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Nancy, Sartre ? Un récapitulatif

24 November 2022

Nancy, Sartre ? Un récapitulatif
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Jean-Paul Sartre ; Crédite d’image : Henri Cartier-Bresson

En marge d’une série de conversations sur la sexualité, Jean-Luc Nancy est interrogé sur sa découverte et sur sa vision de la pensée de Sartre. Les réponses de Nancy, franches et nuancées, témoignent de la réception fluctuante de Sartre dans l’intelligentsia française au fil des générations, entre velléités de tuer le père de l’existentialisme et reconnaissance de l’importance de sa pensée. Un récapitulatif, des notes et quelques citations en marge du bref échange avec Jean-Luc Nancy sur Sartre publié dans le numéro 26 des Études sartriennes.

Le bref échange sur Sartre que l’on eut avec Jean-Luc Nancy et que l’on donne à lire dans le vingt-sixième numéro des Études sartriennes (1) fut engagé au seuil d’une série de conversations qui se tinrent entre l’automne 2020 et le printemps 2021. Le propos autour duquel s’articulèrent ces entretiens fut, dans la continuité de quelques publications alors récentes – entre autres : Sexistence (2017) et Immortelle finitude. Sexualité et philosophie, avec Mehdi Belhaj Kacem et Raphaëlle Milone (2020) –, celui, comme on l’aura deviné, de la sexualité.


À sept reprises, il s’agit de relire (relier) le corpus et la vie de Jean-Luc Nancy (si une telle démarcation des termes fut possible) à la faveur ou au regard de la dite sexistence, et ce d’une manière plus ou moins chronologique, mais qui impliqua un jeu d’allers et de retours, d’analepses et de prolepses. On tenta donc de relire (relier), à partir des commencements de la sexistence (des textes qui la nomment), le corpus et la vie depuis leurs commencements. On parla de l’enfance et de l’adolescence, des classes prépas et de la fac, de Mai 68, des publications des années soixante-dix, d’un questionnement de l’écriture aux bords de la philosophie et de la littérature, de l’absence (ou presque), dans ces premiers écrits, d’une pensée de la sexualité ou de la sexuation, mais aussi de l’apparition d’une série d’intérêts et de métaphores qui leur étaient reliées ; on évoqua aussi le développement, dans les années quatre-vingts, de réflexions posant les jalons d’une ontologie du commun – d’une pensée de l’être singulier pluriel – dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, qui à son tour jetterait les bases de toutes les méditations philosophiques à venir ; on parla encore de certains écrits sur le corps et sur les arts, du plaisir (esthétique et corporel), et enfin, à l’évidence, des quelques textes ayant trait au(x) sexe(s). En somme, il fut question de peindre à grands traits une biographie sexistentielle (si l’on autorise ici un détournement de l’expression sartrienne), d’écrire une auto-allo-sexographie ou, plus généralement, de suivre le travail, l’œuvre, l’opération – sinon, peut-être, le désœuvrement – d’une certaine sexcription ou : sexposition. (2) 


Dans un tel contexte, et au vu de la tâche à laquelle on allait s’atteler, l’aparté sur Sartre ne fut rien d’autre que l’occasion de briser la glace, sur un terrain connu, comme si cette excroissance initiale eut été une sorte d’échauffement, de préliminaire aux conversations à venir. La voix, le corps de l’écriture, allait, en effet, après de nombreuses années, subitement se mettre à répondre dans le balancement d’un dialogue qui n’aurait plus rien de celui, silencieux et solitaire, de la lecture des textes et du commentaire qui pouvait en résulter. Des réponses allaient se profiler et, à celles-ci, d’autres questions être formulées dans le va-et-vient de la discussion. Il fallut donc bien, pour mettre la machine en route avant d’initier les conversations sur le(s) sexe(s), commencer quelque part : en d’autres termes, faire une entrée en matière sous la forme d’un faux départ. Le lieu, l’espace familier sur lequel le choix se porta non sans une certaine curiosité préalable, fut par conséquent, et bien singulièrement, ce passage, incertain et quasi secret, que, pour Nancy, Sartre avait pu figurer. 


À l’évidence, l’on n’associerait guère le nom de Sartre – ses textes, sa pensée – à l’œuvre de Nancy, sinon, peut-être, par le truchement d’un mot, celui d’existence, que les deux philosophes eurent en partage. Et rares sont les commentateurs qui eurent l’audace de rapprocher, voire de comparer les signataires de L’Être et le néant (1943) et d’Être singulier pluriel (1996). (3) Si, d’ailleurs, l’on devait retracer un héritage laissé par la génération de Sartre – des lignées existentialiste, phénoménologique et autres – dans les textes de Nancy, ce serait avant tout vers des figures telles que celles de Maurice Merleau-Ponty, Georges Bataille, Maurice Blanchot ou Emmanuel Lévinas que l’on se tournerait plus volontiers… Sartre n’est donc pas l’une des références privilégiées de Nancy qui, n’y alludant ça et là qu’en passant, n’en lit que très rarement les textes. Or qu’aura-t-il été dit lorsque mention en aura été faite ou qu’une lecture plus approfondie en aura été proposée ?



Jean Luc Nancy ; Crédite d’image : Mirco Toniolo/ROPI-REA
Jean Luc Nancy ; Crédite d’image : Mirco Toniolo/ROPI-REA

Dès les premières pages de Communauté désœuvrée (1986) – dans le premier chapitre issu d’un article qui parut dans Aléa (1983) sous le même titre – Nancy nomme Sartre et cite, sans néanmoins y faire référence en note, Question de méthode (1957) (4) : « Le communisme est “l’horizon indépassable de notre temps” » (5), écrit-il, substituant subrepticement le mot « communisme » à celui de « marxisme » que Sartre avait choisi. Et quelques pages plus loin, alors qu’il reprend à son compte la notion lucrétienne de clinamen pour proposer les linéaments de sa conception de la communauté, (6) le nom de Sartre est à nouveau convoqué. Cette fois, au motif qu’ils n’auraient, lui – Sartre – et ce que Nancy appelle le « personnalisme », « jamais réussi qu’à enrober l’individu-sujet le plus classique dans une pâte morale ou sociologique », (7) Sartre et le « personnalisme » n’ayant donc pas « incliné » le sujet « hors de lui-même, sur ce bord qui est celui de son être-en-commun. » (8) 


Ces deux premières mentions – les seules du texte et du livre dans son ensemble – sont pour l’une relativement coutumière, si ce n’est franchement scolaire, pour l’autre assez négative et peu perspicace ; or elles donnent tout de même à voir déjà deux aspects qui bientôt susciteront davantage l’intérêt de Nancy : non seulement la reformulation sartrienne du « communisme » (entendez : « marxisme »), (9) même si c’est pour dans un premier temps la critiquer un peu platement, mais aussi une compréhension de la praxis (existentielle, sociale, historique, intellectuelle, philosophique, littéraire, voire scripturaire) qui lui reste attenante et sur laquelle il reviendra à plusieurs reprises, par exemple dans Vérité de la démocratie (2008) (10) ou Que faire ? (2012). (11)


Au travers de quelques textes composés dans la dizaine d’années qui suivra la publication de La Communauté désœuvrée, Nancy illustre plus explicitement sa relation à Sartre et ce qu’il en retiendra jusque dans ses derniers écrits. Notamment dans L’Expérience de la liberté (1988), sa thèse de doctorat, ainsi que dans « La Pensée dérobée » (texte dont la version initiale fut donnée sous forme de conférence au colloque « Sartre et Bataille » organisé à Rome en 1996, et amendée pour publication, d’abord en revue, puis dans un recueil éponyme paru en 2001 (12)), Sartre est envisagé de manière plus bienveillante et positive, quoique toujours critique, et ses textes enfin commentés et davantage cités. Contre toute attente cependant, nul passage de L’Être et le néant, l’opus magnum de Sartre, son Essai d’ontologie phénoménologique, n’est rapporté dans ces textes ; et seule une référence à la Critique de la raison dialectique (en réalité, toujours à Question de méthode que Nancy lit, si l’on suit les notes bibliographiques, dans sa version originale de 1960) peut être trouvée dans « La Pensée dérobée », à la toute fin du texte. Étonnamment, ce sont plutôt les écrits posthumes de Sartre qui, au premier plan, intéresse(ro)nt Nancy : les Cahiers pour une morale (1983) surtout, mais aussi, à partir de « La Pensée dérobée », Vérité et existence (1989). 





Dans L’Expérience de la liberté, Nancy reprend, pour articuler sa lecture, l’une des formulations de la fameuse sentence sartrienne selon laquelle « Nous sommes condamnés à être libres ». Il entreprend de montrer, à partir de l’exemple de la maladie donné dans les Cahiers pour une morale, (13) la façon dont Sartre reste engoncé dans une série de dualismes qui empêcherait la possibilité d’une pensée radicale de la liberté. Ainsi l’existentialiste n’envisagerait cette dernière que trop encore dans son rapport à la nécessité (« la condamnation à la liberté est elle-même la conséquence d’une condamnation à la nécessité » (14)), et ce sur fond d’une autre (ou de plusieurs autres) opposition(s), celle(s) du manque de l’existence (i.e. le néant ; le pour-soi) et du plein de l’être (l’en-soi) – pour ne citer qu’elle(s). (15) Nancy, quant à lui, tenterait, dans une veine plus heideggérienne, mais selon d’autres voies, de proposer ce qu’il appelle « une pensée de l’existence de l’être », (16) où l’être et l’exister se confondraient dans leur différence. Cela signifierait, entre autres choses, que l’existence et la liberté que cette existence implique ne seraient plus simplement l’apanage d’une « réalité humaine », mais de l’être de toutes les singularités (humaines, animales, végétales, minérales, etc.) (17) qui, dans leurs corps, leurs rapports, leur communauté, leur pluralité, librement se formeraient et se déformeraient, par là même se faisant et se défaisant un monde.... (18) 


Un autre élément de la textualité sartrienne qui laissa sa trace dans le travail de Nancy serait, enfin, la reconnaissance par Sartre de ce qu’il appela le non-savoir (à nouveau, dans Question de méthode) et, de ce fait, l’introduction par lui d’une zone de déstabilisation et d’in-finition dans le philosophique (sa praxis, son écriture) et, au-delà et par ce geste même, dans tous les domaines du savoir. Une reconnaissance et une introduction qu’il aura partagées avec Bataille (et d’autres), mais de manières différentes. Les signataires de La Nausée (1938) et de L’Histoire de l’œil (1928) dépistèrent, en effet, tous deux « une terrible insuffisance de toutes les assurances de savoir, de croyance et de pensée, et la nécessité d’affronter un inachèvement durable, une impossibilité de conclure et même une responsabilité de ne pas conclure ». (19) Ce non-savoir, dont l’autre nom aurait été la liberté, fut le trait de la modernité que les grandes figures de la génération de Sartre portèrent à son extrémité pour proposer, selon des modalités certes variées, la « conception » d’une pensée se dérobant, ou plutôt, dans les mots de Nancy, d’une pensée dérobée (20) :


Comment désigner ce qui ne peut nous être ni religion, ni science, ni philosophie, et dont nous avons d’autant plus besoin que c’en est fini pour nous avec religion, science et philosophie, que nous passons au-delà de cette configuration, et que nous le savons – sans savoir pour autant ce que nous devenons, sinon une humanité dont le sens est à nu et à vif.


Sartre et Bataille eurent tous les deux le sens de ce sens mis à nu et à vif. Et plus encore, leur confrontation en donne le sens : cette confrontation inachevée, inachevable sans doute, entre celui qui tentait de discerner encore une histoire (encore une pensée) et celui qui regardait déjà dans la nuit (déjà l’envers de la pensée), l’un et l’autre sachant obscurément – sachant d’un savoir dérobé – qu’ils pensaient la même chose. Mais « la même chose », ici, ne désigne pas un objet identique : cela désigne la « mêmeté » problématique de notre identité, à nous, hommes de l’humanité mise à nu et à vif, homme de l’humanité dérobée…. (21)


En somme, pour Nancy, il aura été question, dans la plupart des cas où Sartre est nommé, de le dépeindre comme la marque d’une « pensée au partage des eaux » pour reprendre le titre d’un texte d’hommage paru en 2005 pour le centenaire de la naissance de l’existentialiste : 


La figure de Sartre concentre de manière saisissante les aspects essentiels d’un temps d’oscillation, d’hésitation et de décision tout ensemble, pendant lequel a pivoté le cours de la praxis philosophique au milieu du XXe siècle – et avec lui le rapport de ce siècle à sa propre histoire, à sa propre disposition envers lui-même ou envers le monde, ses possibles et ses exigences. Sartre et le rapport à Sartre auront caractérisé́ ce qu’on peut considérer comme le basculement du XXe siècle « en lui-même enfin », et l’ouverture en lui d'une situation nouvelle. (22)


Sartre – lui, sa pensée, ses textes et tout ce que son nom, sa signature auront pu invoquer, évoquer, convoquer, ou révoquer – aura figuré un point de bascule, un point de passage, une avance décisive, à la pointe extrême de la modernité, dans le champ de la philosophie française du vingtième siècle, de sa praxis, de son écriture, préparant, ouvrant ce qui allait venir sans pourtant y appartenir…



PS : D’emblée – ou en fin de compte –, il faudrait le signaler, on ne trouvera, dans l’aparté publié dans Études sartriennes, aucune prétention à l’exégèse philosophique, ni à une analyse serrée et critique des références à Sartre disséminées à travers le corpus nancyen, mais, bien plutôt, un échange candide qui révéla une série d’éléments « biographiques » et de contextualisation historique qui éclaireront peut-être davantage le rapport qu’entretint Jean-Luc Nancy avec et sans (with/out) cet écrivain penseur au partage des eaux que fut, pour lui, Jean-Paul Sartre.


 

NOTES 


1. Ârash Aminian Tabrizi, « Sur Sartre. Un aparté avec Jean-Luc Nancy », Études sartriennes 26 (2022), pp. 313-318.


2. L’ensemble de ces entretiens, provisoirement intitulé Sexpositions, devrait paraître sous forme de livre en 2023.


3. Sur les rapports, comparaisons, affinités, partages entre les philosophies de Sartre et de Nancy, voir par exemple : la recension de la traduction anglaise de L’Expérience de la liberté (The Experience of Freedom, trad. Bridget Mcdonald, Stanford, Stanford University Press, 1993) par Steve Martinot intitulée « Spectors of Sartre. Nancy’s Romance with Ontological Freedom », Postmodern Culture 6.1 (1995), en ligne ; Marie-Eve Morin, « Thinking Things: Heidegger, Sartre, Nancy », Sartre Studies International 15.2 (2009), pp. 35-53 ; Christina Howells, Mortal Subjects. Passions of the Soul in Late Twentieth-Century French Thought, Cambridge, Polity Press, 2011 ; Aliocha Wald Lasowski, Jean-Paul Sartre, une introduction, Paris, Pocket (coll. « Agora », 312), 2011, pp. 387-389 ; et la thèse de doctorat de Danny Roussel défendue en décembre 2020 à l’Université du Québec à Trois-Rivières, « L’Institution de l’existence et la philosophie première de Jean-Luc Nancy », disponible en ligne – voir en particulier le chapitre « Du “rapport” à l’“existence” » (pp. 16-40). 


4. Le texte fut d’abord rédigé à la demande d’une revue polonaise qui le publia sous le titre « Existentialisme et Marxisme », et parut la même année, en 1957, dans Les Temps modernes, la revue fondée par Sartre et Beauvoir, avec le même titre mais dans une version remaniée. Cette deuxième version sera ensuite utilisée comme introduction, dorénavant intitulée Question de méthode, à la Critique de la raison dialectique (1960), la deuxième grand œuvre philosophique de Sartre qui y développe une onto-phénoménologie hégélo-marxisante (dialectique-matérialiste) de la liberté prise dans les rets de la société et de l’histoire.


5. Jean-Luc Nancy, « La Communauté désœuvrée », La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois (coll. « Détroits »), 2004 [1986], p. 11.


6. Nancy, « La Communauté désœuvrée », p. 17 : « [O]n ne fait pas un monde avec de simples atomes. […] Il faut une inclinaison ou une inclination de l’un vers l’autre, de l’un par l’autre ou de l’un à l’autre. La communauté est au moins le clinamen de l’“individu”. Mais aucune théorie, aucune éthique, aucune politique, aucune métaphysique de l’individu n’est capable d’envisager ce clinamen, cette déclination ou ce déclin de l’individu dans la communauté. »


7. Nancy, « La Communauté désœuvrée », p. 17.


8. Nancy, « La Communauté désœuvrée », p. 17.


9. Dans son dernier livre Cruor, publié à titre posthume, Nancy écrivait encore : « Le communisme prétendait parler des corps entre eux, d’un corps-à-corps qui se serait soustrait en même temps à l’affrontement et à la totalisation sociale. Il parlait en somme véritablement des corps, des existences ni abstraites, ni juridiques, ni fonctionnelles qui sont le vif de l’exister. À cet égard, on peut dire que Sartre aura représenté la sensibilité la plus forte à cette vérité du communisme. Mais l’histoire a écarté cette sensibilité. Il n’est resté que des schémas politiques alors qu’il s’agissait de bien plus… » (Paris, Galilée [coll. « La Philosophie en effet »], 2021, p. 16.)


10. « On sortait du régime général de la vision où la vision en tant que paradigme théorique implique aussi le tracé d’horizons, la détermination de visées et la pré-vision opératoire. Au milieu des secousses profondes des décolonisations – accompagnées de l’expansion de modèles tantôt socialistes-révolutionnaires, tantôt socialistes-républicains – ainsi que des mutations tectoniques de la pensée et des représentations –, on quittait l’âge de l’“Histoire”, comme Lévi-Strauss, Foucault, Deleuze ou Derrida le diagnostiquaient très tôt, alors même que Sartre s’efforçait avec audace de ressaisir à nouveaux frais la pensée du sujet de la praxis sociale. » (Jean-Luc Nancy, La Vérité de la démocratie, Paris, Galilée [coll. « La Philosophie en effet »], 2008, p. 22.)


11.  « Le désir plus ou moins clair de surmonter la déhiscence et d’affirmer en quelque sorte la vérité en acte – en entéléchie, dit Husserl – d’une raison pratique, ou quel que soit le nom qu’on lui donne (une existence authentique, une “praxis totalitaire” comme écrit Sartre voulant dire “totalisante” [Jean-Luc Nancy cite Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960, p. 754]), ce désir s’est défait autour de 1968. Sans doute est-il même possible de dire que le ressort le plus profond de 68 a été, sur le plan de la pensée, une tension passant à la limite de ce désir, outrepassant la visée d’un but théorique par une pratique réglée sur lui, outrepassant donc les registres de la stratégie, de la politique, et aboutissant à une praxis singulière : celle d’un hic et nunc intransigeant. » (Jean-Luc Nancy, « Que faire ? », Que faire ?, Paris, Galilée [coll. « La Philosophie en effet »], 2016, p. 72 ; d’abord présenté, dans sa version originale, à la Société française de Philosophie, en 2012.)


12. Pour l’anecdote, un détail dans l’introduction, écrite spécialement pour ce recueil et intitulée « Nudité », pourrait attirer l’attention des sartriennes et des sartriens. Nancy cite, en effet, un livre de Philippe Verstraten (Érotique du soi singulier, Paris, Belin, 2000 ; in Jean-Luc Nancy, La Pensée dérobée, Paris, Galilée [coll. « La Philosophie en effet »], 2001, p. 13). Seulement, dans sa note bibliographique, Nancy commet une erreur et donne « Pierre Verstraten » – et non « Verstraeten », qui aurait complété la méprise – comme l’auteur de ce livre… Spécialiste de la pensée de l’existentialiste – dont il fut, pendant un temps, le secrétaire particulier – mais aussi de Hegel, de Deleuze ou de Badiou, Pierre Verstraeten (1933-2013), il faudrait le rappeler pour les non-initiés, fut professeur de philosophie à l’Université libre de Bruxelles en Belgique et l’auteur d’un grand livre, Violence et éthique. Esquisse d’une critique de la morale dialectique à partir du théâtre politique de Sartre chez Gallimard en 1972 et de nombreux articles dont certains furent récemment réunis par Véronique Bergen dans Philosophies de la liberté publié chez Kimé (2018). — L’erreur de Nancy serait-elle jeu du hasard ou trace de la lecture d’un grand sartrien, et donc, indirectement, de Sartre lui-même ?


13. Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale, éd. Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard (coll. « Bibliothèque de philosophie »), pp. 447-449. Sur l’interface liberté/maladie, Sartre écrit par exemple dans ses notes : « [M]a liberté est condamnation parce que je ne suis pas libre d’être ou de n’être pas malade et la maladie me vient du dehors : elle n’est pas de moi, elle ne me concerne pas, elle n’est pas ma faute. Mais comme je suis libre, je suis contraint par la liberté de la faire mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma moralité, etc. Je suis perpétuellement condamné à vouloir ce que je n’ai pas voulu, à ne plus vouloir ce que j’ai voulu, à me reconstruire dans l’unité d’une vie en présence des destructions que m’inflige l’extérieur. »


14. Jean-Luc Nancy, L’Expérience de la liberté, Paris, Galilée (coll. « La Philosophie en effet »), 1988, p. 126.


15. Ce bref aperçu ne fait à l’évidence nullement justice à l’intrication de la lecture nancyenne qui offre, également, tout un examen de liberté sartrienne dans son rapport à la causalité (elle-même dans un rapport à la chose [cosa < causa], et donc au corps) qu’il serait intéressant de revisiter.


16. Jean-Luc Nancy, L’Expérience de la liberté, op. cit., p. 126.


17. Tout le mouvement de la pensée nancyenne pourrait être résumé dans cette formule de Hegel qui dit du sujet – mais, donc pour Nancy, qui généralisera le sens de cette formule, de toute singularité – qu’il est « [c]e qui est capable de retenir en soi sa propre contradiction » (cité dans Jean-Luc Nancy, « Présentation », Après le sujet qui vient, Cahiers Confrontation 20 [1989], p. 9). L’un des procédés philosophico-scripturaires mis en œuvre par Nancy dans de nombreux textes à partir des années 80 est donc la confusion des termes, des dualismes, dans une syntaxe subtile et disséminante, qui maintiendrait leur contradiction, ou même plutôt, comme l’aura pensé son époque, leur différence : le même est l’autre, la présence absence, le nécessaire contingent, la pensée étendue, etc., le verbe être, ici, inscrivant (et écrivant) une transitivité intransitive, un rapport sans rapport, un singulier pluriel, c’est-à-dire la différence ou la différance elle-même.


18. Nancy proposerait, par conséquent, une sorte d’existentialisme qui insisterait, néanmoins, sur le caractère toujours déjà pluriel de l’existence, c’est-à-dire d’une certaine communauté effective de la singularité. C’est pourquoi l’on pourrait tout à fait parler avec Frédéric Neyrat d’un Communisme existentiel de Jean-Luc Nancy (Paris, Lignes, 2013).


19. Jean-Luc Nancy, « La Pensée dérobée », La Pensée dérobée, op. cit., p. 25.


20. On notera que, dans La Communauté désœuvrée, Nancy disait de Sartre et du « personnalisme » qu’ils avaient « enrob[é] l’individu-sujet le plus classique dans une pâte morale ou sociologique ». Se serait-il donc toujours déjà agi d’une histoire de robe, d’emprunt, de vol (rober, c’est d’abord « voler » en ancien français), mais aussi d’habillement – d’un travail de coupe et de rapiéçage, de raccommodage, peut-être, d’un travail de tailleur, de sartor – auquel Sartre, selon Nancy, se serait adonné bon an mal an tout au long de son écriture ?


21. Jean-Luc Nancy, « La Pensée dérobée », op. cit., p. 42.


22. Jean-Luc Nancy, « Une pensée au partage des eaux », Le Mondes (des livres), 11 mars 2005, p. 8.

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