanchot, même si… ; passons sur la célébration de ses 90 ans que j’ai organisée à la Maison des Écrivains. Belle bousculade ; il y avait Jacques Dupin, Jacques Derrida, Louis-René des Forêts, tant d’autres qui avaient répondu à l’appel ; j’ai pensé que tout cela pourrait un tant soit peu le toucher. Mais pas le moindre retour, non, pas le moindre écho. C’était sa politique, silence sur toute la ligne. On a beau le savoir… Par ailleurs je lui ai consacré plusieurs textes au point d’en faire, vous le rappeliez, la référence ultime d’un livre qui compte vraiment pour moi : À livre ouvert ; vous l’entendez dans le titre, le cœur y a sa place. J’assume ! Alors comment justifier cette impasse ? Soyons clair… Il ne s’agit pas d’un revirement et moins encore d’un reniement ; mais bon… Non seulement Blanchot ne s’aime pas, ne sème pas – vous voyez les mots ont toujours « réson » - il n’aime rien moins que le neutre, aseptisé, asexué, inconcevable en fait. Son œuvre fourmille d’exemples d’un amour impossible. Dès son premier roman, écrit dans l’avant-guerre, Thomas l’obscur ne montre qu’un cœur sec ; que dire de sa réédition, après la guerre, dans une nouvelle version dépouillée, épurée, réduite à son squelette. Dans l’ombre de Blanchot, il n’y a pas âme qui vive. Bref non seulement Blanchot ne s’aime pas, mais il a toujours ressenti au plus profond de son être cette incapacité foncière à sortir de lui-même, pour toucher l’autre, pour en saisir la main, pour en sentir la chair. D’où cette réserve certaine… Alors, tout en le lisant pratiquement jour et nuit, j’avoue me demander… jour et nuit que penser de ces récits qui tournent tous autour de cette seule question humaine et surhumaine : aimer/s’aimer ; aimer…. renoncer à (s’)aimer. Comme dirait l’autre, vaste question, l’amour…

« L’autre haïssable, tout comme un vulgaire moi » …si l’on peut vous citer, et plaisanter, histoire de respirer…

Oui, c’est dans Le peu des hommes. Quant au reste… Vous savez, je vis comme je le peux avec de merveilleux fantômes ! Mais puisque vous me renvoyez à mon histoire voire à mon archive personnelle, je finirai volontiers notre entretien par cette petite énigme en forme d’autoportrait : « Là-bas, lorsque l’on cherche dans la nuit du temps ce n’est pas l’homme qui donne son sens à l’œuvre, mais l’œuvre qui donne sa vie à l’homme. » Ça vient de Vivres … C’est le titre on ne peut plus clair de la préface d’À livre ouvert,[ À livre ouvert, (préface de Jean-Luc Nancy), Hermann, 2013 ] où je montrais combien l’œuvre « désœuvrée » de Blanchot a pu nourrir ma propre réflexion. Vous le constatez, rien n’est écrit d’avance…

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