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On ne peut plus rien dire

10 September 2025

On ne peut plus rien dire
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“La Mort de Bara”, (1880) par Charles Moreau-Vauthier; crédit d'image: Wikimedia Commons.

Dans le monde immonde du règne quasi universel des pires affreux, on se demande pourquoi les peuples sont devenus si bêtes et si méchants qu’ils élisent des salauds pareils. L’irrationalité d’une souveraineté populaire qui porte pareils nuisibles à la fonction suprême interpelle et interroge, à tout le moins. On aimerait comprendre, expliquer, démontrer, prouver, établir pourquoi c’est si stupide et pourquoi c’est si mal. Or on ne peut plus rien dire, sauf à courir le double risque de l’indigence d’une part et de l’indécence de l’autre. Reste la tentation, dérisoire et désuète peut-être, mais sur laquelle on aurait quand même du mal à ne pas compter un peu, fût-ce en douce, de la jouer à la Beckett, dans l’espoir que, du bégaiement ânonné sans relâche, vienne à sourdre quelque chose comme le vacillement du nouveau désordre mondial et le crépuscule de l’immonde.

C’est franchement insupportable à la longue, de vivre dans le monde immonde du règne quasi universel des pires salauds. 


Entre Trump, Putin & Netanyahu, il faut reconnaître : il y a matière à désespérer. Macron également, à sa manière, quoique mieux intentionné en principe et inoffensif au plan géopolitique, semblerait presque s’être hissé lui aussi, par la virulence de sa fièvre libérale et la corrélative férocité de sa répression policière, au rang de salaud historique.


Et ce qui interloque, outre la profondeur de la noirceur des turpitudes solidement enkystées de toute cette clique dirigeante, c’est le mécanisme de leur accession au pouvoir : on dirait bien que, nonobstant les habituelles réserves envers la démocratie et son processus électoral, ils aient (presque) tous été portés au pouvoir par la volonté populaire.


Pourquoi donc le peuple est-il si bête et si méchant qu’il élit des salauds pareils ? Mystère, à l’évidence. Voire : insondable mystère, tant l’erreur paraît grossière. 


On a bien quelques idées : c’est la faute de l’Occident, qui s’obstine à tout exploiter après avoir tout colonisé ; c’est la faute d’internet, qui ravage les consciences à coups de fake news et de vaines querelles d’opinions ; c’est la faute de la démocratie laïcarde, protectrice des inégalités et, partant, infoutue de faire société ; ou au contraire c’est la faute de la religion, qui fait retour depuis bien trop longtemps déjà en dépit de son ineptie avérée, etc…


Mais tout cela ne suffit pas vraiment à expliquer l’ampleur et la singularité du désastre, endémique et protéiforme, quoique procédant partout de la même mise en œuvre des principes capitaliste, populiste et réactionnaire (sorte de Saint Trinité à laquelle vient s’adjoindre, au gré des contingences diverses, un plein arsenal de considérations et de convictions toutes plus navrantes, stupides et cruelles les unes que les autres). Que la réaction procède ou non de la mise en œuvre de vieilles lunes religieuses importe peu, en fin de compte. C’est toujours peu ou prou la même chienlit et la même gabegie. Outre le trio de tête, l’époque donne à contempler des personnages hauts en couleurs tels que Ben Salmane, Modi ou encore Milei, tandis que l’extrême-droite, repoussoir révolu de l’Europe de notre jeunesse, trône aujourd’hui crânement à la tête des exécutifs italien et hongrois, sans oublier de participer à des coalitions gouvernementales en Slovaquie et en Finlande et de pousser partout son avantage, avec un succès effarant.


Protests in Istanbul, 21 Mar 2025; crédit d'image: Al Jazeera.
Protests in Istanbul, 21 Mar 2025; crédit d'image: Al Jazeera.

Comment a-t-on donc bien pu en arriver là ? L’irrationalité d’une souveraineté populaire qui porte pareils nuisibles à la fonction suprême interpelle et interroge, à tout le moins. On aimerait comprendre. Et surtout on aimerait expliquer, démontrer, prouver, établir pourquoi c’est si stupide et pourquoi c’est si mal.


Mais c’est justement là que le bât blesse : peut-être est-il à craindre que l’on en soit, en fin de compte, incapable. Sans doute, d’ailleurs, la calamité actuelle prospère-t-elle aussi sur le terreau galvanisant de cette incapacité même, dans la guise d’un bon vieux cercle vicieux aussi tristement limpide que désespérant.


Car il faut bien l’admettre : on est incapable d’apporter la preuve de l’ignominie. Que ce soit celle des inégalités, des répressions ou des guerres.


Leurs artisans ont toujours des arguments : personne aujourd’hui (et pas plus aujourd’hui qu’hier d’ailleurs, mais peut-être un peu plus aujourd’hui tout de même, dans ce monde dela « transparence », où l’apparence vaut tant et si peu à la fois, comme à son habitude) ne songe à exploiter, humilier, affamer, tuer ou exterminer sans argumenter. Pour expliquer pourquoi c’est juste ou nécessaire, souhaitable ou inévitable, qu’en tout cas on ne peut pas faire autrement là où, en lieu et place de l’invincible nécessité, on ne trouve en vérité souvent qu’une rageuse, puérile et paranoïaque volonté de puissance.


Et quelque chose (de l’époque, de l’histoire, de la pensée ?) aurait rendu ces arguments invincibles, au sens où il n’est pas possible d’apporter la preuve de leur caractère fallacieux. Il paraît acquis et évident qu’il est parfaitement inique que les cent individus les plus riches de l’espèce possèdent plus que la moitié de l’humanité ; tout comme il paraît peu contestable que le démembrement, pour des raisons politiques, d’un journaliste derrière les portes closes d’un consulat constitue un acte d’une bestialité à couper le souffle ; ou encore que l’agression, la colonisation et l’annexion d’un voisin foule aux pieds tant les principes du droit international que ceux du pacifisme le plus élémentaire - lequel est pourtant censé, depuis quelques années déjà, être devenu quelque chose comme une valeur commune.


(Sans doute y a-t-il d’ailleurs quelque sérieux problème à explorer de ce côté-là : à bien des égards, le monde semble aujourd’hui crever d’un manque de base axiologique commune. Par-delà l’affichage de façade, selon lequel chacun persiste plus ou moins à se poser en défenseur inconditionnel d’un socle supposé commun de valeurs humanistes et universelles, en réalité les valeurs des uns et des autres sont si hétéroclites et antinomiques que la terre entière finit désaxée.)


Tout le monde (pour ainsi dire) s’accorde donc à condamner les inégalités, les assassinats et les guerres. Mais pourtant, personne n’est capable de fournir un raisonnement suffisamment puissant, ou au moins suffisamment convaincant, pour qu’il s’impose à tous.te.s, et notamment à l’adversaire.


Tout se passe comme si, par un injuste et cruel retour des choses, ou du refoulé, ce que l’on pourrait nommer un renoncement de la philosophie à prétendre à la vérité (ça date de Kant, et ça n’a jamais été vraiment contesté depuis lors, tant il est vrai qu’il n’existe pas de vérité métaphysique) avait fini par condamner le monde à une forme d’absolu relativisme intellectuel et moral, dont les convulsives monstruosités contemporaines offrent un bon premier aperçu de l’infini potentiel d’abjection qu’il recèle.


Judge beating a protester with gavel at the Royal Courts of Justice in London (now covered up by police), by Banksy; crédit d'image: Al Jazeera.
Judge beating a protester with gavel at the Royal Courts of Justice in London (now covered up by police), by Banksy; crédit d'image: Al Jazeera.

Comment expliquer (avec ce que cela implique de force de conviction : il ne s’agit pas d’exposer sa propre idée, mais de convaincre autrui qu’elle est la bonne) à un capitaine d’industrie que le capitalisme est le fossoyeur de la liberté et du bonheur et que sa participation prospère à cette entreprise mortifère ne le couvre pas de gloire, mais de honte ?


Comment expliquer à un colon israélien que, par sa persistance dans toutes ses erreurs qui deviennent autant de fautes à mesure que depuis si longtemps maintenant il refuse si obstinément d’en démordre, il se mue en une forme d’incarnation quintessenciée du mal radical ?


Comment expliquer au régime des mollahs, à nombre de ses voisins et à plusieurs autres encore qu’il est parfaitement inique et immoral, entre autres excentricités judiciaires, de réprimer l’homosexualité par la pendaison ?


Ça pourrait paraître fort simple, de prime abord, tant ces positions sont évidemment vraies pour qui les partage. Mais c’est en réalité impossible. En fin de compte, et en dernière instance, c’est (presque) une affaire de point de vue. Dans un monde sans Dieu et sans arrière-monde d’aucune sorte, il n’existe (hors du domaine de la science) plus de pierre de touche où éprouver quoi que ce soit, de sorte que la seule règle serait en fin de compte celle de l’équivalence des opinions. Lesquelles ne sont pas exactement des opinions au sens strict, car il en va souvent decultures voire de civilisations toutes entières, mais en fin de compte c’est quand même de cela qu’il s’agit : à chacun son idée du monde, sans qu’il soit jamais possible de démontrer la supériorité d’une position sur une autre.


C’est par là que le retour est si injuste et cruel : la philosophie paie cher son honnêteté kantienne d’avoir fait culminer ses longs efforts dans ce qui demeure pour partie au moins un aveu d’impuissance. En théorisant et en admettant que l’inconditionné n’était pas susceptible de connaissance, elle a prêté le flanc et ouvert la voie à toutes les désaxiologies justificatives des pires exactions – dont on ne peut prouver le caractère fautif.


Alors qu’elle était née de la condamnation platonicienne de l’opinion, la philosophie aura fini, comme par un excès de probité, par en consacrer le caractère indépassable voire absolu : en l’absence de vérité, il devient impossible de réfuter avec certitude. En toute rigueur, c’est-à-dire en toute impartialité argumentative et logique, force est de constater que l’on ne dispose pas (ou plus) des moyens théoriques d’avoir raison contre celui qui a tort – alors même qu’il a tort et qu’on a raison.


(Et l’ironie est d’autant plus cruelle que, outre l’événement fondateur de la Révolution kantienne, il est assez tentant de se représenter que ce qui a pavé la voie à la catastrophe d’aujourd’hui procède aussi de la somme des entreprises émancipatrices, et plus généralement de ce qui, dans littéralement tous les domaines, a procédé de l’intention de s’affranchir des règles anciennes, que ce soit pour créer des formes nouvelles ou pour exister autrement – ambitions glorieuses et nécessaires au demeurant, ça va sans dire. Il est probable qu’en sapant les fondements de toutes les vieilles normativités, on ait mis à la mode un certain relativisme. Ironie cruelle d’une forme d’inversion contemporaine du vieux mot d’ordre soixante-huitard : aujourd’hui on a parfois l’impression que la règle principielle serait un peu il est interdit d’interdire le pire, tant rien ne nous est épargné. C’est sûr aussi qu’en proclamant si solennellement l’égalité des individus et des peuples, on a prêté le flanc à ce qu’autrui ne se laisse plus docilement expliquer que s’il pense différemment c’est parce qu’il pense fallacieusement. Bien fait, tant mieux. Il était temps ! Mais dès lors, on peine à expliquer pourquoi c’est fallacieux quand ça l’est effectivement, ce qui est quand même un sacré problème – dont on ne se permettra pas ici d’envisager plus avant l’inépuisable généalogie.)


Alors certes, dans l’esprit de Kant, et de tous ses fidèles à sa suite, la rigueur du geste critique ne condamne nullement à ne point penser : à défaut d’atteindre jamais pour de bon (la chose en soi, la vérité), plus on s’évertue plus on s’approche, selon la célèbre figure de l’asymptote. Mais cela ne remédie nullement au mal. C’est bon pour les camarades, les bien disposés, ceux qui sont déjà acquis à la cause, et de la philosophie, et de Kant, et du communisme, et de la Palestine, etc… Mais les autres, ceux qui se trompent, qui refusent, qui s’opposent, qui ne pensent pas ou qui pensent faux, ils s’en fichent bien pas mal de l’asymptote ! Tout ce qu’ils retiennent, c’est que désormais on n'a plus les moyens de leur faire la leçon et de redresser leurs torts.


Pro-Palestinian demonstration in the courtyard of Sciences Po, April 30, 2024 ; crédit d'image: AFP.
Pro-Palestinian demonstration in the courtyard of Sciences Po, April 30, 2024 ; crédit d'image: AFP.

De ce point de vue, selon une autre inversion ironique qui procède d’abord d’un humour douteux, mais qui peut aussi être envisagée comme une manifestation supplémentaire de la labilité des syntagmes contemporains (par laquelle les concepts des uns se retrouvent assez régulièrement dans la bouche des autres et vice-versa, comme par exemple quand J.D. Vance vient administrer à la vieille Europe des leçons de liberté d’expression au motif que l’on musèlerait par trop les néofascistes de tous bords, lesquels ont pourtant partout les coudées franches – dernière ironie de ce petit épisode tragicomique), l’on pourrait dire que la détestable antienne « On ne peut plus rien dire », devenue en quelques années le bon mot (d’ordre) d’une certaine masculinité vieillissante (qui affirmait ainsi, en gros, son attachement aux vieilles sorties machos et son refus de les laisser proscrire par MeToo) serait en fait l’exacte quoique funeste expression de l’impuissance à laquellela parole (c’est-à-dire, aussi bien, l’écriture et la pensée) se trouve aujourd’hui condamnée par la monstruosité du monde – par le Mondstre.


A la limite, avant l’espèce de dernier grand basculement du monde, avant l’Ukraine et avant Gaza (plutôt : avant le génocide à Gaza, où l’abjection éhontée était déjà devenue le principe depuis plus d’un demi-siècle), on pouvait encore être tenté de causer, d’analyser, de diagnostiquer, voire de s’élever et de condamner. Mais maintenant ? On ne peut plus rien dire, sauf à courir le double risque de l’indigence d’une part, car on n’a aucun moyen de convaincre autrui y compris quand il a tort ; et de l’indécence de l’autre, car pendant qu’on s’épuise à causer en vain, les salauds répriment et dépriment, dénervent, décharnent et déchiquettent sans relâche.


De là à se la boucler pour de bon, il y a un pas qu’on se refusera malgré tout à franchir. On peut toujours se consoler de diverses manières.


Soit en criant, par exemple : « Affreux ! Salauds ! Vous nous emmerdez à en crever ! ». Au sens littéral bien sûr… Ça délasse mais ça reste maigre, ça soulage à peine…


Soit, pourquoi pas, en comptant sur la promesse d’avenir d’une dialectique elle-même amochée par le désastre, aux contours imprécis et indéterminables, un genre de choses à deux, trois ou quatre temps, qui laisserait conjecturer une vague perspective d’amélioration dans quelque futur indistinct… Ça ne console qu’à moitié tant on peine à y croire, même avec un programme aussi nébuleux… Mais c’est toujours ça de pris… Par les temps qui courent, que voulez-vous ? On apprend décidément à se satisfaire de peu…


Et puis il reste la tentation, dérisoire et désuète peut-être, mais sur laquelle on aurait quand même du mal à ne pas compter un peu, fût-ce en douce, de la jouer à la Beckett, dans l’espoir que, du bégaiement ânonné sans relâche, vienne à sourdre quelque chose comme le vacillement du nouveau désordre mondial et le crépuscule de l’immonde.


Sûrement pas tout de suite, peut-être pas du tout, mais sait-on jamais, dans le doute : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais continuer, il faut dire des mots, tant qu’il y en a, il faut les dire […] ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer. »

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