Provocations, populisme et démocratie
18 September 2023
JUST STOP OIL, 2022 ; crédite d’image : Associated Press
Mon intention est bien de traiter du populisme mais en partant de la provocation. Celle-ci est aussi ancienne que la politique. Elle n’est sans doute pas que politique, mais elle entretient une relation particulière à la démocratie, au sens où elle s’oppose à la convocation du peuple. Elle ne vise pas à assembler, mais à diviser. Elle n’a pas la spontanéité d’une décision, et n’est telle que que si ceux qu’elle vise réagissent. Elle ne décide de rien, n’obéit à aucune règle, sinon celle de transgresser les règles pour obtenir ces réactions. Elle n’a donc également aucune régularité, bien qu’elle soit fréquente au point d’entamer le débat démocratique. Enfin ceux qui se sentent appelés à réagir à la provocation répondent à un impératif plus affectif, moins libre, mais peut-être plus efficace que l’impératif de la convocation, autrement dit ce que le « devoir » de voter.
La légitimité d’un régime démocratique se fonde sur la convocation régulière du peuple, et l’on peut même dire que le peuple n’est tel que dans cette capacité à être appelé. C’est la première mise en œuvre possible du contrat social, cet acte sans doute impossible en lui-même par lequel le peuple s’appelle ou se convoque lui-même pour décider de lui-même.
Mais dans les démocraties actuelles, le peuple ne répond que partiellement à cet appel ou tend à y répondre en s’opposant en partie au régime démocratique lui-même, à ses institutions comme à ses représentants. On nomme alors populisme l’effort fait par certains partis pour capter cette tendance et lui donner une expression politique, en la présentant comme la véritable expression du peuple, quitte à ce que celle-ci déstabilise ou mette en danger la démocratie instituée.
Mon intention est bien de traiter de ce populisme mais en partant de la provocation. Celle-ci est aussi ancienne que la politique. Elle n’est sans doute pas que politique, mais elle entretient une relation particulière à la démocratie, au sens où elle s’oppose à la convocation du peuple. Elle ne vise pas à assembler, mais à diviser. Elle n’a pas la spontanéité d’une décision, et n’est telle que que si ceux qu’elle vise réagissent. Elle ne décide de rien, n’obéit à aucune règle, sinon celle de transgresser les règles pour obtenir ces réactions. Elle n’a donc également aucune régularité, bien qu’elle soit fréquente au point d’entamer le débat démocratique. Enfin ceux qui se sentent appelés à réagir à la provocation répondent à un impératif plus affectif, moins libre, mais peut-être plus efficace que l’impératif de la convocation, autrement dit ce que le « devoir » de voter.
On serait alors tenté de considérer la provocation comme un simple dysfonctionnement factuel, et aussi bien comme une des marques du populisme. Il me semble plutôt qu’elle interroge radicalement la démocratie, et invite à un nouveau genre de radicalité, qui n’est pas fondé sur un combat politique entre adversaires mais sur une nouvelle responsabilité.
De la convocation à la provocation : un exemple
Le mardi 21 mars 2023, alors que la réforme des retraites maintenant actée entraînait une longue série de manifestations, le Président Macron déclarait devant les députés de son mouvement (Renaissance) : « L'émeute ne l'emporte pas sur les représentants du peuple et la foule n'a pas la légitimité face au peuple qui s'exprime, souverain, à travers ses élus ». Opposer la foule au peuple, fusionner manifestations et émeutes, voilà ce qui est provocant, surtout à partir du moment où cela est identifié comme tel, en l’occurrence par l’opposition de Gauche, donc les différentes composantes de la Nupes : « Macron porte la responsabilité du désordre. Et ses provocations du soir ne peuvent qu'exacerber les tensions » (Olivier Faure, PS) ; « Macron continue ses provocations et son déni » (Mathilde Panot, La France insoumise) (1). L’intérêt de cette provocation est qu’elle prend comme levier son exact contraire, l’élection, en opposant électeurs et manifestants, en faisant donc du principe de représentation qui définit la République un moyen de scission à l’intérieur de la même République. Macron répète régulièrement la même stratégie : presque cinq ans auparavant, le mardi 19 septembre 2017, alors qu’une autre série de manifestations s’opposait à sa réforme du travail il déclarait de New York, sur CNN : « la démocratie, ce n’est pas la rue… si je respecte ceux qui manifestent, je respecte aussi les électeurs français, et ils ont voté pour le changement. » (2). L’interprétation que l’on donne à de tels phrases suffit alors pour distinguer les positions sur l’échiquier politique ou parlementaire.
La démocratie a son fondement dans la rue pour la gauche révolutionnaire, en France depuis la révolution de 1789, c’est-à-dire depuis que la convocation des Etats généraux par le roi a été transformée par le tiers-Etat en convocation du peuple par lui-même. Il en découle que la démocratie excède toujours sa propre institutionnalisation, ou son propre régime. En revanche pour la gauche réformiste, tout de même héritière du jacobinisme, la rue a une légitimité inférieure au suffrage, tandis que pour la droite la seule source de souveraineté est institutionnelle : c’est l’assemblée nationale pour la droite orléaniste, le chef d’Etat pour la droite bonapartiste. Quant à l’extrême droite, elle a sa source dans le fascisme qui entendait transcender toutes les positions politiques en faisant de la source de la souveraineté l’identification directe du peuple révolutionnaire à un chef. Mais elle reste bien une droite extrême : si pour elle, et depuis les années 30, chaque manifestation de ses partisans a pour horizon la prise du pouvoir, elle ne peut trouver sa place dans la République qu’en interdisant radicalement les manifestations. Reste alors le centre, qui ici comme toujours, n’a de place que comme centre droit, c’est-à-dire reconnaît la légitimité des manifestations sans la reconnaître. C’est la position de Macron, qui respecte les manifestants mais « aussi » les électeurs, cet « aussi » qui se substitue au célèbre « en même temps » en faisant clairement pencher la balance du côté de ceux qui l’ont élu : la démocratie, ce n’est pas la rue.
On attendrait ici une réponse de la gauche réformiste, une réponse performative, par la manifestation elle-même, qu’il aurait été facile d’exprimer ainsi : la démocratie, c’est aussi la rue. Seulement, ladite « gauche » a depuis longtemps glissé au centre, c’est-à-dire non seulement préparé la même réforme du travail, mais aussi désamorcé la légitimité des manifestations. Ce glissement vers le centre est la loi de tout parti réformiste qui accède au gouvernement et peut appliquer ses propres mesures, tout en faisant nécessairement des compromis avec son centre. Pour preuve l’évolution du plus ancien parti français, le parti radical.
La réponse viendra donc d’ailleurs, d’un front de gauche plus réformiste que révolutionnaire, qui a occupé l’espace laissé par le glissement du PS vers le centre. Pour preuve la réaction publique de Jean-Luc Mélenchon, chef des Insoumis, à la phrase de Macron sur CNN : « c’est la rue qui a abattu les rois, c’est la rue qui a abattu les nazis, c’est la rue qui a abattu le plan Juppé ».
C’est là évidemment une réponse provoquante à la provocation. On ne peut la commenter sans tenir compte de ses réactions. Elles commencent sur Twitter dans les secondes qui suivent. Je cite Gilles de Gendre, député En marche : « en mettant dans le même sac Alain Juppé, les nazis et Emmanuel Macron, Mélenchon singe La famille Le Pen, le père plus que la fille ». Manuel Valls : ce sont là des « références historiques hasardeuses ». Castaner, porte-parole du gouvernement : c’est un « amalgame insupportable », une « faute morale ». Le tout sera redit en quelques heures mais aussi commenté dans les médias. France info : « Jean-Luc Mélenchon : dérapage ou provocation? » (3). Le Parisien : « Jean-luc Mélenchon, la stratégie de la provocation » (4). Il faut encore rajouter les réactions des lecteurs aux articles diffusés sur internet : « je n'en reviens pas de la hauteur des absurdités qu'il peut balancer. » Ou : « il a raison. Ça leur fait du bien d'entendre leurs quatre vérités ». On ne pourrait bien sûr faire la somme de tous les posts et commentaires sur les réseaux sociaux, toutes les discussions familiales ou amicales, dans les bistrots ou les cocktails, ou pourquoi pas, dans la rue, qu’entraînent et que voulaient entraîner cette phrase. Mais aussi toutes les réactions de ceux qui entendent élever le débat, que l’on nomme les intellectuels, et qui rappelleront que les manifestations ont certes accompagné la fin de l’occupation, mais ont eu un rôle bien mineur dans la capitulation du nazisme ; ou encore que le nazisme, issu du fascisme, a lui-même reposé autant sur d’immenses manifestations populaires à la gloire du Führer que sur l’élection du chancelier Hitler. C’est la vérité, mais cette vérité aussi objective soit-elle se perd dans la somme des réactions et passe à côté du fonctionnement de la provocation tout en y participant.
L’interaction sociale et ses normes
Pour saisir ce fonctionnement il faut en effet être pragmatique. Je crois qu’ici nous avons besoin des outils de George Herbert Mead (5). Que dit Mead ? Que la condition même d’émergence d’un sens, et donc d’un langage, est la réponse (response) d’un individu à un autre, si bien que toute forme d’expression est l’attente d’une réponse qui lui donnera sens. Un geste trouve son sens dans le geste qui lui répond, le chant d’un oiseau dans la réponse d’un autre oiseau, un cri de détresse dans l’arrivée d’un secours, etc. Les gestes comme les paroles sont donc possibles en tant qu’ils s’inscrivent d’emblée dans le milieu interactif qu’ils constituent eux-mêmes progressivement. Ce que nous nommons « âme » se constitue elle-même que dans l’interaction sociale, de même que le « moi », qui vise à répondre comme l’attend de lui un « autre généralisé » et intériorise donc les normes sociales, tandis que le « je » vise à rendre sa réponse singulière et indéterminée, si bien que l’action de tous les « je » modifie les normes.
Ainsi la provocation s’ancre dans la loi universelle de causalité réciproque qu’elle désigne d’ailleurs métaphoriquement quand on dit que les nuages provoquent la pluie et l’évaporation provoque les nuages. Mais elle est en elle-même une voix, elle appartient à un espace discursif où tout geste comme toute parole sont une réponse et anticipent une réponse : Pour Mead, s’adresser à quelqu’un c’est aussi s’adresser à soi-même, et provoquer en soi la réaction qu’on provoque chez l’autre. On peut alors parler au sens strict de pro - vocation que quand un « je » anticipe la réponse d’un sujet, ou plutôt de quantité d’autres sujets, qui répondent alors de tout leur moi et même de toute leur âme. Là est la forme impérative de la provocation : plus elle contredira les normes sociales, plus elle impliquera des réactions fortes en raison d’un béhaviorisme qui finalement laisse peu de place à la liberté de ceux qui répondent. C’est ainsi que la provocation devance la spontanéité libre de toute convocation, de tout contrat social ou de tout vote, fait éclater sa position de présupposé ou de commencement. Elle plonge la politique dans un espace discursif qui la déborde de toute part. Autrement dit, c’est parce qu’elle n’est pas spécifiquement politique qu’elle a une efficacité politique incommensurable.
La question est ouverte de savoir s’il est possible de répondre à la provocation comme un véritable sujet, qui se singularise en évitant toute réponse qui ne soit pas déjà prédéterminée par les normes sociales, qui ne soit pas une simple réaction (response) mais une réponse responsable (answer). Mais ce qui est sûr, c’est qu’il est trop optimiste d’attendre de la provocation qu’elle s’annule d’elle-même en se présentant déjà comme une simple réponse à une provocation antérieure. Car si elle se dénie effectivement, c’est pour se relancer. Ainsi la phrase provocante de Mélenchon se présente déjà comme une simple réaction à celle de Macron, ce qui permet ensuite à Mélenchon de réagir aux réactions en rejetant toute la stratégie de la provocation sur ses adversaires. Je cite le texte publié en même sur son blog et sa page Facebook : « Je n’ai jamais comparé le gouvernement actuel aux nazis, cela va de soi. Qu’un Castaner veuille le faire croire est de son niveau. Mais qu’il soit relayé pour faire du buzz dit bien le niveau d’abaissement auquel en sont rendus d’aucuns… J’ai répliqué au président qui affirmait « la démocratie, ce n’est pas la rue », en lui demandant d’apprendre son histoire de France… » Conclusion : « Dorénavant il faut aussi faire face aux manipulations du lendemain comme cette prétendue comparaison avec les nazis. C’est le côté inquiétant de ce pouvoir. Le côté rassurant c’est que c’est tout ce qui lui reste. Et que les quelques journalistes qui se prêtent à son jeu sont encore plus détestés que le pouvoir. » Ainsi, en comparant indirectement le gouvernement aux nazis, Mélenchon a laissé aux soutiens du gouvernement le soin de faire croire à une comparaison directe, qu’il nie tout en la confirmant en s’appuyant sur ce dénominateur commun entre les nazis et les macronistes que serait la manipulation du peuple avec l’aide des médias.
Le problème est alors que ce n’est ni vrai ni faux. Car dans cette logique tout le monde est pragmatique. Identifier la provocation comme telle permet bien en effet aux adversaires du provocateur de répondre, c’est-à-dire de renforcer leur position dans un espace discursif. En ce sens ceux qui réagissent joue effectivement le jeu de la provocation et accepte de le jouer dans la seconde qui suit, dans la mesure où dans ce jeu il n’y a tous les participants du buzz sont des gagnants. Son résultat est d’exacerber un conflit, chaque camp accusant l’autre de s’être livré au jeu pour en tirer un bénéfice médiatique au détriment des règles du contrat social. Au passage la presse, qui est l’un des médiateurs du conflit, a perdu sa neutralité en réagissant comme les provoqués contre la provocation, tout en tirant un avantage immédiat de l’intensité du débat, ce qui permet au provocateur de se dire victime du pouvoir politico-médiatique.
Dans ce jeu où tous les participants sont gagnants il n’y a qu’un perdant, la démocratie elle-même, ou le peuple. En un sens, celui-ci participe également, d’autant plus rapidement et intensément que chaque citoyen se trouve sur les mêmes réseaux sociaux que les politiques et les organes de presse. Mais le plus grand démocrate, qui aurait le plus grand respect pour tout ce qui peut s’écrire alors, ne peut manquer de constater que ce respect n’est pas du tout partagé entre les citoyens dans cet étalement d’âmes ou de moi que livrent les posts, les twitts et les commentaires, dans une ambiance de violence verbale, de mépris et de haine réciproque. Il peut remarquer également que sur les réseaux sociaux la hiérarchie des puissances et des capacités d’audience est parfaitement respectée entre les personnalités médiatiques, les médias eux-mêmes, et les individus, qui ne sont ici presque rien. Bref, il suffit d’une provocation pour que se manifestent toutes les composantes du populisme, et d’un populisme qui concerne quasiment tous les acteurs politiques, la plupart des médias, un grand nombre d’individus, et parmi eux, je n’exempte ni les intellectuels, ni moi-même. Le populisme se définissant ici comme un conflit généralisé entre tous, où ne reste rien de la voix silencieuse et souveraine du peuple convoqué pour décider de lui-même.
L’issue semble donc être de faire retour à cette convocation, source d’une légitimité dont le Président de la République est le garant, si bien que lui-même, même après ses propres phrases provocantes, ne réagit jamais aux provocations, laissant ce travail à ses ministres et ses porte-paroles. En disant qu’il respecte les électeurs français, le Président n’a rien à rajouter et de fait les réformes du code du travail ou des retraites restent en droit hors de l’enchaînement des interactions et des provocations, s’en tiennent à ce qu’il a nommé en 2023 le « processus démocratique » : elle sont des éléments du programme sur lequel il a été élu, elles suivent le cheminement constitutionnel de la législation (quitte à le violenter en utilisant à contre-emploi les articles permettant de les imposer le plus rapidement possible), elles découlent donc selon sa perspective du consensus légitime voulu en droit par tous les Français, même pour ceux qui ont perdu l’élection et manifestent.
Ainsi comprise la convocation est la source d’une norme institutionnelle qui dépasse l’interaction sociale, comme l’énonce Habermas, qui est d’ailleurs l’une des sources préférées de notre Président philosophe. Habermas reproche en effet à Mead de ne pas expliquer comment l’on passe de la constitution d’une société par le biais des interactions entre individus à l’institution d’un univers de normes. Et cela n’est possible selon lui que si les individus au cours de leurs interactions, tendent à devenir des sujets rationnels visant un consensus lui-même rationnel : « la concordance des significations ne peut être garantie que par la valeur intersubjective d’une règle », dans l’horizon d’un universel qui seul « constitue la signification d’une règle » (6). Dès lors si est garanti l’« accès de tous à un processus délibératif dont les caractéristiques forment l’attente de résultats rationnellement acceptables », l’Etat social constitue un espace public qui s’accomplit par le vote dans un Etat de droit démocratique (7), en lequel chaque loi est elle-même délibérée et votée.
Seulement, sans insister sur le fait que les ordonnances macroniennes ou sa manière de concevoir le « processus démocratique » ne sont pas vraiment conforme à cette légitimation de l’Etat de droit, on peut faire à Habermas le reproche inverse de celui qu’il adresse à Mead : à savoir qu’il ne tient aucun compte de tout ce qui, dans la vie politique, n’obéit pas à la recherche d’un consensus entre sujets rationnels. Tout cela n’est pour lui que contingent et factuel. A vrai dire, Habermas n’aurait rien à dire sur la provocation, sinon qu’elle marque une faiblesse de la raison humaine, un avatar populiste de la démocratie. Pourtant, on l’a vu, elle a son propre fonctionnement, sa propre logique, sa propre prégnance dans la vie politique, elle est vraiment l’autre de la convocation du peuple. Il paraît donc légitime de ne pas la rejeter ainsi et de lui trouver une autre issue, également un sens plus profond, en la plaçant au cœur non d’un consensus, mais d’un dissensus. Il y aurait même là la voie pour une évaluation positive du populisme.
Adversaires ou ennemis ?
A l’opposé de toute démarche consensuelle, la provocation se présente comme une réplique à ce qu’elle estime être une provocation antérieure ; elle s’inscrit donc dans un dissensus et elle l’intensifie, anticipant les réactions positives qui souderont son camp et les réactions négatives qui souderont celui de l’adversaire. Chacun peut au cours de ce jeu discursif gagner des partisans, d’autant plus que le dissensus déborde ici l’opposition argumentée entre deux programmes politiques.
Une pensée du dissensus comme logique même de la démocratie devrait donc nous éclairer sur le sens à donner à la provocation. Je pense bien sûr à celle d’Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, qui refusent la réduction de la démocratie au consensus institué par un état de droit. La société est un espace discursif, et dans toute démocratie, une partie du peuple assume d’une manière hégémonique la représentation de l’ensemble du peuple. Mais pour autant « aucun acteur social ne peut s’attribuer la représentation de la totalité » (8). La représentation n’institue donc pas une société homogène. Dès lors le consensus n’est réellement qu’une position hégémonique : celle du libéralisme consensuel, qui fait verser toute la politique du côté du libéralisme économique, fondé sur la régulation des accords d’intérêts entre des subjectivités économiquement rationnelles ; son slogan reste donc, de Thatcher aux réformes de Macron : « il n’y a pas d’alternative ». Alors même qu’elle entend épuiser les conditions idéales du discours politique et rejette dans la contingence toutes ses autres formes, la démocratie consensuelle s’avère n’être qu’une simple contamination entre libéralisme et démocratie. Elle garde donc toujours un dehors, précisément celui à qui elle refuse le langage. Il faut donc trouver hors de cette hégémonie la règle de l’hégémonie elle-même : à savoir qu’elle est toujours le résultat d’un conflit entre adversaires politiques. Autrement dit, il n’y a pas d’hégémonie sans combat entre un « nous » et un « eux », et cet agon est essentiel à la construction de ce nous.
L’agonistique est donc le politique, au sens où Carl Schmitt pouvait dire que celui-ci, à la différence de la politique, suppose la désignation d’un ennemi commun à tout le peuple. Pour Schmitt il en découlait que le parlementarisme manquait l’essence du politique, alors que le nazisme en prenait toute la mesure. Il reste cependant possible d’extirper le politique du nazisme en établissant cette différence entre adversaire et ennemi : ou plutôt, tout l’effort du politique comme démocratie se trouve dans l’effort pour sublimer l’antagonisme en agonistique en vue d’une nouvelle hégémonie. La politique est alors l’ensemble des pratiques visant à transformer l’ennemi en adversaire en homogénéisant selon une chaîne d’équivalence les revendications non-consensuelles, afin de leur donner une expression politique qui modifiera institutionnellement l’Etat de droit néolibéral.
L’hégémonie libérale consensuelle accuse tous ceux qui ne veulent pas de ce consensus de populisme. Il reste vrai que le recentrage de la gauche réformiste a d’abord favorisé un populisme négatif, d’extrême droite, donc « un vote transversal qui signifie aussi un ralliement des classes populaires à des valeurs morales, nationales, religieuses ». Ce populisme a ainsi capté la souveraineté populaire dégagée du consensus pour identifier une masse à l’identité préétablie d’un Etat-nation et il n’a que des ennemis (juifs, immigrés, francs-maçons, etc.) ; il restreint donc la démocratie. Mais il faut lui opposer « des demandes démocratiques transversales articulées, cette fois, dans un projet de gauche », et donc favoriser la construction d’un populisme qui « travaille à étendre et à radicaliser » la démocratie. Ce « réformisme radical » transforme toute la dynamique révolutionnaire en dynamique de réforme. Il serait celui de Syriza, de Podemos, des Insoumis en France.
Tout semble clair, jusqu’au moment où l’on se demande précisément à quelles règles doit obéir l’agonistique. D’un côté, elle ne peut se plier simplement aux règles du consensus néolibéral. L’adversaire politique ne peut être un simple concurrent sur le marché politique comme à l’assemblée, comme s’il n’y avait pas d’alternative à ces normes consensuelles. D’un autre côté, elle ne peut échapper à toute règle sans retomber dans la simple guerre entre ennemis, la décision souveraine contre l’ennemi étant précisément ce qui chez Schmitt fait exception à la normalité constituée par les pratiques sociales. La voie de l’agonistique s’avère ici bien étroite entre la concurrence et l’antagonisme, et s’exprime chez Chantal Mouffe d’une manière contradictoire : « L’agonisme est une relation nous/eux où les parties en conflit, bien qu’elles admettent qu’il n’existe pas de solution rationnelle à leur désaccord, reconnaissent néanmoins la légitimité de leurs opposants. » Ou encore : « les adversaires se combattent bel et bien, et parfait même férocement, mais d’après un ensemble partagé de règles » (9).
Il me semble que Chantal Mouffe essaie de sortir de cette contradiction en l’étalant dans le temps. Alors la légitimité du conflit repose sur une position historique de départ. La démocratie s’est construite dans la relation agonique entre liberté individuelle, qui tend à différencier les individus, et l’égalité de tous. Or comme aucun voile d’ignorance ne permet de trouver a priori un compromis acceptable par tous entre liberté et égalité, comme chez Rawls, il n’y a eu que des compromis historiques différents, dominés par l’actuelle victoire du libéralisme. Bref les adversaires « sont d’accord sur les principes éthico-politiques qui régissent leur association politique mais en désaccord sur leur interprétation. » Ou encore : ils font « allégeance commune aux principes de liberté et d’égalité, tout en étant en désaccord sur le sens à leur donner (10). Seulement ici l’indécidable et l’irrationnel se limite alors au conflit traditionnel entre droite libérale et gauche égalitaire, que les chaînes d’équivalences de la nouvelle hégémonie étaient censées dépasser. Et quand Chantal Mouffe décline le « consensus conflictuel » (11) qui fait le fond de la politique, l’agonistique se déplie selon les différents partis traditionnels des Républiques actuelles : libérale-conservatrice, sociale-démocrate, néo-libérale, radicale-démocrate, etc. Il ne reste pas grand-chose du politique. Et comme la politique est « une vraie confrontation, mais qui se déploie dans un cadre régulé par un ensemble de procédures démocratiques acceptées de part et d’autre » (12), elle n’est rien d’autre que la vie politique institutionnelle telle que nous l’avons sous les yeux. L’agonistique n’aura même fait que confirmer un consensus politique, à savoir que dans cette lutte au nom de la liberté et de l’égalité, un troisième principe éthico-politique, la fraternité, peut rester sous silence. Et on peut même se demander ce qu’est devenu dans cette opération la légitimité des manifestations, qui ne sont pas vraiment des procédures démocratiques acceptées sans réserve par la droite libérale-conservatrice ou même néo-libérales.
Mais on trouve aussi semble-t-il une autre issue à la contradiction, cette fois-ci du côté de la logique plus que de l’histoire, quand Chantal Mouffe se demande frontalement « ce que signifie le fait de suivre une règle » (13). Elle retrouve alors le second Wittgenstein qui joue un rôle central depuis Hégémonie et stratégie socialiste, fournissant l’idée incontournable que les règles discursives ne sont pas inscrites dans le ciel de la raison, mais s’établissent dans leur usage même, quitte à ce que différents usages entraînent différentes règles, donc différents jeux de langage intraductibles et indécidables. Et Wittgenstein se demande alors lui-même, dans les Recherches philosophiques, s’il est seulement possible d’enfreindre une règle : « Tel était notre paradoxe : une règle ne peut déterminer de manière d’agir, puisque chaque manière d’agir pourrait être mise en accord avec la règle. La réponse était : si tout peut être mis en accord avec la règle, alors tout peut être aussi mis en désaccord » (14). Chantal Mouffe commente ce passage mais reste aux prises avec ce paradoxe, puisqu’elle doit définir l’agonistique à la fois comme l’acceptation des règles et comme le droit de les interpréter d’une multiplicité de manières dans une multiplicité de pratiques. Donc tout peut être mis en accord avec la règle, et tout peut être mis en désaccord, l’agonistique se retrouve totalement dérégulé. Elle sombre dans la définition que Jan-Werner Müller, confiant dans une normativité idéalisée et consensuelle, donne du populisme : anything goes, tout peut être dit (15).
Citons encore trois manières de sortir de cette contradiction reformulée par Wittgenstein. Celle de Habermas est sans surprise : « B possède la compétence pour juger le comportement régi par les règles de A », donc les sujets peuvent « critiquer leur comportement déviant comme une infraction à la règle » (16). Mais c’est tout simplement oublier qu’ aucun sujet ne peut se réclamer d’une compétence fondée sur une règle intangible, puisque toute règle est établie par l’usage. La solution de Kripke est celle du conformisme pur et simple. Elle consiste à dire qu’un consensus se forme toujours autour du bon usage de la norme. Wittgenstein dit bien lui-même que « je suis aveuglément la norme », que « tous les pas sont en réalité déjà faits » et que « je n’ai plus le choix », ou encore qu’« il est impossible qu’une règle ait été suivie une seule fois par un seul homme (...) Suivre une règle, faire un rapport (...) sont des coutumes (des usages, des institutions) ». Dès lors, si un individu peut toujours en privé interpréter les règles comme il l’entend, dans tout langage social l’interprétation est fixe et doit être suivie. Enfin, ce conformisme est battu en brèche par Stanley Cavell et dans un article assez imparable de Sandra Laugier. Il est certes avéré pour Wittgenstein que les hommes « s’accordent dans le langage qu’ils utilisent » (17). C’est même la définition de ce qui se nomme une forme de vie, laquelle implique un jeu régulé de questions et de réponses, mais tout autant de gestes et d’attitude, quitte à être intraductible dans une autre forme de vie. Mais même si cette forme de vie se présente comme close et régulée par la coutume, cela n’implique pas que chaque parole suive cette règle coutumière. Même si chacun de nous appartient à une forme de vie préétablie, cela n’implique pas qu’il lui a donné sa voix ou son accord : « Dire que si je suis là, j’ai donné mon assentiment, est la marque même du conformisme », écrit Sandra Laugier. Ainsi l’accord de chacun n’est pas un préalable mais une revendication, appelant à un nous qui n’est pas encore constitué : « C’est moi – ma voix – qui réclame la communauté, pas l’inverse ».
Cette troisième voie consiste donc à éviter d’inscrire des revendications plurielles dans une forme existante, afin de revendiquer d’emblée, dans une praxis collective constitutive d’un nous, une autre forme et d’autres procédures. C’est bien le sens du « we people » de la constitution américaine, et ce n’est qu’ainsi que la politique n’est à chaque fois telle que si elle est anticonformiste ou non-consensuelle. Il en découle premièrement, qu’il n’y a pas d’émancipation sans désobéissance. Deuxièmement, qu’« il n’y a pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et de leurs formes ». Ou encore : « Il n’y a pas de règles qui nous disent comment revendiquer » (18).
Or (et cette fois-ci j’assume seul ce qui suit) la provocation devient dans ce contexte une pratique de revendication et de désobéissance parmi d’autres, mais aussi celle qui montre au mieux ce que veut dire enfreindre une règle, sans même reposer sur le critère existentiel de la désobéissance civile, reposant sur le droit d’exister sans donner mon assentiment. Elle ne fait que cela, enfreindre les règles du débat telles qu’elles s’imposent dans une forme de vie déterminée, et cela à tel point qu’elle ne respecte même pas la règle obligeant à dire qu’elle l’enfreint. Elle est revendicatrice sans même se revendiquer comme telle. Il n’y donc pas de provocation en bonne et due forme, la provocation est la forme contre les formes, la forme chaotique du débat.
Ainsi elle rend indécidable la différence entre antagonisme et agonisme. Elle vise un ennemi sans l’identifier comme ennemi, si bien qu’elle n’engage aucun combat régulier avec son adversaire. Citons une dernière fois notre exemple mélenchonien : il dresse les manifestations de rue à la fois contre ses adversaires, Juppé et implicitement Macron, contre l’ennemi traditionnel de la démocratie, la monarchie, et contre son plus proche ennemi, le nazisme. La provocation vise donc à comparer indirectement l’adversaire politique à un ennemi et l’ennemi à un adversaire. Et dès lors, avec elle il devient tout aussi clair qu’il n’y a pas plus de différence entre le politique et la politique. La provocation affirme d’une manière performative que la démocratie n’est rien d’autre qu’un débat conflictuel qui s’agit de gagner, progressivement, sur le terrain du langage, en faisant semblant de respecter des règles sans les respecter. Et si elle anticipe tout ce que l’on pourra dire sur elle, elle anticipe aussi le fait d’être débordée par tout ce que l’on pourra dire.
Radicalement contraire à la convocation qui est ponctuelle et décisive, la provocation est donc sérielle, elle n’a de sens que dans le temps à la fois indéfiniment rapide et indéfiniment long de toutes ses conséquences.
Banalisation de la provocation et populisme généralisé
Cela n’a absolument rien de rassurant. On espérait trouver dans la provocation la force subversive et revendicatrice de la désobéissance, mais ce qui apparaît d’abord, c’est sa capacité à se mettre sans difficulté au service de n’importe qui, puisqu’elle est en elle-même subversive sans l’être. Elle n’est pas n’importe quoi, elle est bien une pratique définissable, mais elle n’est absolument pas garante en elle-même d’un principe éthique quel qu’il soit. En ce sens elle est très proche de ce qu’elle tend, parfois, pas toujours, à provoquer, à savoir le rire, qui dans la mesure même où il s’affranchit des règles du sérieux, n’a pas d’objet déterminé, qui n’est jamais aussi innocent qu’il prétend l’être, et qui tout en étant transgressif, peut sans difficulté se mettre au service de l’ordre, de la violence et du conformisme. Ou encore, la provocation est très proche de la caricature, qui n’est même jamais que son dessin, ou même son schème spatial. Et l’on sait que la caricature circule sans difficulté de l’extrême gauche à l’extrême droite, peut être celle du patronat comme celle du juif, et même tant à être les deux en même temps. Provocation, rire et caricature semblent aujourd’hui et dans notre pays la marque de Charlie Hebdo. Mais le magazine Présent a publié un hors-série intitulé « Nous ne sommes pas Charlie », dont le seul but était de rappeler que la droite « nationale » avait aussi ses dessinateurs, depuis l’affaire Dreyfus, donc que la caricature était aussi antisémite, belliciste, anti-communarde, collaborationniste, etc. Mais aussi bien elle a gagné tous les journaux démocrates de droite comme de gauche, à ceci près qu’elle est alors moins accentuée, c’est-à-dire aussi moins provocatrice.
La provocation est aussi bien dreyfusarde qu’anti-dreyfusarde, d’extrême droite que d’extrême gauche, se répondant alors à elle-même, s’intensifiant d’elle-même. On pourra dire qu’elle ne véhicule pas les mêmes valeurs, mais ce serait oublier que justement, qu’elle rend indéterminées les règles et les valeurs. L’historien Mathias Bernard (19) a consacré un article précis à la provocation chez Jean-Marie Le Pen, qu’il suffit de suivre sans oublier de rappeler que le Front national est le premier parti à s’être dit de droite après 1945, et à une époque (1973) où le seul nom de droite évoquait le gouvernement de Vichy : il constituait en soi une provocation, qui s’est banalisée depuis. Tout le monde se souvient, et ce n’est pas un hasard que l’on s’en souvienne, de Le Pen déclarant que les chambre à gaz étaient un « détail » de l’histoire, ou faisant le jeu de mots le plus odieux de la Vème République, « Durafour-crématoire ». Ces formules ne nient pas le génocide nazi mais le banalisent. Elles ont alors une triple fonction. La première est de renforcer l’identité du parti autour de son grand axe, l’antisémitisme national issu du Vichysme. La deuxième d’occuper les médias : tout le mois de septembre 1987 pour la phrase sur les chambres à gaz, au point que le Figaro, voyant le bénéfice de cette médiatisation pour Le Pen et ce qu’elle coûtait à la droite, demanda aux journalistes de se taire. La troisième fonction de la provocation est de rendre impossible les stratégies d’alliance de certains cadres du FN, en particulier Bruno Mégret, avec les conservateurs, donc de renforcer l’antagonisme entre le parti et les autres acteurs du champ politique. Cette stratégie froide et cohérente inclut bien sûr la dénégation et le rejet de l’origine et des effets de la provocation sur l’adversaire. En 1987, Le Pen estime que le « tohu bohu » de réactions après sa phrase sur les chambres à gaz est orchestré par les autres partis et les médias. Dix ans plus tard, il agresse physiquement une candidate socialiste à Mantes-la-Jolie et l’accuse ensuite de « provocation », dénonce une « embuscade politico-médiatique ». Déniée, la provocation est en même temps assumée. Ecrivant à ses militants qu’ « aucun mot n’est innocent », Le Pen revendique devant un public plus large le droit à des « expressions pittoresques » qui font partie de « l’art de la communication », car elles traduisent « la gravité des problèmes politiques dans des termes qui soient compréhensibles par tous » (20). Ce qui se confirme alors, c’est que la provocation a exactement le même fonctionnement et la même efficacité chez Le Pen que chez Mélenchon. Cela ne veut pas du tout dire que l’extrême gauche rejoint l’extrême droite, et d’ailleurs Le Pen comme Mélenchon refuse d’être considéré comme des extrémistes. Cela veut dire que nous touchons ici au discours propre au populisme lui-même. Souder affectivement une partie du peuple contre tous les autres, se démarquer des autres partis en évitant les alliances, condamner le monde politico-médiatique tout en occupant la presse, et nier tout cela tout en le revendiquant, voilà le fonctionnement du populisme lui-même. Peut-être que Chantal Mouffe répondrait ici que ce n’est ici qu’un dysfonctionnement de l’agonistique. Mais bien plutôt, cela montre que l’agonistique est encore une idéalisation du discours politique, et que c’est sur cette idéalisation que repose la différence entre populisme de droite et populisme de gauche.
Il s’avère alors le populisme concerne plus ou moins l’intégralité du monde politique. Il y a une tradition provocatrice de droite, bien incarnée par Sarkozy, prévoyant de nettoyer la Courneuve au carsher. Il y a une tradition du centre, dont la grande figure française est sans doute Clémenceau, disant par exemple des fonctionnaires : ils « font d’excellents maris. Quand ils rentrent le soir à la maison, ils ne sont pas fatigués et ils ont déjà lu le journal. » C’est le genre d’esprit que l’on peut retrouver chez Emmanuel Macron croisant dans la gare des « gens qui ne sont rien » ou estimant que les manifestants « foutent le bordel ». Il est plus difficile d’identifier une provocation chez les sociaux-démocrates, peut-être pourrait-on dire que leur propre est d’y résister, au sens où Hollande au pu dire, lors de l’affaire du Burkini, qu’il ne fallait céder « ni à la provocation ni à la stigmatisation ».
Mais s’il est justement un aspect de la provocation qui concerne l’échiquier politique dans son ensemble, c’est le fait de la faire exister par le simple fait de l’identifier telle quelle. L’affaire du Burkini le montre amplement. Dans un été où les candidats potentiels aux primaires de la droite risquaient de se faire oublier, quelques maires, dont Estrosi, ont saisi comme une perche cette tenue que portent les femmes musulmanes, entre Biquini et Burka. Je rappelle les paroles de Sarkozy : « Porter un burkini est un acte politique, militant, une provocation. Les femmes qui le portent testent la résistance de la République ». Et Sarkozy propose comme un réflexe une nouvelle loi. Mais même Hollande, en disant qu’il ne faut pas céder à la provocation, l’identifie comme telle. En était-elle une ? C’est difficile à croire, dans la mesure où le Burkini, accepté dans bien d’autres pays, a totalement disparu des débats l’été suivant. On a pu dire que cette affaire avait divisé la France presque comme l’affaire Dreyfus. Elle a en effet fait renaître une division fondamentale entre les partisans d’une France tolérante et diverse et les partisans de l’ordre homogène. Mais en même temps, elle a montré que tout le monde, hommes politiques, journalistes, mais aussi intellectuels, et tous les citoyens, pouvaient s’enflammer pour un débat politique d’emblée biaisée, déclenché dans une visée électoraliste, et en lui-même stigmatisant.
En fait, ce à quoi nous assistons ici, c’est à la banalisation de la provocation, d’autant plus acquise que celle-ci se dénie elle-même. Il est vrai que quand Hannah Arendt a parlé de banalité du mal à propos d’Eichmann, on a pu la juger elle-même provoquante. Et pourtant, c’était vrai, on peut d’une certaine manière suivre banalement le pire, obéir aveuglement à la règle et en même temps à la transgression vis-à-vis de la règle ou même accepter la fin de toute règle dans la violence et le génocide. Il n’est donc pas étonnant que le nazisme ait fait lui-même un immense usage de la provocation. C’est même par ce biais qu’il a mis la main en une journée sur les institutions allemandes : le lendemain de l’incendie du Reichstag, le 28 février 1933, Hitler dénonce dans cet incendie sans doute provoqué secrètement par son propre parti comme une provocation communiste et parvient à faire à Hindenburg un décret « pour la protection du peuple et de l’Etat » qui met fin à l’Etat de droit allemand jusqu’en 1945. C’est aussi en simulant une attaque polonaise à la frontière que l’Etat nazi s’est donné le motif d’envahir la Pologne. Quant aux Juifs, c’est par leur seule présence qu’ils étaient considérés comme provoquant. Rappelons enfin qu’il existe une méthode de maintien de l’ordre indifféremment pratiquée par les Etats autoritaires et par les Etats de droit, la provocation policière, qui consiste à placer dans la manifestation des policiers en civils qui déclencheront les premières agressions contre leurs collègues, ou au moins y participeront pour les intensifier. La provocation s’empare des discours comme des gestes de l’adversaire ou les invente, imite sa stratégie ou la suppose, reproduit sa violence ou la projette en lui. Elle s’adresse toujours à la fois aux deux camps adverses, renforçant l’un contre l’autre, l’un et l’autre, exacerbant les oppositions en les brouillant. Elle exacerbe donc le conflit en rendant la neutralité quasi-impossible.
Et pourtant, il reste deux aspects liés qui font que la provocation n’est pas seulement impliquée dans la banalisation du mal. Le premier, c’est qu’elle réussit ce que la convocation échoue : mobiliser effectivement tout le monde, hommes politiques, journalistes, intellectuels, citoyens, les faire sortir de leur neutralité politique, les obliger à prendre position, à entrer en débat avec toute leur âme, mais aussi, pourquoi pas, tout leur esprit, toute leurs convictions. L’affaire Dreyfus a été rendue possible par l’émergence de la presse libre et a fait corps avec elle, lançant son développement. L’affaire du Burkini a montré que les réseaux sociaux permettaient non seulement de coordonner des révolutions (je pense aux Printemps arabes) mais ouvrait sur une expression généralisée. Le deuxième aspect est que la provocation en raison même de sa force de brouillage révèle la résistance de positions décidément irréconciliables. Dans l’affaire Dreyfus, Zola n’est pas Drumont, dans celle du Burkini, défendre la tolérance pour une partie de la population n’est pas la même chose que la considérer comme le signe irréfutable d’un islamisme radical. Et ce qui lie ces deux aspects, c’est une raison, située même au-delà des principes de liberté et d’égalité qui partagent les options politiques selon Chantal Mouffe. Une raison qui est vraiment indécidable, et dépasse l’irrationnalité d’une passion identitaire de Chantal Mouffe prend pour indécidable. Une raison qui est la justice même. Et ce dernier mon dernier point : quel peut bien être le rapport entre provocation et justice ? En quoi une provocation peut-elle être juste ?
Une juste provocation est-elle possible ? De la politique à l’éthique
Il nous semble bien sûr important ici de laisser parler avant tout le droit. La première chose qu’il nous dit est que la provocation est au sens strict délictueuse, parce qu’elle exerce une contrainte sur la volonté. C’est avant tout le cas quand elle est prise d’une manière causale, c’est-à-dire qu’elle implique une réaction qui va directement dans son sens. C’est le cas de la provocation au crime, à la haine raciale, au terrorisme, etc. et c’est pourquoi bien des provocations du Front national ont eu des suites judiciaires. En second lieu le droit limite très fortement les cas ou le provoqué peut être jugé comme une simple victime et donc innocenté. Il ne l’est que si la contrainte était irrésistible : si elle est une menace directe à son intégrité physique, ou si elle est une manipulation psychologique avérée par les experts psychiatriques. Dans tous les autres cas, le fait de ne pas résister à la contrainte quand on en avait les moyens est compris comme un mode de complicité. Il en va de même quand l’acteur réagit contre la provocation. Cela, à nouveau, n’est légitime que si l’on ne peut pas faire autrement. La légitime défense peut ainsi être entendu comme un acte d’autodéfense proportionnel à cette provocation qu’est l’attaque de l’autre. Il en va de même de l’injure, acceptable que si elle est immédiate et que celui qui répond à l’injure par l’injure par perte de sang-froid : alors sa non-maîtrise est aussi excusable. Dans tous les autres cas, celui qui réagit est responsable de ses réactions, qui doivent donc rester dans le strict cas légal. C’est ainsi que le droit à mis fin à « l’excuse de provocation » qui permettait de répondre violemment quand on se sentait attaqué, par exemple en cas d’infraction ou de vol.
Ainsi, le droit ramène tout le monde à sa responsabilité : à l’exigence abstraite d’une tenue de soi, d’une résistance à la provocation elle-même. Et il est vrai que la loi, le juge eux-mêmes, ne provoquent pas et ne répondent pas à la provocation. La tendance de Sarkozy à répondre à chaque provocation par une loi était profondément anti-juridique.
La grande question, c’est alors ce que veut dire être responsable au-delà du droit, voir contre un droit que l’on juge injuste, et c’est bien alors la question de la désobéissance. Nous retrouvons qu’il faut des critères pour désobéir à la règle, pour que cette désobéissance ne soit ni une simple interprétation parmi d’autres de la règle (règle du tout est possible, anything goes) ni simple soumission. Disons plutôt qu’il faut un critère : la justice même. Et la justice en tant qu’elle est inconditionnelle, qu’elle n’entre véritablement dans aucun jeu de langage, qu’elle est plutôt ce qui fait qu’aucun jeu de langage n’est jamais inconditionnellement juste. C’est ainsi que le droit et même la politique sont soumis à cette exigence de justice qui se nomme l’éthique.
C’est à juste titre que Chantal Mouffe dit que dans une démocratie soumise à des règles consensuelles, tous les débats sont privés de passions et réduits à des intérêts concurrents, qui s’accordent certes sur des lois, mais suppriment l’écart entre la justice et la loi, qui est pourtant, dit-elle, « l’espace constitutif de la démocratie moderne » (21). Plus précisément, cela signifie que cet écart est pour elle constitutif du politique : Il n’y a d’adversaires politiques que dans la mesure où ils ne peuvent s’entendre sur une loi, où il se réclame tous les deux d’une justice sans en voir la réalisation dans les mêmes lois. En ce sens, et en se réclamant de Derrida, Chantal Mouffe dit toujours à juste titre que dans l’agonistique politique les conflits sont indécidables. Mais en même temps, tout ce raisonnement s’écroule si l’agonistique prend tout de même son départ dans l’accord commun des adversaires concernant les règles de la lutte, donc à la fois sur celles du discours et sur les procédures démocratiques, qui deviennent le cadre de cette lutte. Alors l’écart entre la justice et la loi est d’emblée supprimé. Alors la politique se sépare de l’éthique. Et de fait, Chantal Mouffe écrit bien que « l’éthique inconditionnelle est incompatible avec la démocratie radicale ». Ou encore, phrase qui a l’avantage d’être parfaitement contradictoire, « le domaine du politique ne peut pas être celui de l’inconditionnel parce qu’il exige la prise de décisions dans un espace indécidable ».
Toute décision qui n’est pas la simple application d’une règle (en fait, toute décision) est donc prise dans un espace indécidable qui est celui de l’inconditionnel. Il est alors certes encore possible de « penser politiquement le monde » (le sous-titre du livre que nous citons, Agonistique) mais alors le politique est celui de Schmitt, celui d’une décision inconditionnelle du chef d’Etat souverain légitimée par la présence directe d’un ennemi. Si l’on entend dépasser ce rapport d’inimitié, la seule solution est bien celle d’une éthique inconditionnelle, qui dépasse le politique et la politique, ou qui plutôt ouvre une perspective selon laquelle il n’y a aucune différence entre le politique et la politique.
Contre Habermas, Mouffe écrit : « les obstacles à la réalisation de la situation de discours idéal -et au consensus sans exclusion qui en déciderait – sont inscrits à même la logique démocratique » (22). Contre Mouffe, on peut écrire : les obstacles à la réalisation de la situation d’agonistique idéale – et à l’hégémonie de gauche qui en déciderait – sont inscrits à même la logique populiste.
Sur ces bases, y a-t-il des provocations justes ? Oui, et justement, celles qui se séparent explicitement de toute visée politique immédiate. Celles qui n’entrent pas dans une agonistique politique dont le but est de remporter la victoire lors de la convocation du peuple. Celles qui s’en prennent directement à l’essence du politique, en considérant qu’elle n’est rien de plus que le fond de la démocratie consensuelle. Celles qui dans la manière même de provoquer, dépassent la différence de l’ennemi et de l’adversaire, et qui renvoie chacun à sa responsabilité, à son devoir de répondre d’une manière juste. Celles qui par là même, s’écartent du populisme.
Il est alors même possible de dégager la provocation la plus juste, la plus inconditionnelle : c’est celle qui me vient directement de l’autre, de tout autre, en tant qu’il m’oblige à lui répondre. Ce n’est pas pour rien qu’un ouvrage collectif sur Levinas se nomme Provocation of Levinas : rethinking the other. Même si le titre n’est pas particulièrement suivi d’effets au cours des interventions recueillies dans cet ouvrage, il reste vrai que cette éthique est par définition provocatrice, dans la mesure même où elle est entièrement orientée vers le visage de l’autre, en tant qu’il me commande une réponse par le simple fait d’apparaître. Il est à noter qu’ici tout est possible, et que dans la mesure où ce visage est vulnérable, même le crime est possible, il est même facile dit Levinas. Seulement, dans sa vulnérabilité provocante, l’autre me demande justement de ne pas le tuer. Cet interdit est la loi, mais une loi qui exprime, encore d’une manière négative, et ne peut exprimer que d’une manière négative, la justice même. Et bien sûr, cette justice n’est pas politique. Le propre de la politique, même quand elle respecte les manifestants et aussi les électeurs, ou même quand elle s’accorde sur des règles, est justement d’être injuste et non-éthique, irresponsable, puisqu’elle commence par nier l’altérité de l’autre, autrement dit sa provocation, pour le fondre dans une communauté sans visage ou tout devient effectivement possible : l’inimitié, la guerre, l’insulte, le populisme.
C’est cette même force éthique que l’on retrouve dans des mouvements de résistance et de désobéissance civique qui ne sont pas seulement politiques, qui n’ont pas de visée électorale, mais qui soumettent directement la politique à une exigence de justice qui la dépasse. Que l’on pense au satyagraha, la justice selon Gandhi : on peut dire qu’elle a pour seule but de provoquer le colonisateur par le simple fait de ne répondre à aucune de ses provocations. C’est cela, la non-violence, le fait de se tenir là, dans une forme de vie à laquelle on appartient malgré soi mais à laquelle on n’a pas donné son assentiment, et d’exiger un autre accord, une autre communauté, une communauté juste. Il en va de même dans les mouvements de désobéissance civique et d’émancipation des années 70, donc aussi avec Martin Luther King, il en va de même enfin avec les mouvements d’occupation des places tels Occupy wall street, Les Indignados, etc. Chantal Mouffe reproche précisément à ces mouvements de ne pas engager la lutte avec les institutions, de ne pas avoir de visée électorale, et aucune visée hégémonique. Elle ne sait trop quelle position accorder vis-à-vis d’eux, en considérant que les luttes extra-parlementaires sont bien un outil important de la politique mais pas le seul ; bref, elle respecte les manifestants, mais aussi et plutôt les électeurs. Elle critique le slogan d’Occupy wall street « nous sommes les 99% » parce qu’il « trahit une méconnaissance de la large gamme d’antagonisme au sein de la société », se trompant donc radicalement sur son sens – sur le fait que ce « nous » est une exigence, une provocation adressée à tous, la seule réponse possible à la monopolisation de 90% des richesses par1% de la population mondiale.
Ici nous touchons à une provocation subversive et non-populiste, à une vraie démocratie, qui se caractérise justement par son écart vis-à-vis de la politique institutionnelle, et même de toute politique. Nous touchons à ce que fut le sens encore actualisable ou toujours présent de mai 68. Ce n’est pas pour rien que ce mois mène tout droit au slogan qui marquera aussi sa fin, en raison de la convocation du peuple au référendum de 69 : « élections piège à cons ». Car en effet, il s’agissait de donner sens à son existence ou de trouver une forme de vie différentes de la politique. Et c’est bien pourquoi mai 68 se caractérise par ses slogans provoquants : « faites l’amour pas la guerre ». Voilà une convocation provocante, justement parce qu’elle s’écarte de la politique et tend vers l’art, vers Dali et Picasso, Breton, Gombrovicz… Elle est alors aussi devenue plus collective, avant-gardiste : que l’on pense au dadaïsme, au surréalisme, au mouvement CoBra, aux situationnistes. Peut-être qu’en France, mais ailleurs aussi, l’année 68 aura été celle de la provocation à la fois esthétique et politique, comme le montrent les slogans qui étaient autant d’interventions artistiques : « jouissez sans entrave », « ne travaillez jamais », « il est interdit d’interdire »… Et sans doute qu’il faut encore attendre quelque chose de ces interventions provocantes qui ont permis de faire entrer dans le débat public, puis dans la loi et les décrets, des causes essentielles, comme celles d’Act-up pour le droit d’accès aux médicaments contre le sida ou les droits des conjoints homosexuels.
En ce sens la provocation n’est jamais simplement transgressive ou scandaleuse. Dans le même mouvement qui l’a fait sortir du champ de la pénalité, elle est devenue « source de droit, sans doute même source à certains égards, source du droit. » (23). Citons aussi les impostures à la fois comiques et profondes des Yes Men, créant un site ressemblant à celui de l’OMC pour proposer l’éradication des coutumes, telle la sieste en Espagne, au nom du libre échange, ou pour se réjouir pseudo-officiellement du fait qu’un travailleur délocalisé coûte moins cher qu’un esclave, proposant un appareil de surveillance des travailleurs ressemblant à un phallus doré, ou affirmant au nom de Dow Medical, multinationale juridiquement responsable de la catastrophe de Bhopal, qu’elle allait indemniser les victimes, provoquant la chute de l’action de Dow de 2 milliards de dollars.
N’est-ce pas là la démocratie ? Elle ne se joue pas au niveau des institutions et des luttes électorales, mais se situe hors de la démocratie procédurale et étatique. C’est bien pourquoi à ce niveau l’art intervient, et plus précisément l’art comme provocation. Dans un article intitulé « Politique agonistique et pratique artistique » (24) Chantal Mouffe écrit que les artistes ont pour but de radicaliser et non de rejeter les institutions ; mais l’art est bien moins la radicalisation des institutions qu’un écart vis-à-vis d’elles : il ne se caractérise pas par sa lutte agonistique, ce qui signifierait qu’il aurait tout simplement accepté les règles du discours parlementaire, ou même que l’artiste viserait à être lui aussi élu. L’exemple que Chantal Mouffe choisit, celui d’Alfredo Jaar, a l’avantage de se situer à la limite entre art et politique, et les œuvres qu’elle choisit sont directement linguistiques : elles parlent de la politique elle-même, telle une affiche portant le texte « la politique a-t-elle besoin de culture ? » Ce que nous apprendrait Jaar, c’est alors que l’art peut déstabiliser le sens commun par une interrogation non transgressive : il « prend le contrepied de la tendance actuelle à considérer la transgression et la dénonciation sont les formes de résistance les plus radicales. Jaar pousse à réagir en suscitant le désir de changer les choses » (25). Mais c’est alors un art réformiste que voudrait Mouffe, instaurant même une vraie police esthétique du réformisme, poussant vers l’erreur tout art qui ne s’articulerait pas avec une lutte pour une nouvelle hégémonie - c’est-à-dire tout art provoquant, mais aussi tout art dont la provocation ne serait pas directement politique, ou encore, explicitement, tout art irreprésentable, faisant signe vers autre chose qu’un discours déjà régulé, tout art qui serait inconditionnellement art. C’est-à-dire tout art, sauf les exceptions qui servent d’exemples dans cet article de Chantal Mouffe.
Je pense ici à Tree, cette œuvre de Mac Carthy ressemblant à la fois à un sapin de Noël et à un gigantesque sextoy sur la place Vendôme en 2014. La provocation, pensait l’artiste, ou les curateurs, était désamorcée par l’humour, c’est-à-dire aussi par le double sens de l’œuvre, sa double interprétation possible. De plus, un sextoy n’est pas un sexe, la sexualité était à la fois signifiée, jouée, et masquée, sans nudité… Mais on a été surpris par la virulence de la protestation, de la présence et de la violence d’une frange de la population très conservatrice, chrétienne et fondamentaliste, ayant accès à un bon nombre de médias, et qui se donne le droit de réagir à toutes les provocations, qui ne laisse aucun droit ni à l’humour, ni à l’ambiguïté, ni à l’art. L’artiste a été agressé par un fanatique, un groupuscule proche de la « manif pour tous » a détruit Tree, qui n’a pas été restauré.
Conclusion
Qu’est-ce finalement que la démocratie ? C’est la désarticulation des sphères d’activité, la possibilité de formes de vie diverses ou de jeux de langage irréconciliables. Elle repose alors moins sur l’élection, qui lamine ces formes de vie au profit de courants dont la principale caractéristique est de proposer différentes manières de les laminer, que sur la provocation juste : celle qui confronte une forme de vie à une autre, et met en suspens son assentiment à la politique consensuelle par le simple fait de chercher le sens ailleurs.
Cette provocation juste entretient un lien précis avec la résistance politique : l’une et l’autre répondent à la même urgence éthique. La résistance politique se trouve dans ce contexte dans l’exigence de répondre, immédiatement ou réflexivement, à toutes les provocations, et cela toujours dans l’horizon de la justice : les twitts, les manifestations, les engagements intellectuels, appartiennent alors au même univers, celui de l’expression publique, toujours fortement lié aux techniques de communication. Dans cet univers bigarré et anarchique (comme pouvait l’être la démocratie pour Platon) circule souvent la condamnation ou le mépris réciproques (les réactions immédiates sur les réseaux sociaux seraient entièrement livrées à la violence et la bêtise, les intellectuels ne perdraient dans leurs spéculations, les manifestations ne serviraient à rien), ou l’intégralité de cette expression publique peut être aussi entretenir une relation de mépris tout à fait réciproque avec les élites politiques ; il n’en est pas moins le lieu de la circulation du sens, sans lequel la politique n’est que pouvoir absurde et violent. Mais aussi bien, cet univers ne forme pas encore un monde sensé.
Pour faire monde, l’expression publique demande à être soutenue, non seulement par des moyens techniques, mais par un sens qu’elle n’a pas, qu’elle n’atteint pas, et qui est celui de l’art. L’art est ainsi tout entier la possibilité d’une réponse juste à la politique, d’une provocation juste, laquelle consiste toujours (dans chaque œuvre) à montrer que le monde n’est pas entièrement livré à la politique. Wittgenstein, par provocation, lisait d’une manière provoquante des poèmes de Trakl au moment où venait son tour de parole dans les discussions du cercle de Vienne consacrées à la fondation logique du monde ; le même a pu écrire : « la civilisation doit avoir ses poètes épiques par avance » (26) ; ce n’est alors pas seulement la poésie épique, mais tout l’art qui contient comme une énigme sa vision anticipatrice, plus anarchique que toute expression publique : celle d’un monde qui n’est pas entièrement livré au pouvoir et qui est aussi autre que politique, pour le dire clairement : un monde qui est à l’horizon sans Etat, et qui est ainsi déjà habité par l’exigence d’une vraie démocratie.
NOTES
1. France info, 21 mars 2023.
2. Le Monde, 20 septembre 2017.
3. France TV Info, décembre 2014.
4. Le Parisien, 8 octobre 2017.
5. G. H. Mead, Mind, Self and Society, Chicago, University of Chicago Press, 1934, II, § 11, III § 18 et § 22.
6. Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, tôme II Pour une critique de la raison fonctionnaliste, trad. J.-L. Schlegel, Paris, Fayard, 2002, p. 24.
7. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, p. 397.
8. Chantal Mouffe, Le Paradoxe démocratique, trad. Denyse Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2016, p. 100-101.
9. Chantal Mouffe, L'illusion du consensus, trad. Pauline Colonna d'Istria, Paris, Albin Michel, 2016, p. 80.
10. Chantal Mouffe, Agonistique : Penser politiquement le monde, trad. Denyse Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris éditions, 2014, p. 29.
11. Mouffe, Agonistique, p. 112.
12. Mouffe, Agonistique, p. 35.
13. Mouffe, Le Paradoxe démocratique, p. 80.
14. Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, trad. Dominique Janicaud, Gallimard, 2014, § 201.
15. Cf. Jan Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ?, « en guise d’ouverture », Paris, Gallimard, 2017.
16. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, p. 25.
17. Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 221-222.
18. https://blogs.mediapart.fr/etapegrand-angle-libertaires/blog/180714/desobeissance-et-democratie-radicale.
19. Mathias Bernard, « Le Pen, un provocateur en politique », Vingtième Siècle - Revue d'histoire, n° 93 (2007/1), p. 37-45.
20. Le monde, 21 janvier 1992.
21. Chantal Mouffe, Agonistique, p. 38.
22. Mouffe, Le Paradoxe démocratique, éd. cit., p. 58.
23. Mouffe, Le Paradoxe démocratique, Ibid.
24. Mouffe, Le Paradoxe démocratique, Ibid.
25. Mouffe, Le Paradoxe démocratique, p. 115.
26. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau d’Or de Frazer, p. 27, cité par Christiane Chauviré, in« Engagement et politique chez Wittgenstein », Cités n° 38 (2009/2) : p. 25-32.