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Les nouveaux Organismes génétiquement modifiés (OGM) : pour un « principe de précaution scientifique »

1 September 2023

Les nouveaux Organismes génétiquement modifiés (OGM) : pour un « principe de précaution scientifique »
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Extrait de l'Harmonia Macroscomica d'Andreas Cellarius, 1660-61 ; credite d’image : wikipedia

Au principe de précaution, nous devrions ajouter un « principe de précaution scientifique ». Bref, que l'on ne peut pas agir sur la nature sur la base de ‘‘dogmes’’ qui sont manifestement faux ou implicites, acceptés de façon a-critique. La science est l’invention d’une pensée nouvelle, de cadres théoriques nouveaux, à partir d’un recul critique quant aux principes mobilisés, eux-mêmes bien explicités. Sans cela, la technoscience, dans toute sa puissance, devient un cauchemar, car totalement inadaptée à nous faire vivre dans un écosystème dans toute sa complexité.

Ces derniers mois, une campagne acharnée, à l’aide de nombreux « lobbyists », est en train de faire passer, au niveau du Parlement et de la Commission Européenne, les NGT (New Genetic Technologies) comme variante admissible pour cultiver des OGM (Organismes Génétiquement Modifiés) en Europe. Le European Network of Scientists for Social and Environmental Responsibility (1), avec d’autres Organisations non-gouvernementales, est en train de conduire une bataille scientifique et politique difficile contre ces nouveaux produits.


Les motivations pour cette nouvelle commercialisation font référence à la soi-disant « naturalité » de ces puissantes techniques en génomique, nommées CRISPR-Cas9, qui se basent sur une importante découverte scientifique, d’il y a une vingtaine d’années, sur la manière dont les bactéries modifient l’ADN de certains virus. Or, les processus qui ont lieu dans des contextes évolutifs très complexes, affinés par une longue histoire biologique, sont une chose,  leur usage en dehors de laboratoires bien confinés en est une autre. Dans ces laboratoires, on a démontré la grande utilité de CRISPR pour l’analyse de l’ADN et de l’ARN et on en a compris la grande puissance ainsi que ses limites (voir les citations dans le compte-rendu plus bas), car ces outils sont tout sauf très « précis », comme on le prétend. Déjà dans le cas des OGM jusqu’à présent interdits en Europe, les pesticides auxquels ils sont résistants ou les toxines qu’ils produisent s’attaquent à maints symbiotes, bien au-delà du parasite visé, en faisant des massacres sur l’humus, la couche vivante du sol essentielle à sa fertilité. En effet, ces molécules agissent, avec des probabilités certes plus basses que sur le parasite cible, sur presque tout ce qui est vivant. Le même manque de précision et l’impossibilité de « pilotage » parfait de la plante dans l’écosystème concerne aussi ces NGT. Toutefois, on prétend qu’elles peuvent nous permettre de « contrôler parfaitement » le développement et l’insertion dans l’écosystème des plantes concernées, sur la base de dogmes ‘‘scientifiques’’ erronés – voir points 1 et 2 plus bas – et sans accepter un débat sur les faillites des OGM existants, eux aussi basés sur les mêmes dogmes : voir ici (2) pour les effets secondaires du « BT cotton » en Inde, ici (3) pour la perte de diversité due aux OGM et ici (4) au sujet de la diversité du maïs au Mexique et les monocultures.


Face aux abus de techniques puissantes mais mal comprises, présentées avec une rhétorique insensée du point de vue scientifique, il faut poser un « principe de précaution scientifique », qui devrait accompagner et mieux spécifier le « principe de précaution » que l’on mentionne souvent. Bref, que l'on ne peut pas agir sur la nature sur la base de principes qui sont manifestement faux (et très souvent reconnus comme faux même par les promoteurs des NGT – normalement en privé – un comportement qui est une nouveauté en science, en dehors de toute éthique scientifique).


L'application des OGM et des NGT dont nous parlons repose en effet sur deux grands « dogmes » de la Biologie Moléculaire qui justifie l’application à l’écosystème des NGT :


1 - le Dogme Central de la Biologie Moléculaire (synthétiquement : l’« information » contenue dans l'ADN est « complète » quant au développement et l’évolution des organismes (5)  – voire « le développement est entièrement écrit dans l’ADN » tel un programme informatique) ; tout apport de l’épigénétique à telle information est exclu ;


2 – le dogme selon lequel les interactions macromoléculaires sont « exactes », (stéréo-) spécifiques, comme, disent-ils, la « correspondance clé-serrure » ou « main-gant » … ce qui serait « nécessaire pour transmettre l'information génétique », en citant (Monod, 1970). Cela fait de la cellule, voire de l'organisme, un « mécanisme cartésien » ... « une algèbre booléenne », selon ce dernier.


Le second dogme n'est pas moins important ni moins manifestement faux que le premier : depuis des décennies la physico-chimie traite ces interactions de façon statistique – les macromolécules ont des énormes oscillations, s’agitent dans un flot brownien et presque toutes leurs affinités chimiques dépendent aussi du contexte. Les deux dogmes sont à la base d’une vision mécaniciste (cartésienne) du vivant qui a un ancien essor : Francis Bacon (1561 – 1626, cité depuis les années 1930 par les promoteurs de l’ingénierie génétique) nous expliquait qu’il faut considérer et traiter les animaux et les plantes comme des machines … les reprogrammer à loisir à partir des « gènes égoïstes » qui les encodent complètement, disent les chantres du géno-centrisme encore aujourd’hui (6): tout est information, codé dans les gènes, modifiable à loisir. Il est épatant d’entendre, en privé ou dans des publications secondaires, les tenants de ces dogmes reconnaître qu’ils sont faux. E. Fox -Keller analyse très bien ce phénomène. En particulier, elle cite Philip Ball, un “former editor” de la revue Nature qui reconnaît, une fois loin de ses obligations éditoriales, « la nature fourvoyante » de ces dogmes, malgré leur usage dans toute vulgarisation, dans la plupart des textes universitaires etc (7). Et ils sont au cœur de la vente de toute sorte de promesses et… des actions en Bourse des start-ups qui y travaillent.


Sur la base de ces dogmes, on peut en effet écrire que nous avons le « pouvoir de contrôler l'évolution », selon le titre (et le contenu) du livre de J. Doudna 2017 (Prix Nobel, 2020, pour la remarquable technique inventée), la reprogrammer en agissant sur l'ADN « exactement », en « l'éditant », « comme avec des ciseaux » … alors que dans les laboratoires ces mêmes auteurs agissent sur des grands nombres de cellules, en « choisissant » les cellules où le processus a marché (8) (cherry-picking). En particulier, même le knock-out de gènes, que l’on sait faire depuis des décennies, peut ne pas marcher (voir : knock-out (9), où l’on montre que les modifications CRISPR-Cas9 destinées à supprimer la fonction d'un gène peuvent ne pas y parvenir et les gènes endommagés continuent à produire des protéines, dont beaucoup sont encore fonctionnelles), tout comme l’on observe de nombreux effets collatéraux et/ou imprédictibles (voir : collateral dammage (10); editing-resistant (11)). L’instabilité du processus est particulièrement évidente quand CRISPR-Cas9 est appliqué sur des modèles animaux (genomic-instability (12)). Il est donc à croire qu’après un très grand nombre de manipulations transgéniques et d’expériences dans les champs de différentes techniques, les quelques succès temporaires dans l’implantation dans la nature sont moins dûs à la pertinence des manipulations génétiques qu’à la grande résilience du vivant. Mais cette résilience a des limites : la transformation en quelques années de l’humus en sable est une des conséquences les plus graves des techniques existantes – mais pas la seule, voir le cas du Téosinte : la diffusion incontrôlée dans les champs de ce maïs sauvage, non comestible, serait à corréler à une « adaptive crop-to-wild introgression » de maïs transgénique (noxious weed (13)). 


Le livre de J. Doudna est un paradigme de l’approche géno-centrée, basée sur les deux dogmes cités plus haut (le premier de façon explicite, le deuxième de façon sournoisement implicite) et sur une vulgarisation publicitaire des NGT, riche de promesses dénuées de critiques, sans aucune réflexion sur les limites et les faillites des OGM existants, qui aurait dû résoudre le problème de la faim dans le monde (disait-on en 2000), et encore moins sur les limites de ces nouvelles techniques, elles aussi produites par une immense technicité qui intervient sur le vivant sur les bases d’un imaginaire dogmatique. La science, au contraire, est l’invention d’une pensée nouvelle à partir d’un recul critique quant aux principes mobilisés, eux-mêmes bien (et honnêtement) explicités. Sans cela, la technoscience, dans toute sa puissance, devient un « cauchemar », comme celui que nous vivons suite aux techniques d’ingénierie extractivistes sans limite qui ont modifié le climat – je pense au rôle de l’extraction d’énergies fossiles et leur transformation par des techniques toujours innovantes et très puissantes ainsi qu’à leur usage a-critique, sans une ‘‘pensée’’ de la Terre et son atmosphère. Des propositions pour sortir de ce cauchemar technoscientifique (14) sont résumées dans cette chronique radio (de quatre minutes) (15).


Les sciences du vivant peuvent et doivent utiliser ces NGT, dont ce formidable CRISPR-Cas9, dans les laboratoires, effectuer des manipulations génétiques dans des bio-réacteurs bien isolés (et avec une énorme vigilance contre les fuites possibles). La production d’insuline par des bactéries génétiquement modifiées est le grand succès d’une technique désormais mûre – elle a 50 ans : on sort des bio-réacteurs un produit inerte, l’insuline. Par contre, insérer dans la complexité d’un écosystème les résultats des manipulations génétiques, dont le succès et les effets sont de type statistique et aux conséquences indirectes les plus diverses, est une erreur gravissime. Les effets collatéraux de l’imprévisibilité des mutations induites sur la plante et son contexte, le humus, par exemple, comme ceux des OGM traditionnels, sont eux-mêmes imprévisibles, mais certains : le réseau d’interaction changeant qui caractérise le vivant est tout sauf un système sur lequel on puisse penser d’agir comme avec un « couteau suisse ». Ces méthodes n’ont rien à voir avec la coévolution patiente de techniques humaines top-down (greffes, hybridations...) et écosystèmes.


Pour nous résumer, ces techniques d’ingénierie génétique sans science ne sont pas adaptées à nous faire vivre dans un écosystème, que l’on se doit avant tout de comprendre. Et nous pouvons en montrer les limites scientifiques : un cadre théorique faux ou incomplet ; des cibles génétiques souvent inatteignables ; des effets hors cible ; des échecs antérieurs quant aux autres formes de manipulation génétique, et, enfin, l'imprévisibilité intrinsèque de nombreuses conséquences phénotypiques et écosystémiques d'une technique aussi puissante – pour un compte-rendu et d’autres références, lire cet article (16).


Dans ce cadre, accepter des OGM, basées sur ces NGT, qui « ne produisent pas plus de 20 mutations » (comme on le propose) est un non-sens : en aucun cas on ne peut prédire quelles mutations exclusivement, ni le nombre exact des mutations qui seront effectivement induites par ces techniques, encore moins tous les effets (17)


Agir sur l'environnement sur ces bases, c'est comme confier des missiles capables d'atteindre Mars à des scientifiques du XIe siècle, travaillant selon l'approche théorique ptolémaïque (géo-centrée) : non seulement ces missiles n'atteindraient jamais Mars, mais ils exploseraient ou tomberaient très probablement sur une ville proche, car ils ne tiendraient pas compte de la rotation de la Terre, typiquement (voir cet article (18)). En plus de demander d'être prudents (le principe de précaution traditionnel), il faut insister sur le cadre théorique manifestement faux de ces technologies et le devoir de précaution scientifique de s’en éloigner, de ne pas les mettre en œuvre. Cela se fait dans certains débats, mais bien trop peu (19).


 


NOTES


1. ENSSER: https://ensser.org/, voir aussi l’engagement de l’AAGT : https://generation-thunberg.org/accueil 

2. Andrew Paul Gutierrez, Hans R. Herren, Peter E. Kenmore, “The Failure of GMO Cotton In India,” Resilience. 2020 https://www.resilience.org/stories/2020-09-09/the-failure-of-gmo-cotton-in-india/ 

3. Heather Landry. “Challenging Evolution: How GMOs Can Influence Genetic Diversity,” Harvard Blog, Special Edition on GMOs. 2015 https://sitn.hms.harvard.edu/flash/2015/challenging-evolution-how-gmos-can-influence-genetic-diversity/ 

4. Emiliano Rodríguez Mega. “Small Farmers in Mexico Keep Corn’s Genetic Diversity Alive,” Scientific American. 2018. https://www.scientificamerican.com/article/small-farmers-in-mexico-keep-corns-genetic-diversity-alive/ 

5. Francis H. Crick, "On protein synthesis," Symp Soc Exp Biol. 12.138-63 (1958).

6. Richard Dawkins, “The Extended Phenotype,” The Long Reach of the Gene, OUP, 2016.

7. « These ‘misleading’ narratives are routinely perpetuated in the teaching of Molecular Biology, indeed in so much of the technical, the lay, and even the philosophical literature », écrit Ball, cité dans Making Sense of Metaphor, Vicedo, Walsh (eds) ISR, 2020, par E. Fox-Keller (l’autrice d’un grand classique : Le siècle du gène, en français chez Gallimard, 2003). Pour des alternatives, voir l’ouvrage collectif : “From the century of the genome to the century of the organism: New theoretical approaches”, Special issue of Progress in Biophysics and Molecular Biology 122.1 (2016)  A.M. Soto, G. Longo, D. Noble (Editors),:  https://www.di.ens.fr/users/longo/files/SotoLongoSpecialIssueContentsLongosPap2016.pdf 

8. C., Bock, P. Datlinger, F.Chardon, et al. “High-content CRISPR screening,” Nat Rev Methods Primers 2.8 (2022). https://www.nature.com/articles/s43586-021-00093-4 

9. A.H. Smits,F.  Ziebell, G. Joberty, et al. “Biological plasticity rescues target activity in CRISPR knock outs,” Nat Methods 16.1087–1093 (2019). https://www.nature.com/articles/s41592-019-0614-5 

10. Gaëtan Burgio, and Lydia Teboul. "Anticipating and identifying collateral damage in genome editing," Trends in Genetics 36.12 (2020) https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S016895252030247X 

11. D. Mehta, A. Stürchler, R.B. Anjanappa et al. “Linking CRISPR-Cas9 interference in cassava to the evolution of editing-resistant geminiviruses,” Genome Biol 20.80 (2019).  https://genomebiology.biomedcentral.com/articles/10.1186/s13059-019-1678-3 

12. S. Papathanasiou, S. Markoulaki, L. J. Blaine et al. “Whole chromosome loss and genomic instability in mouse embryos after CRISPR-Cas9 genome editing,” Nat Commun 12.5855 (2021). https://www.nature.com/articles/s41467-021-26097-y 

13. V. Le Corre, M. Siol, Y. Vigouroux, M. I. Tenaillon, C. Délye, “Adaptive introgression from maize has facilitated the establishment of teosinte as a noxious weed in Europe,” Proc Natl Acad Sci U S A (2020) https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/32989136/ 

14. G. Longo, “Le cauchemar de Prométhée,” Les sciences et leurs limites. Préface de Jean Lassègue, postface d’Alain Supiot. PUF, Paris, 2023, https://www.di.ens.fr/users/longo/files/Couv_Table-introLeCauchemarPromethee.pdf 

15. Etienne Klein, “Comment maîtriser notre maîtrise ?" Le Pourquoi du comment : science. 2023 https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-pourquoi-du-comment-science/comment-maitriser-notre-maitrise-6500958 

16. Giuseppe Longo, "Programmer l'évolution : une faille dans la science," Philosophy World Democracy 3.11 (2022)  https://www.philosophy-world-democracy.org/articles-1/programmer-l-evolution-une-faille-dans-la-science 

17. L’argument des « 20 mutations » se base sur l’observation qu’un nombre plus grand de mutations a très peu de chance d’être produit par le hasard évolutif (https://www.nature.com/articles/s41477-023-01505-x). Cet argument n’implique pas que les mutations induites soit « naturelles », permet seulement de rendre plus difficile le traçage des mutations induites artificiellement, contre toute obligation de transparence. Et… nous venons de sortir d’une pandémie où une seule mutation, N439K, dans SARS-CoV-2, a profondément modifié, et d’une façon largement imprévisible, les effets pathologiques du virus, puisqu’elle « enhances the binding affinity for the ACE2 receptor and reduces the neutralizing activity of some monoclonal antibodies (mAbs) and polyclonal antibodies present in sera from people who have recovered from infection » (https://www.nature.com/articles/s41579-021-00573-0). 

18. Giuseppe Longo, Matteo Massio, “Geocentrism vs genocentrism: theories without metaphors, metaphors without theories,”  Interdisciplinary Science Reviews, 2020 https://hal.science/hal-02963836/document.

19. Pour quelques documents, en anglais, sur la bataille en cours au niveau européen, à laquelle participe l’ENSSER, voir : https://www.di.ens.fr/users/longo/files/NGT-public-linksJuly5-2023.zip

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