Le trajet nerveux de la pensée d’Artaud : à travers les commencements et les réverbérations
27 August 2025

Young Artaud; image credit: Contemporary Art Society
Cet article propose de tisser des liens entre le premier et le dernier Artaud, en suivant le “trajet nerveux” de sa pensée, irremplaçable dans son aspect vécu. Il s’agit de s’interroger sur les mots ratés, sur les paroles échouées, et de montrer qu’il existe tout de même des réverbérations, des recommencements. Des parallèles apparaissent ainsi avec le comédien américain Andy Kaufman, et le motif d’un étrange suicide – présent à la fois dans le dernier texte sur Van Gogh et dans un écrit de jeunesse – est également élaboré. Parallèlement à ce déploiement de motifs, l’occasion se présente de réfléchir à la notion du corps ainsi qu’au langage dit schizophrénique dans les analyses de Gilles Deleuze et Jacob Rogozinski.
Il faudrait que je commence par une remarque préliminaire – une remarque sur la pensée. Or, précisément, pourquoi commencer par la pensée ? Peut-être parce que c’est elle qui nous fait plonger au milieu de réalités différentes : perception, souvenir, rêverie, etc. Il ne s’agit pas simplement d’une distinction entre états intérieurs et extérieurs, mais surtout de points d’orientation entre lesquels la pensée se trouve suspendue. On le sait, la démarche cartésienne – le doute radical – précipite le penseur vers un abîme extraordinaire : « La Méditation que je fis hier m'a rempli l'esprit de tant de doutes […] [c’est] comme si tout à coup j'étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. » (Œuvres et Lettres, p. 274) C’est peut-être dans la chute que la pensée trouve son propre élément, sa propre gravite (1).
Le commencement est en effet déjà compliqué. Dans Proust et les signes, Deleuze parle d’un commencement radical révélé à travers la complication de l’essence. Si l’on dit, par exemple, que le personnage du roman – Charlus – est compliqué, c’est parce qu’il retient « toutes les âmes qui le composent à l’état "compliqué" » ; parce qu’il possède « toujours la fraîcheur d’un commencement de monde ». (Proust et les signes, pp. 58–59) Dans ce monde méta-leibnizien, infiniment peuplé d’âmes, la communication entre les monades échoue sans cesse. Le narrateur devient comme une araignée, cherchant à travers sa toile vibratoire l’accès aux autres personnages. La dissolution, l’effondrement, est toujours imminent – à moins que l’on ne déchiffre les signes, que l’on ne crée des rapports entre les réalités différentes. Proust parle des « anneaux nécessaires d’un beau style », de l’entrelacement de deux sensations – « dans une métaphore » (Recherche IV, p. 468).
Ce n’est peut-être pas le même commencement que l’on voit chez Artaud. Pourtant, il est clair qu’il se donne un nouveau départ, un nouveau plan de la pensée, à travers sa correspondance avec Jacques Rivière. Malgré l’échec initial, malgré le rejet (Rivière refuse de publier ses poèmes marqués par leurs bizarreries), Artaud saisit l’occasion pour insister sur « la valeur réelle, la valeur initiale de [s]a pensée, et des productions de [s]a pensée » (OC I, p. 35). Il confie à son interlocuteur qu’il souffre d’une « effroyable maladie de l’esprit » qui touche la substance même de sa pensée ; il est comme figé, mis en suspens par une déperdition qui s’introduit de manière stupefiante dans son intériorité, dans sa pensée. Peut-être faudrait-il décrire précisément ces événements tout à fait réels, mais étrangement inexprimables. Or, comment le faire ? En insistant sur leur singularité ? Lorsque Rivière lui propose de publier leur correspondance dans la NRF, Artaud insiste pour ne pas falsifier le caractère réel de leur rencontre, de leur échange de lettres : « [I]l faut absolument que le lecteur pense qu’il a entre les mains les éléments d’un roman vécu. » (OC I, p. 49) Si sa pensée fugace échoue à se concentrer sur un objet – ou peut-être le détruit-elle même (tant il y a là « la séparation anormale des éléments de la pensée ») –, il faudrait tout au moins maintenir cette existence fragmentaire, donnée « par éclaircies », et concevoir un livre étrange, un livre « abouché […] avec la réalité ». (OC I, p. 62)
Il est possible de dire que, chez Artaud, le projet artistique – se réaliser dans ses poèmes – se mêle, se noue à la préoccupation de se « refaire » (2), de devenir « l'Excitateur de [s]a propre vitalité » (OC I, p. 352). Ainsi croit-il toucher quelque chose de singulier, s’engager dans une création qui refuse de devenir une œuvre détachée ; comme il l’écrit à Rivière : « [P]ourquoi chercher à mettre sur le plan littéraire une chose qui est le cri même de la vie […]. », (OC I, p. 49). Pourtant, on le sait bien, il est difficile de se donner un autre plan. L’ambiance est sombre, traversée de « cris d’impuissance ». Artaud semble s’abîmer dans les sables mouvants de ses propres pensées : « Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre subitement dans sa pensée. » (OC I, p. 119) Dans ces renversements brutaux, quelque chose se perd, s’absente… et pourtant, l’absence n’est jamais assez absente – ou, comme le disait Blanchot : « L’impuissance n’est jamais assez impuissante […]. » (Le Livre à venir, p. 55). C’est ainsi qu’Artaud perd son équilibre, se retrouve emmêlé dans ses traversées mentales. Il se sent trahi, défiguré, voire paralysé par les mots et les formulations auxquels il parvient, et éprouve une angoisse immense en découvrant cette position de sa chair « irriguée de nerfs ». C’est à partir de cette position qu’il est forcé de penser, de suivre ses pensées : « [S]i ailleurs que soient en ces moments ma pensée, je ne peux que la faire passer par ces termes, si contradictoires à elle-même, si parallèles, si équivoques qu’ils puissent être, sous peine de m’arrêter à ces moments de penser. » (OC I, p. 118)
Dans Le Théâtre et son Double, pour élaborer l’action dangereuse du théâtre, Artaud présente le mal mystérieux, la peste qui tue « sans détruire d’organes » (OC IV, p. 35). Et déjà dans ses écrits de jeunesse, on voit que « l'esprit […] demeure intact, hérissé de pointes », tandis que le « trajet nerveux de la pensée » perd sa vitalité, devient « effrité » (OC I, pp. 139-140). Le mal est donc dissimulé – et il est peut-être la dissimulation même. Il est, par ailleurs, la mortification de la chair, et introduit ainsi l’élément non-vivant dans la sensibilité. Pourtant, comment en parler ? La mort, ce dernier mot, n’est-elle pas précisément ce qui interdit tout autre mot, ou les rend inutiles ? « [C]e qui me fait le plus peur dans la mort, dit-il, c’est la nécessité d’une rentrée définitive en moi-même comme terminaison de mes maux. » (OC I, p. 359) Il ne se sent plus « comme le carrefour irréductible des choses », mais devient « un déduit de douleurs où les choses ne passent pas ». (OC I, p. 312). La parole s’arrête, se paralyse : « [J]e suis vacant par stupéfaction de ma langue. » (OC I, p. 117)
Le problème chez Artaud, et surtout pour ses lecteurs, c’est qu’il n’y a pas un procédé (artistique) proprement dit, comme il y en a par exemple chez Raymond Queneau ou Louis Wolfson. Bien qu’il soit influencé par le style de son époque, par le surréalisme, par l’écriture automatique ou autre chose, il est avant tout, comme le disait Henri Gouhier, un « impulsif lucide » : un impulsif qui se plonge dans la pensée et les images, qui suit les bifurcations, qui s’implique en elles. En effet, Jacques Rivière n’est-il pas étonné qu’Artaud soit ainsi précis quant à son propre diagnostic, tandis que ses poèmes soient si malformés ? (3) Pour arracher « à l’inconnu quelque chose de réel », Artaud « laiss[e] parler l’informulé » en lui. Et s’il n’a d’autre préoccupation que de se refaire, c’est peut-être parce qu’il doit devenir ce qu’il crée, s’insinuer dans la sinuosité de sa pensée (« J’ai trouvé des étages dans le domaine du nerf. » OC I, p. 354), quitte à risquer de s’enfermer dans un espace angoissant, où il est forcé, sous peine d’étouffer, de devenir lui-même un être fugace (comme il le dit de manière cryptique dans L’Osselet toxique : « Ah médecine, voici l’homme qui a TOUCHÉ le danger. […] Le ciel s’effondre avec fracas. […] Il a dépassé le sentiment de soi-même. Il t’échappe par mille et mille ouvertures. » OC I, pp. 375–376). Son espace mental semble s’effondrer sous son propre poids ; et bien qu’il affirme le « magnétisme incompréhensible » de l’homme, il découvre en même temps, et avec horreur, que le feu mental peut s’éteindre (une « congélation de la moelle »).
Néanmoins, Artaud ne cesse d’insister : il y a quelque chose qui se donne en lui, quelque chose qu’il peut se donner à lui-même en s’exprimant à partir du milieu vital de son être (« Je refais à chacune des vibrations de ma langue tous les chemins de ma pensée dans ma chair. »), à partir du « continuum corps-pensée non encore rompu » qu’est la chair (ainsi que le dit Evelyne Grossman). (4) Il faut qu’il tire quelque chose de singulier de ce milieu vivant :
Il ne me faudrait qu'un seul mot parfois, un simple petit mot sans importance, pour être grand, pour parler sur le ton des prophètes, un mot-témoin, un mot précis, un mot subtil, un mot bien macéré dans mes moelles, sorti de moi, qui se tiendrait à l’extrême bout de mon être, et qui, pour tout le monde, ne serait rien. (OC I, p. 108)
Voit-on déjà ici une première figuration du langage des profondeurs – du langage schizophrénique (5) que Deleuze allait découvrir dans les glossolalies du dernier Artaud ? Des glossolalies qui, pour Jacob Rogozinski, sont des inventions singulières, des hapax, qui, au lieu de constituer des « blocs indécomposables » (selon l’interprétation deleuzienne), servent à transpercer la cadence paralysée de la conscience, dans la mesure où ils « dérègl[ent] le tempo [naturel] des phrases en y introduisant une articulation mobile ». (6) Je n’entrerai pas ici dans ce débat (j’y reviendrai plus tard sur certains points), mais je me contenterai d’indiquer que le mot moelle, qui revient assez souvent sous la plume (surtout) du jeune Artaud, est aussi la signification initiale de l’aiôn, terme grec désignant la moelle épinière, comprise comme la force vitale, le « liquide interne » qui ne se tarit pas. C’est cette signification initiale qui, selon François Jullien, aboutit à la notion d’une « vie infinie […] toujours présente à elle-même dans sa totalité, n’étant jamais ceci puis cela, mais étant toujours tout à la fois ». (7) Rien ne nous permet d’affirmer qu’Artaud ait eu conscience de ce lien étymologique, mais il est tout de même significatif qu’il parle de la « vitalité nerveuse des moelles », hébergeant toute la science et toute la pensée (8). Les moelles jouent peut-être le rôle d’une trame capable d’accueillir même les chutes intenses de la conscience, de les faire rebondir, réverbérer, de donner l’espoir que la vie du poète soit écrite quelque part – bien que cette vie demeure cachée, ratée, non reconnue par les autres. Quand Artaud reviendra à son commencement dans le préambule de 1946, il écrira : « [J]’allais le voir un jour [Jacques Rivière] et lui dis ce qu’il y avait au fond de ces lettres, au fond des moelles d’Antonin Artaud qui écrit. / Et je lui demandai si on l'avait compris. / Je sentis son cœur remonter et comme craquer devant le problème / et il me dit qu’on ne l’avait pas compris. » (OC I, p. 13)
La fidélité à cette expérience, à ce « trajet nerveux de la pensée », fait qu’Artaud, malgré lui, touche ce point où il ne s’agit plus tant de produire des œuvres que d’être en mesure de dire qu’il pense. Comme il l’écrit à Rivière : « Il ne s’agit pour moi de rien moins que de savoir si j'ai ou non le droit de continuer à penser, en vers ou en prose. » (OC I, p. 32) Pourtant, il lui arrive aussi de dire : « Je prétends, moi, entre autres, que je n’ai pas de pensée. » (OC I, p. 82) Ou encore, dans l’un de ses derniers textes : « Je suis aussi comme le pauvre Van Gogh, je ne pense plus […]. » (OC XIII, p. 310) Pourquoi renonce-t-il à sa pensée ? Ou plutôt, pourquoi ne se donne-t-il plus le droit de dire qu’il pense ? S’agit-il ici, comme le disait Michel Foucault, de cette « ligne d’effondrement », de ces « mots jetés contre une absence fondamentale de langage » ? (9) Dans son texte de jeunesse Toute l’écriture est de la cochonnerie, Artaud écrivait : « [C]e sont toujours les mêmes mots qui me servent et vraiment je n’ai pas l’air de beaucoup bouger dans ma pensée, mais j’y bouge plus que vous en réalité barbes d’ânes, cochons pertinents, maîtres du faux verbe… » (OC I, pp. 122–123) Mais alors, comment accepter – ou témoigner de – ce moment où les mots échouent, deviennent des « déchets », commencent à témoigner contre nous-mêmes, contre notre propre pensée ?
À cet égard, il pourrait être utile de tourner notre attention vers une figure exceptionnelle de l’entertainment américain – l’homme de l’anti-comédie nommé Andy Kaufman (1949–1984). En 1977, Kaufman commence son show (10) en racontant des blagues volontairement insipides. Le public se montre peu enthousiaste ; les spectateurs ressentent qu’il y a quelque chose de gênant dans ce spectacle où Kaufman, visiblement découragé, commence à avouer qu’il s’agit d’un échec (« It doesn’t work. »), qu’il ferait mieux de renoncer à son métier. En déclarant qu’il ne reviendra jamais, il quitte la scène. Peu après, il revient, toujours abattu, et répète le même discours apologétique. Or, cette fois, quelque chose d’autre se glisse dans l’acte : ses paroles commencent à se dissoudre en sanglots, en cris rythmiques ; sa main tombe (comme par hasard) sur les bongos qu’il avait apportés sur scène auparavant ; puis l’autre main s’y joint, et le battement devient plus concentré, plus rythmique. Kaufman accomplit alors une transformation frénétique : la misère (véritablement présente sur scène et dans le public) se transforme en joie. La parole échouée rebondit dans les hurlements et les battements rythmiques. Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple show (Kaufman disait toujours : « Je ne suis pas un comique, je ne raconte jamais de blagues... »). Toutes ses performances (voir par exemple son intervention chez Letterman en 1980) sont traversées par cette abolition dangereuse de la limite entre le comique et le sérieux, le grave (11).

Dans Le Théâtre et son Double, on voit Artaud, qui n’a normalement que du mépris pour le cinéma, consacrer une note enthousiasmée aux films des Frères Marx. « Si les Américains, écrit-il, ne veulent entendre ces films qu’humoristiquement, […], c’est tant pis pour eux. » (OC IV, p. 167) Artaud est frappé par le tourbillonnement produit par la comédie burlesque, qui crée « une espèce d’anarchie bouillante, […] une désagrégation intégrale du réel par la poésie ». Dans Monkey Business, on assiste à un climax frénétique, un « amoncellement d’objets hétéroclites », une « exaltation à la fois visuelle et sonore » (par exemple, le cri d’une femme effrayée est comme doublé du braiement d’un veau). Et en effet, on peut dire que ce type d’humour est poussé à un autre niveau chez Andy Kaufman, qui propose plutôt un one-man-theater, et chez qui l’on assiste à une désintégration de la parole – une parole dont la réintégration reste perpétuellement menacée par la présence envahissante de l’échec. Il importe de noter que les glossolalies du dernier Artaud, ces glossolalies introjectées dans le langage normal, nous offrent elles aussi le spasme de la parole ratée (« Je sais que quand j’ai voulu écrire j’ai raté mes mots et c’est tout. » OC I, p. 12). Elles s’efforcent de re-verberer cette parole, de créer des réverbérations, dans l’espoir même de pouvoir recréer son corps : « Qui suis-je ? / D'où je viens ? / Je suis Antonin Artaud / et que je le dise / comme je sais le dire / immédiatement / vous verrez mon corps actuel / voler en éclats et / se ramasser / sous dix mille aspects notoires / un corps neuf / où vous ne pourrez / plus jamais / m'oublier. » (Je souligne) (OC XIII, p. 118)
Un motif important qui apparait chez Artaud dès le commencement – et qui ne revient que vers la fin de sa vie – est celui du suicide, plus précisément de l’étrange idée qu’on est déjà suicidé… suicidé par les autres. En 1925, Artaud écrit une réponse à une enquête – « Le suicide, est-il une solution ? » – lancée par la revue surréaliste Le Disque Vert. On y perçoit une tonalité philosophique, dans la mesure où le jeune artiste s’efforce de déterminer les limites de cette idée bouleversante, voire d’effectuer un épochè phénoménologique en mettant hors jeu toutes les fausses implications qui n’appartiennent pas à cette idée, à cette pensée. Et alors, bien qu’il ne se sente plus « comme le carrefour irréductible des choses », bien qu’il soit comme « maintenu vivant [par Dieu] dans un vide de négations », Artaud ne se laisse pourtant pas aller à l’illusion que le suicide puisse constituer une solution, un acte, un exercice de sa volonté. Car est-il même possible de sentir l’arrachement de son moi ? Il faudrait raisonner :
Je prétends avoir le droit de douter du suicide comme de tout le reste de la réalité. Il faut pour l’instant et jusqu’à nouvel ordre douter affreusement non pas à proprement parler de l’existence, ce qui est à la portée de n’importe qui, mais de l'ébranlement intérieur et de la sensibilité profonde des choses, des actes, de la réalité. Je ne crois à rien à quoi je ne sois rejoint par la sensibilité d’un cordon pensant et comme météorique [Je souligne], et je manque tout de même un peu trop de météores en action. (OC I, p. 317)
Néanmoins, on ne se débarrasse pas si facilement de l’idée de la vérité du suicide, de l’être-suicidé. La souffrance affreuse, la chute insondable dans le vide, lui font douter de la réalité de notre vie, lui laissant penser qu’il a peut-être déjà franchi cette limite infranchissable : « [T]rès certainement je suis mort depuis longtemps, je suis déjà suicidé. On m’a suicidé, c’est-à-dire. » (OC I, p. 318) C’est ainsi qu’émerge « ce moi béquillard, et traînant, ce moi virtuel, impossible, et qui se retrouve tout de même dans la réalité ». (Ibid.) De manière paradoxale, c’est peut-être ce moi – double et stigmatisé – qui empêche l’acte de suicide, en étant lui-même déjà suicidé. Il semble donc qu’il y ait une impasse affreuse. Artaud conclut :
Même pour en arriver à l’état de suicide, il me faut attendre le retour de mon moi, il me faut le libre jeu de toutes les articulations de mon être. Dieu m’a placé dans le désespoir comme dans une constellation d’impasses dont le rayonnement aboutit à moi. Je ne puis ni mourir, ni vivre, ni ne pas désirer de mourir ou de vivre. Et tous les hommes sont comme moi. (Ibid.)
Il faut donc que son moi revienne pour qu’il puisse même contempler cette idée de suicide. Mais comment comprendre ce twist, cette tournure vers la fin – « tous les hommes sont comme moi » ? S’agit-il d’un désir (aveugle) de partager sa misère avec les autres ? D’un élan d’empathie envers la souffrance enfouie au plus profond du cœur des hommes ? Ou bien d’un affect si envahissant qu’il dissout, en quelque sorte, les rapports (extérieurs) que le moi entretient avec lui-même et avec autrui ?
Peut-être ne s’agit-il que de devenir-homme, ne serait-ce que dans le cadre d’une société qui ressemble à un asile d’aliénées, comme c’est le cas dans le texte intitulé Van Gogh, le suicide de la société (1946). À travers le délire, le peintre cherche sans cesse « la place du moi humain » ; et il semble que ce n’est pas lui qui se suicide, mais bien la « conscience générale de la société » qui se venge, prend sa place, le submerge et « le suicid[e] ». « Car c’est la logique anatomique de l’homme moderne, de n’avoir jamais pu vivre, ni penser vivre, qu’en possédé », dit Artaud. (OC XIII, pp. 20-21) Pourtant, qu’avait vu précisément Van Gogh ?
Un fou, van Gogh ?
Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou [1887-1888].
[…]
van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide,
où ce regard parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit. (XIII, p. 60)
Si, dans le texte de 1925, il s’agissait de la « sensibilité d’un cordon pensant et comme météorique », qui empêchait ou détournait l’idée même du suicide, ici, c’est le regard qui devient météorique – un regard qui se renverse sur lui-même, qui semble se verser « dans le vide ». (Comme le notent les éditeurs du tome XIII, il est probable qu’un mot – « crève » – ait été omis par inadvertance dans le manuscrit final ; on devrait donc lire : « ce regard […] crève comme la bombe d’un météore ». p. 274.) Et il importe de remarquer qu’il existe aussi une version parallèle de cette analyse du tableau, conservée dans le dossier du texte :
Ce regard dévorant,
pénétrant,
suraigu,
obscène presque à force de pénétration, de sincérité, et qui est en même temps un regard vide, creux, retourné, repris en arrière, renversé sur un dehors sub-externe plus terrible que tous les intérieurs […]. (Ibid. p. 206)

Dans ce tableau de Van Gogh, Artaud croit discerner ce qui est normalement impossible à montrer : une apparition, une irruption du vide, et par là, le moment de l’effondrement (comme si le regard sombrait dans son inertie initiale). Qu’en est-il de ce « dehors sub-externe » ? S’agit-il peut-être de cette réalité où se trouve le moi « impossible » et « virtuel », dont il parlait dans son texte de jeunesse ? De cette intériorité qui est, étrangement, toujours ailleurs ? Mon corps, étant le point zéro du monde, est lui-même « nulle part », comme le disait Michel Foucault dans Le corps utopique (12). Le corps oscille en effet inlassablement, se rattrape dans les reflets : le regard tombe littéralement sur une surface, devient comme absorbé par elle ; il tombe dans un reflet qui commence à raconter une histoire, toujours ailleurs, toujours d’une autre fois (le temps immémorial ?). C’est peut-être ainsi qu’une apparition pure – surtout telle qu’elle est donnée à travers la peinture – possède une force terrible. Van Gogh nous montre la « chair hostile » des paysages, leurs « replis éventrés » ; chez lui, « tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer ». (Ibid. p. 161)
On trouve le regard renversé sur lui-même déjà dans le tableau d’André Masson – L’Homme (1924), auquel Artaud consacre un court texte (« Un ventre fin ») dans L’Ombilic des limbes. Il décrit : « Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil. Le regard est un cône qui se renverse sur le soleil. » (OC I, p. 76) En effet, le tableau est marqué par des formes mi-cachées, imbriquées, attrapées dans les plis ; le soleil est lui-même illuminé par un cône qui semble l’enfermer dans un triangle, dans une chute oblique. Le corps, lui aussi – ou plutôt le torse, puisque les mains et les jambes sont à peine dessinés – est en chute. On éprouve le traumatisme de la guerre : « Au pied du ventre, une grenade éclatée. » (OC I, p. 78) Artaud y voit-il la figuration ou la défiguration de sa pensée ? Il y a une « espèce de lavis d’architecte qui rejoint le ventre avec la réalité », et sa pensée s’y déploie « comme dans un espace idéal, absolu, mais un espace qui aurait une forme introductible dans la réalité. » (Ibid.) Or, s’il y a ici un continuum du corps-pensée (c’est-à-dire la chair), dont parlait Grossman, ce continuum est vu comme à travers une vitre brisée, à travers des fonds multiples – ce qui donne l’impression que le centre de gravité, le ventre, le torse de l’homme, est en pleine torsion.
Prenons un peu de recul sur ces descriptions et posons une question : quel est le problème d’Artaud ? De quoi souffre-t-il ? Il est clair que, pour ne mentionner que quelques détails, la méningite qu’il aurait prétendument contractée à l’âge de cinq ans, ses migraines et son addiction à la drogue opiacée Laudanum contribuent à cette « effroyable maladie de l’esprit ». Il éprouve que la continuité de sa personne est comme rompue, et il ne peut se revivifier qu’en prenant des opiacés, qui apportent à leur tour des effets indésirables. Il y a donc une injustice, une méchanceté dans la vie, qui ne semble apporter aucun secours, aucune réponse au déchirement qui a lieu à l’intérieur de lui. Peut-il tout de même se sauver lui-même ? Peut-il former une vision qui lui donnera sa place dans la vie ? Il faut que cette vision soit unitaire. Il parle du « pessimisme intégral », de la « lucidité du désespoir, des sens exacerbés et comme à la lisière des abîmes » (OC I, p. 372). Néanmoins, le déséquilibre est très fort, poussé très loin, son centre – déplacé, arrêté, suspendu. Parcourir son état mental, ou plutôt psycho-physique, devient ainsi une expérience douloureuse : « La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n’est certainement pas une souffrance. » (OC I, p. 112)
Artaud – dans quels termes pense-t-il son mal ? On trouve chez lui des intonations aussi bien physicalistes que spirituelles. Ce n’est pas un hasard s’il compare son esprit à une sorte de « sismographe » capable de mesurer les « tremblements du corps ou de l’âme » (13). Mais ce qui importe encore davantage, c’est que ce mal touche un nerf essentiel, vital. Comme il insiste dans une lettre de 1932, « c’est vraiment la pensée qui est atteinte, et plus que la pensée, la personnalité », et que « la coupure détruit momentanément toute la conscience » (14). En s’exprimant ainsi, Artaud proteste contre l’objection habituelle selon laquelle il ne s’agirait chez lui que de simples « coupures dans la pensée, [des] achoppements des manifestations intellectuelles » – chose qui arrive à tout le monde. Mais alors, comment décrit-il ce spectacle de la chute de la conscience – ce spectacle pourtant invisible aux autres ?
On dirait alors que ma pensée, chaque fois qu’elle veut se manifester, se contracte, et que c’est cette contraction qui claque intérieurement ma pensée, la durcit comme dans un spasme. La pensée, l’expression s’arrête parce que le jet est trop violent, que le cerveau veut dire trop de choses qu’il pense toutes en même temps […]. (OC I, p. 318)
Même s’il y a une « immense juxtaposition » des points de vue (surgis ou éclatés à partir de la contraction violente), cette richesse, guère aperçue, commence aussitôt à se montrer comme illusoire, à sombrer dans l’inutilité. Il n’y a plus de place ni de temps pour l’action, pour l’expression. Le bouleversement a été trop fort (la boucle est bouclée, mais c’est comme si l’on arrivait sur place sans jamais être parti, sans jamais avoir commencé). C’est ainsi qu’au lieu de « trop-plein et [d]’excès », il y a un manque. Artaud sent que ce qui est en jeu ici, c’est quelque chose d’extraordinaire. Non pas qu’il n’y ait pas de descriptions correspondant à ces processus, mais elles relèvent d’une catégorie mondaine, qui est déjà quelque chose de devenu, et en quelque sorte, d’aliéné. Ce qui est en jeu, c’est son propre commencement, sa position, « une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit » (OC I, p. 121). Quelle est en effet cette station ?
Tout d’abord, un détour pour ouvrir une autre ligne de raisonnement. Rappelons que Husserl, en réfléchissant sur la dimension temporelle d’un vécu immanent de la conscience, sur son commencement et sa terminaison, définissait le moi (transcendantal) comme un « undurchstreichbares Faktum » (15), c’est-à-dire comme un fait qui ne peut pas être barré, mis hors-jeu. Or, même si l’on peut toujours insister sur la nature inéluctable ou sur la nécessité d’un tel principe, il est encore plus important d’élaborer comment un moi peut se donner à lui-même (c’est donc la question de la genèse égoïque). Évidemment, on peut, dans un acte délibéré et réflexif, diriger notre regard vers nous-mêmes ; mais outre ce positionnement réflexif, il y a aussi la manière affective (charnelle) dont on peut expérimenter avec soi-même, éprouver qu’on est là, etc. Il s’agit donc d’une auto-affection – et comme on le sait bien, pour Husserl, cela correspond au cas où une main touche l’autre main, lorsqu’une partie de la chair (Leib) est à la fois touchante et touchée.
Je n’entrerai pas ici dans la transmigration de cette analyse dans la tradition phénoménologique (par exemple, chez Merleau-Ponty), mais me concentrerai seulement sur la radicalisation de cet enjeu que l’on trouve chez Jacob Rogozinski (surtout dans l’ouvrage Le moi et la chair : Introduction à l’ego-analyse, 2005). Pour élaborer brièvement l’un des enjeux principaux : avant que j’aie un rapport plus ou moins conscient et extériorisé avec mon propre corps (Körper), je suis le moi-chair (Ich-Leib). La chair, en tant qu’entrelacement des sensations – lesquelles sont surtout fragmentaires et clignotantes – n’est pas encore une totalité capable de comprendre ou de contenir toutes les sensations qu’éprouve un moi. Pourtant, comment un moi arrive-t-il à se donner un corps, à s’extérioriser dans le monde, à être un moi ayant un corps, etc. ? Il faut tout d’abord que l’on accepte que l’auto-donation soit un fait (sans que l’on s’interroge sans cesse sur sa possibilité ou son impossibilité) ; il faut qu’il y ait cette puissance de l’auto-affection, capable de s’intensifier ou de ralentir, et d’accueillir même les échos des sensations qui ont sombré dans le néant.
Pourtant, l’auto-affection (le se-toucher-touchant, qui est une auto-affection originaire) donne lieu non seulement au surgissement d’un moi, mais aussi d’autre chose. C’est ainsi que naît le restant. Puisque la chair doit se différencier (car si ses pôles coïncident complètement les uns avec les autres, ils commencent à s’annuler, à engendrer des lacunes), elle commence à donner lieu à quelque chose d’autre qu’elle. Par exemple, en me touchant moi-même, je découvre des qualités qui sont comme étrangères (quelque chose de lisse, quelque chose de froid). Il faut donc qu’il y reste quelque chose qui ne soit pas inclus, et qui soit « en moi le noyau de l’étranger au moi. » (Le moi et la chair, p. 200)
Cette élaboration de la genèse egoïque, du drame de la chair devenant un corps (comme une chose dans le monde), pourrait donc rendre compte de la crise qu’on constate chez Artaud. Dès sa jeunesse, il parle, par exemple, de « cette chair qui ne se touche plus dans la vie » (OC I, p. 360), ou de la « rupture [qui] trace dans les plaines des sens comme un vaste sillon de désespoir et de sang » et qui « mine […] l’étoffe des corps » (Ibid., p. 141). Des années plus tard, quand il sombrera dans la « poche noire » et cessera d’écrire, il reviendra en combattant avec le délire, en écrivant et transcrivant les expériences vécues des défigurations abominables. Car : c’est à travers le restant qu’un moi s’ouvre au monde, se projette vers le dehors ; mais cette ouverture est quelque chose d’instable, d’ambigu, pour le dire moins ; en un sens, le restant est également un pacte qu’un moi fait avec Dieu ou la société, dans la mesure où il devient un homme, membre de la tribu, etc. Ce n’est donc pas étonnant que son effondrement puisse faire jeter le moi dans la poche noire, dans la psychose où l’ordre symbolique, la surface d’inscription, échoue (c’est ainsi que le Nom du père fait défaut, car c’est lui qui reste en dehors du fusionnement qui a lieu dans le ventre de la mère ; il n’est donc pas évident comment un moi-chair puisse s’appeler, se donner un nom). Quand Artaud commence à sortir de l’abîme de la folie (qui est en quelque sorte l’abolition du langage), son nom porte, comme l’écrit J. Rogozinski, « la trace d'une fracture » ; il s’appelle Ar-tau (Ibid. p. 97). Il tentera désormais d’intégrer les fractures et les scissions dans ses poèmes, « perpétuer la mémoire des coupures », accepter le vide et les arrêts du souffle. Il lui faudra introduire des rythmes irréguliers pour recréer ou renouveler le chiasme, cet entrelacement originaire à travers lequel le moi-chair se donne à lui-même (16).
À ce propos, je voudrais m’interroger sur l’enjeu de se-toucher-touchant, qui est le chiasme originaire (tout en admettant que mon interrogation sera plutôt limitée, dans le sens où je ne porterai pas mon attention sur les implications riches de la théorie du restant attestées par les anthropologues). (17) Pour résumer, l’expérience fondatrice qu’est l’auto-affection tactile ne nous donne, selon Rogozinski, que le « recouvrement partiel » qui « s’oppose à une fusion totale » ; il y surgit donc « un élément hétérogène », à savoir le restant qui (comme) interdit qu’il y ait une identification complète entre les deux surfaces. Pourtant, peut-on tirer autre chose de cette expérience que l’émergence du restant ? Peut-on ouvrir une autre piste ? Car, peut-être, s’il est impossible ou pas tout à fait possible de se toucher (sans créer un restant), c’est comme dans le cas de la célèbre image canard-lapin, où l’on voit soit le canard, soit le lapin (il est impossible qu’on voie les deux en même temps, même si l’on peut, après un certain temps, s’habituer à cette oscillation). On pourrait m’objecter que je prends pour exemple une opération intellectuelle, une capacité déjà bien acquise, pour expliquer un décalage qui puisse se produire au niveau fondamental quand il n’y a guère de conscience. Pourtant, il est question du fonctionnement, ou plutôt de la démarche.

Tout d’abord, il ne s’agit pas de nier l’importance du toucher : le contact tactile est indispensable pour un nouveau-né (à cet égard, il faudrait également penser au moi-peau de Didier Anzieu, à la conception de l’enveloppe charnelle dont la continuité prépare le sol pour la continuité psychique, où le moi devient comme un contenant de tous ses vécus). (18) Pourtant, l’accent peut également être mis sur la proprioception, qui n’est pas seulement un sentiment de soi, mais aussi le sentiment du corps propre dans l’espace – ou peut-être même la spatialité du corps propre. Les bébés qui tournent très vite leur tête pour discerner les bruits venant du dehors non seulement entendent ces bruits, mais mobilisent aussi leur système vestibulaire de l’oreille interne. Ce système est pourvu non seulement de trois canaux semi-circulaires (correspondant aux trois plans de l’espace), mais aussi des otolithes, de petits cristaux attachés à la membrane gélatineuse, qui sont des capteurs gravitationnels. Quand on se tourne très vite ou quand l’ascenseur démarre brusquement, ce sont ces otolithes qui réagissent très rapidement à l’accélération, et c’est ce qui peut provoquer la sensation de vertige ou celle d’un étrange flottement, dans la mesure où il y a un décalage entre la vision et ce système intérieur (et autonome) de l’équilibre (19).
Quand on bouge ou qu’on imagine simplement le mouvement, il y a une énorme excitation – une excitation qui répond aussi bien aux stimuli externes qu’internes (et comme le disait le mathématicien Poincaré : « S’imaginer un point dans l’espace, c’est imaginer le mouvement qu’il faut faire pour s’y rendre. ») En ce qui concerne l’expérience de se-toucher proprement dit, l’excitation est plutôt tempérée. Après tout, il est quand même difficile de se chatouiller ; ou, si l’on veut un exemple plus sérieux, comme nous disait Michel Foucault dans Le Corps utopique, c’est « sous les doigts de l’autre qui vous parcourent, [que] toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister » (20). Et pourtant, est-ce que l’on peut creuser plus profondément ?
L’expérience d’être touché – qu’on peut aussi interpréter comme se sentir en tant qu’« être touché » – est peut-être quelque chose de plus pathique, plus passif que d’autres sensations : c’est ainsi que je me sens dans ma peau, c’est ainsi que je suis comme entouré par une certaine sensation ; il y a donc une Befindlichkeit, un « je me trouve ainsi ». Et il ne fait aucun doute qu’on peut sombrer dans une sensation, entrer dans une zone où cessent toutes les résonances internes ; on peut se sentir mortifié, déprimé, reculé dans les profondeurs de notre être ; tomber dans un état végétatif, ou peut-être même dans un sommeil profond où il ne reste que le scintillement de la conscience. « J’étais plus dénué que l’homme des cavernes », écrivait Marcel Proust dans les premières pages de son roman. Ici, de manière curieuse, ce sont de petits changements de posture – « une fausse position de [la] cuisse », le « bras soulevé » – qui donnent lieu aux « mondes désorbités » (21). La pensée doit donc traverser d’immenses trajets pour se ressouvenir d’elle-même, pour se réinscrire dans la chair, créer le plan ou la pente du récit (qui transforme le « il n’y avait pas encore le temps » en un « jamais il n’y eut de temps où je n’étais, etc. etc. »). Il s’agit de faire varier sans cesse les histoires et les personnages – les êtres fugaces du désir – jusqu’à ce que le héros soit sauvé de la déperdition totale (et alors il peut commencer à écrire, même si le récit est, en effet, fini, bouclé). C’est cette réverbération du récit, ce retentissement intérieur ou immanent, qui cherche son propre commencement et donne lieu au mouvement de la création, de l’œuvre.
Si l’on revient à l’image, certes banale, du lapin-canard, on verra qu’il s’agit avant tout de faire un mouvement, d’aller dans un certain sens. Il s’agit de tirer un sens de ce que l’on voit. Il faut que l’image – celle du cinéma ou celle sur les murs de Lascaux – bouge. Il faut faire un choix, s’orienter, tout en sachant que les possibilités libérées, dégagées à partir de cette décision, les contre-sens, vont se rabattre sur ce mouvement, le concurrencer, voire le miner. Parfois, ces contre-sens posent un danger réel ; comme le dit ironiquement le nain au sage de Nietzsche : « O Zarathoustra, tu as lancé bien loin ta pierre, – mais c’est sur toi qu’elle retombera. » (Nietzsche, 2020, p. 459)
Cette progression de la pensée qui s’avance sur une surface mince et fragile, qui s’efforce de s’équilibrer, fût-ce en traversant des termes contradictoires, se trouve aussi chez Artaud : « [J]e vous l’ai dit : pas d’œuvres, pas de langue, pas de parole, pas d’esprit, rien. / Rien, sinon un beau Pèse-Nerfs. » (OC I, p. 121). Il parle du « trajet nerveux de la pensée », de « l’équilibre de la chair » (22), et il lui arrive même de dire : « [T]ous les arrachements corporels […] n’égalent pas la peine qu’il y a à être privé de la science physique et du sens de son équilibre intérieur. » (Ibid., p. 141). Il sait que la pensée se développe de manière subtile, qu’elle tisse des liens invisibles, qu’elle crée ce retentissement intérieur, « le retentissement au bout duquel est la pensée » (Ibid., p. 310). Il s’agit d’assister à ce spectacle qui se déroule « dans le domaine de l’impondérable affectif », d’y participer, d’écouter et de vibrer, de s’exprimer : « [J]’assiste à la formation d’un concept qui porte en lui la fulguration même des choses, qui arrive sur moi avec un bruit de création. » (Ibid., p. 355).
Et pourtant, on le sait bien, il y a une rupture – une chute. Le va-et-vient entre les sensations, le sens et le mouvement de la pensée étant rompu, on tombe dans la matière – ou, pour mieux dire, dans un autre élément. Gilles Deleuze écrivait dans la treizième série de Logique du sens : « On croyait d’abord rester dans le même élément, ou dans un élément voisin. On s’aperçoit qu’on a changé d’élément, qu’on est entré dans une tempête. On croyait encore être parmi les petites filles et les enfants, on est déjà dans une folie irréversible. » (Logique du sens, p. 101) À la souffrance énorme causée par l’effondrement de la surface du sens – lorsque les mots tombent dans les profondeurs du corps, le pénètrent – le schizophrène répond par la destruction effective des mots, par leur transformation. C’est ainsi que naît le langage dit schizophrénique : les mots surchargés de toniques, imprononçables, spasmodiques : « Les cris ensemble sont soudés dans le souffle, comme les consonnes dans le signe qui mouille, comme les poissons dans la masse de la mer, ou les os dans le sang pour le corps sans organes. » (Ibid. pp. 109–110) Cet entraînement dans un autre élément, cette désagrégation des mots et leur métamorphose en « bruit pur » fascinent Deleuze (23) ; et il semble que le corps sans organes, qui émerge à partir de cette destitution du corps du langage, soit à la fois la condition et l’effet – le terrain même où ce type d’expérimentation peut avoir lieu. Comme il l’écrit avec Guattari dans Mille Plateaux : « [I]l vous attend, c'est un exercice, une expérimentation inévitable, déjà faite au moment où vous l'entreprenez, pas faite tant que vous ne l'entreprenez pas. » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 185) Il y a donc une implication dans un processus, une action – un déséquilibre créateur, comme lorsqu’on sort d’un bateau et que l’on sent encore osciller son corps (ce qui est, en effet, dû au système vestibulaire, cette véritable « centrale inertielle » auto-référentielle). (24) On est comme basculé, tout en ayant l’intuition qu’il s’agit de quelque chose d’essentiel, qu’on accède à un savoir singulier, en demeurant dans la proximité de l’hétérogénéité – ou de l’hétéro-élémentarité – du signe. Dans Différence et Répétition, Deleuze nous donne l’exemple du nageur et des vagues pour élaborer un devenir qui ne surgit pas de la ressemblance ou d’une simple imitation, mais d’une rencontre productive, des articulations rythmées de la multiplicité (alors, « fais avec moi » au lieu de « fais comme moi ») (25).
Artaud tombe donc, lui aussi, dans un autre élément. Il travaille dans – ou à travers – cet élément. Mais sait-on, en vérité, de quel élément il s’agit ? Cette question ouvre, certes, un champ bien vaste. On peut peut-être trouver une certaine clef dans une lettre datée de 1945. Là, Artaud, après avoir exprimé son mépris pour le poème Jabberwocky de Lewis Carroll, nous confie avoir écrit, en 1934, un livre « dans une langue qui n’était pas le français, mais que tout le monde pouvait lire » ; un livre dans lequel il y avait « la consomption, […] la consommation interne de la langue » (OC IX, p. 171). À la fin de cette lettre, il nous donne quelques échantillons « auxquels le langage de ce livre devait ressembler : ratara ratara ratara / atara tatara rana / otara otara katara / otara ratara kana […] » (26), et ajoute aussitôt pour conclure : « Mais cela n’est valable que jailli d’un coup ; cherché syllabe après syllabe, cela ne vaut plus rien, écrit ici cela ne dit rien et n’est plus que de la cendre ; pour que cela puisse vivre écrit, il faut un autre élément qui est dans ce livre qui s’est perdu. » (Ibid., p. 172) S’agit-il ici de la langue du poète – et par là, d’une lecture scandée, d’un rythme déréglé, marqué par les sauts et les suspensions ? Évidemment. Par ailleurs, ce qui est en jeu ici, c’est précisément un autre élément, un élément perdu, un élément qui appartenait au livre disparu.
Il est clair que la figuration de ce livre perdu a une portée messianique, une fonction salvatrice – même si, évidemment, il ne surgit qu’à partir d’un phantasme délirant. Dans cette même lettre, Artaud raconte :
[I]l n'en est resté qu'un exemplaire que je n'ai pas mais qui est resté entre les mains de l'une de mes filles : Catherine Chilé. Celle-ci était infirmière en 1934 à l’hôpital Saint-Jacques où elle préparait son diplôme de médecin. Je la vois sans cesse autour de moi et je sais qu’elle fait en ce moment l’impossible pour parvenir jusqu’à Rodez, mais je ne sais plus exactement où elle est, je veux dire où elle en est de ce voyage jusqu’à moi. (OC IX, p. 171)
Catherine Chilé (1833–1894) était en fait la grand-mère paternelle d’Artaud (27). Alors, d’où vient ce phantasme, comme si c’était lui, Artaud, qui avait enfanté ses aïeuls ? Il s’agit évidemment d’un envoûtement, d’une fusion déroutante avec l’autre ; d’un renversement délirant, même immonde. Et pourtant, il semble que ce renversement soit à son tour renversé, qu’il soit amené à la conscience, à la surface du délire. Dans les Cahiers de Rodez datés de 1946, on trouve le passage suivant : « Le moi auquel je tiens est un in-affect émoi d’un variable perpétuel qui est mon fond et que personne d’autre n’a, sauf celles à qui je l’ai nommément donné. » (28) Il y a donc un enchaînement curieux (« sauf celles… »). Et comment ? J’ai nommé. J’ai donné. J’ai nommément donné.
Si « certains êtres incréés » lui volent « un élément de [s]a douleur » (OC XXI, p. 402), il faudrait alors créer ces êtres, inventer des histoires, des noms — ne fût-ce qu’en arrachant ces noms à sa chair abîmée, en mettant en scène « une abracadabrante chevauchée du corps à travers tous les totems d’une culture ruinée avant d’avoir pris corps » (OC XIV, p. 7). Pour traverser l’abîme, il faut qu’il y ait une inclusion, un enchaînement : « Moi Antonin Artaud, je suis mon père, ma mère, mon fils / et moi » (OC XII, p. 77). Nietzsche écrivait dans la Généalogie de la morale : « Nous n’avons pas le droit d’être seuls en quoi que ce soit : nous ne devons ni nous tromper seuls, ni avoir raison seuls. Nos pensées, nos valeurs, nos “oui” et nos “non”, nos “si” et nos “mais” croissent en nous avec la même nécessité que l’arbre porte ses fruits […]. » (Nietzsche, 2020, p. 846 ; traduction modifiée). Et sur un ton plus léger, comme le suggère l’expression sarcastique (29) anglaise you and whose army?, il faut qu’un moi (écrasé sous le poids de l’histoire et de la culture) se forge lui-même une multiplicité, une armée capable de créer des retentissements, de découvrir et recouvrir les « recoins de la perte » (30).
Chez Artaud, il y a bien sûr une solitude – solitude déchirante, exacerbée par la souffrance. Mais il y a, du même coup, une dramatisation de la parole (31) : celle-ci s’offre comme un spectacle, une participation, une convocation pour « faire naître ce qui n’existe pas encore » (32). Il s’agit de faire résonner, de faire ré-verbérer ce qui semble nous précéder, et qui semble vouloir réduire toute parole au silence, faire taire toutes les langues – il faudrait dire, proclamer :
[J]e suis ce vieil Artaud, nom éthymologique du néant, et qui bientôt aussi abandonnera cette éthymologie avec tous les acides éthymines, liliques, éthynimes, thyliques, éthyliques, taliques, manimanes, thymsiliques, éthylamétiques, tatriques, taltiques et taltaliques, et manimanétiques de manitou, maniques, éthanes, et métamniques, qu’elle contient. (OC XXVI, p. 10)
Avec cette série chimique ou alchimique, Artaud raconte – ou fait entendre – sa chute, la destitution de sa pensée, de son nom. Son nom, avec tous ses acides (33) qui font vibrer la langue, va disparaître – et réapparaître. Car, n’est-il pas vrai qu’il va retrouver la canne qu’il avait perdue lors de son voyage ominueux en Irlande en 1937, « cette canne [avec] 200 millions de fibres, […] de signes magiques […] et une symbolique anténatale » (IX, p. 177) ? C’est ainsi qu’il avancera (se transposera dans un avant anténatal), s’efforcera de s’appeler. Comme il écrira dans le poème Tutuguri. Le rite du soleil noir (1948), « le bruit est si fort / qu’il n’appelle / en avant de lui / que le néant ». (Je souligne)
Le trajet nerveux de la lecture nous a menés ici, à cet entrecroisement subtil dont la croissance intermittente a autant aggravé qu’intensifié l’enjeu. Les méandres, les divagations étaient inévitables, dans la mesure où il s’agissait de commencements rompus, de recommencements, de réverbérations, de trajets météoriques et arrêtés. Pour conclure, je voudrais revenir à la question de l’œuvre. À travers tous les refus, les rejets et les retours, Artaud ne cesse de se demander si l’œuvre est vraiment possible – ou plutôt, s’il pourrait y avoir une œuvre qui corresponde à lui, à son âme. Comme il écrit désespérément à Jacques Rivière : « [D]ites-moi si une œuvre littéraire quelconque est compatible avec de semblables états. Quel cerveau y résisterait ? Quelle personnalité ne s’y dissoudrait ? » (OC I, p. 53). Et vers la fin de sa vie, en revenant sur ses premiers écrits, il dira : « Sur le moment ils m’ont paru plein de lézardes, de failles, de platitudes […], voyageant toujours à côté de ce que je voulais dire d’essentiel et d’énorme et que je disais que je ne dirai jamais. – Mais après 20 ans écoulés ils m’apparaissent stupéfiants, non de réussite par rapport à moi mais par rapport à l’inexprimable. » (OC XII, p. 239)
Évidemment, il y a un étonnement – voire une inquiétude – devant l’œuvre d’art, surtout lorsque cette dernière commence à susciter une question par rapport à celui qui crée, qui est à l’œuvre. Comme sur un tableau du peintre contemporain de Descartes – Rembrandt – où le Dr Tulp pratique, sous les regards étonnés d’autres chirurgiens, la dissection publique d’un cadavre, et montre du bras droit levé – dans un geste où il n’est pas difficile de reconnaître celui du Christ bénissant – le fonctionnement du bras humain à partir de l’exemple du bras cadavéreux, on éprouve une inquiétude face à l’aliénation qui commence à peser sur l’homme découvrant, pour reprendre l’expression d’Artaud, « l’horlogerie de l’âme » (34). Comme si, à travers le regard illuminé du Dr Tulp, une question surgissait : Est ne corpus meum ? Et cette question devient d’autant plus lancinante si l’on prend en considération que, grâce au doute cartésien, l’homme n’est plus ni un corps, ni un animal raisonnable : il est désormais, et avant tout, celui qui pense. C’est à travers cette opération – oscillant entre ruse et nonchalance – qu’un écart dangereux s’ouvre dans l’homme. L’« aliéné authentique », dont parlait Artaud dans son texte sur Van Gogh, est peut-être celui qui s’installe dans l’élan de cet écart – tout en émettant « d’insupportables vérités » (35).
NOTES
1. Il n’est peut-être pas anodin que Heidegger, dans ses célèbres conférences sur la pensée, parle d’un saut dans la pensée qui ressemble au saut dans l’eau : « Ce qu’on "appelle" par exemple : nager, nous ne pouvons jamais l’apprendre à travers un traité sur la nage. Ce qu’on appelle nager, seul le saut dans le torrent nous le dit. » Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser, PUF, 1973, p. 33.
2. « J'en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l’être. Je n'ai plus qu’une occupation, me refaire. » A. Artaud, OC I, op. cit., p. 118. Et comme le dit Henri Gouhier : « [L]e poète Artaud est ce qu’il y a de plus personnel dans la personne d’Antonin Artaud ; sa personne se crée en même temps que le poète crée son poème. » Henri Gouhier, Antonin Artaud et l'essence du théâtre, LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN, 1974, pp. 13-14.
3. « Une chose me frappe : le contraste entre l’extraordinaire précision de votre diagnostic sur vous-même et le vague, ou, tout au moins, l’informité des réalisations que vous tentez. » A. Artaud, OC I, op. cit., pp. 41-42.
4. « Le corps intégral, ce continuum corps-pensée non encore rompu, Artaud lui donne d'abord le nom de Chair. » Evelyne Grossman, Artaud/Joyce – Le corps et le texte, Nathan, 1996, p. 29.
5. « À lire la première strophe du Jabberwocky telle qu’elle est rendue par Artaud, on a l'impression que les deux premiers vers répondent encore aux critères de Carroll, [...]. Mais dès le dernier mot du second vers, dès le troisième vers, un glissement se produit, et même un effondrement central et créateur, qui fait que nous sommes dans un autre monde et dans un tout autre langage. Avec effroi, nous le reconnaissons sans peine : c’est le langage de la schizophrénie. » Gilles Deleuze, Logique du Sens, 1969, Les Éditions de Minuit, pp. 102-103. Et voici la traduction faite par Artaud : « Il était Roparant, et les Vliqueux tarands / Allaient en gibroyant et en brimbulkdriquant / Jusque-là où la rourghe est à rouarghe à ramgmbde et rangmbde à rouarghambde : / Tous les falomitards étaient les chats-huants / Et les Ghoré Uk'hatis dans le Grabugeument. » Antonin Artaud, Tentative antigrammaticale contre Lewis Carroll, L'Arbalète, issue no. 12, 1947.
6. « [L]e rythme d'une œuvre est une affaire de montage et il ne se confond pas avec la cadence purement répétitive des rythmes naturels. Il s'agit au contraire de décadrer, de dérégler le tempo des phrases en y introduisant une articulation mobile, un élément-X différentiel qui en détraque la cadence. » ; « Chacune d'elle se présente comme un hapax, une profération non-itérable, purement performative, purement idiomatique, véritable défi à toutes les lois du langage. Chacune d'elle surgit de manière imprévisible, en interrompant soudain l'enchaînement des phrases, toujours différente des autres séquences, toujours neuve, comme la vie elle-même en sa création continuée. » Jacob Rogozinski, Guérir la vie : La passion d'Antonin Artaud, CERF, 2011, pp. 161-162.
7. « De l’aiôn qui, chez Homère, désignait le liquide interne au corps et qui, tant qu’il n’est pas tari, en assure la vitalité, la philosophie grecque aboutit à la notion d’une vie infinie, ne perdant rien d’elle-même mais "étant" toujours (aei ôn) et, par conséquent, ne connaissant ni futur ni passé – qui n’ "était" ni ne "sera" : toujours présente à elle-même dans sa totalité, n’étant jamais ceci "puis" cela, mais étant toujours tout à la fois, tel un point "où s’unissent toutes les lignes", sans jamais "s’épancher". » François Jullien, Du « temps », Grasset, 2001, p. 18. Voir aussi : « Hippocrate de Cos utilisait le terme αιών dans le sens de « moelle » et, plus spécifiquement, de « moelle épinière ». Cette acception, que l'on rencontre par ailleurs deux ou trois fois dans la poésie archaïque, est indissociable du sens "vie", car la moelle est le siège de la force vitale. Concrète à l’origine, la signification de l’αιών évolue donc peu à peu vers l’abstrait selon le schéma suivant : "force vitale" > "vie" > "temps de la vie" > "temps". » Günther Zuntz, Aion, Gott des Römerreichs dans H. Savon (eds.) L'antiquité classique, Tome 61, Bruxelles, 1992, p. 486. Dans Logique du sens, Deleuze utilise l’image du ruban de Möbius (p. 178) pour illustrer la temporalité de l’aion, qui se déploie simultanément dans les deux directions. À ce propos, il est intéressant de noter qu’une mosaïque romaine (200–250 ap. J.-C.) représente l’Aion, dieu de l’éternité, dans un cercle qui est en réalité un ruban de Möbius. Voir : Julyan H. E. Cartwright, Diego L. González, Möbius strips before Möbius: Topological hints in ancient representations, The Mathematical Intelligencer, June 2016, Volume 38, Issue 2, pp. 69-76.
8. « Il faut avoir été privé de la vie, de l’irradiation nerveuse de l’existence, de la complétude consciente du nerf pour se rendre compte à quel point le Sens, et la Science, de toute pensée est caché dans la vitalité nerveuse des moelles et combien ils se trompent ceux qui font un sort à l’Intelligence ou à l’absolue Intellectualité. » A. Artaud, OC I, op. cit., pp. 351-352.
9. « La folie est absolue rupture de l'œuvre ; elle forme le moment constitutif d'une abolition, qui fonde dans le temps la vérité de l'œuvre ; elle en dessine le bord extérieur, la ligne d'effondrement, le profil contre le vide. L'œuvre d'Artaud éprouve dans la folie sa propre absence, mais cette épreuve, le courage recommencé de cette épreuve, tous ces mots jetés contre une absence fondamentale de langage, tout cet espace de souffrance physique et de terreur qui entoure le vide ou plutôt coïncide avec lui, voilà l'œuvre elle-même : l'escarpement sur le gouffre de l'absence d'œuvre. » Michel Foucault, L’histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972, p. 555-56.
10. On peut voir cette performance (stand-up) dans une vidéo disponible sur YouTube, intitulée Andy Kaufman – Dadaist Comedy Genius, 1977 : https://www.youtube.com/watch?v=fzKbqbjEjEE&t=396s
11. https://www.youtube.com/watch?v=_TpOBIY279w
12. « Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n'est nulle part : il est au cœur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j'avance, j'imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j'imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n'a pas de lieu, mais c'est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. » Michel Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies, Éditions Lignes, 2019, p. 25.
13. « Tremblements du corps ou de l’âme, il n’existe pas de sismographe humain qui permette à qui me regarde d'arriver à une évaluation de ma douleur plus précise, que celle, foudroyante, de mon esprit ! » A. Artaud, OC I, op. cit., p. 84
14. C’est une lettre à Monsieur Soulié de Morant, incluse dans l’édition de 1956 du tome I des Œuvres complètes (pp. 318-320).
15. Edmund Husserl, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität II, Martinus Nijhoff, 1973, p. 155.
16. « Il fait chiasme, il fait nœud, au sens où Mallarmé disait que "toute âme est un nœud rythmique". Grâce au rythme, le plan du poème et celui du moi-chair peuvent enfin se rejoindre. S'il n'a pas souvent recours à ce mot - il préfère parler de frappe ou de spasme, évoquer la danse des corps, la musique des phrases - la question du rythme est en jeu dans chacun de ses textes majeurs. » Jacob Rogozinski, Le moi et la chair, CERF, 2006, p. 164.
17. « Comme nous l’apprennent les anthropologues, le rituel sacrificiel peut se définir comme une cuisine du reste : il consiste, après la mise à mort de la victime, à découper son corps et à en prélever une partie pour la réserver aux dieux, part sacrée, le plus souvent détruite par le feu, où se concentre toute l’ambivalence du restant. » Ibid., p. 220.
18. « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience de la surface du corps. » Didier Anzieu, Le Moi-Peau, BORDAS, Paris, 1985, p. 39.
19. C’est surtout grâce à l’ouvrage d’Alain Berthoz – Le Sens du mouvement (1997) – que j’ai appris l’importance du système vestibulaire, ainsi que le caractère multi-modal de la perception. L’ouvrage est plein d’aperçus intéressants, mais, par souci de brièveté, je ne citerai qu’un passage : « Dressez-vous debout les yeux fermés et tournez sur vous-même quatre ou cinq fois à vitesse constante. Puis, brusquement, arrêtez-vous en tapant fort du pied pour que l'arrêt soit net. Maintenez la tête immobile et vous percevrez distinctement une illusion de rotation en sens contraire. Cette sensation provient du fait que la cupule du canal semi-circulaire horizontal, soumise aux forces d'inertie pendant la décélération brutale, est légèrement déviée et met quelques secondes (environ 10) avant de revenir à sa position de repos. Si vous mettez délicatement les doigts sur vos paupières fermées, vous pourrez même sentir les mouvements des yeux provoqués par la stimulation vestibulaire que l'on nomme ‘nystagmus’. » Alain Berthoz, Le Sens Du Mouvement, Éditions Odile Jacob, 1997, p. 40.
20. Et le passage se poursuit : « [C]ontre les lèvres de l'autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L'amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l'utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l'enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C'est pourquoi il est si proche parent de l'illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l'entourent, on aime tant faire l'amour, c'est parce que dans l'amour le corps est ici. » M. Foucault, Le Corps utopique, Les Hétérotopies, op. cit., p. 45.
21. « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. […] Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil […] Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. » Marcel Proust, A la recherche du temps perdu I, Gallimard, 1987, p. 5.
22. Cette formule apparaît dans un passage particulièrement énigmatique, où Artaud semble mettre en scène un dialogue intérieur : « Je lui rétorque que le Moi et le Soi sont deux termes distincts et à ne pas confondre, et sont très exactement les deux termes qui se balancent de l’équilibre de la chair. » A. Artaud, OC I, op. cit., p. 139.
23. « [Chez le schizophrène], tout se passe en profondeur, sous le domaine du sens, entre deux non-sens du bruit pur, le non-sens du corps et du mot éclatés, le non-sens du bloc de corps ou de mots inarticulés— le « ça n’a pas de sens » comme processus positif des deux côtés. » G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 220.
24. « Ces deux sortes de capteurs vestibulaires, les canaux et les otolithes, mesurent le mouvement de la tête dans l'espace sans avoir besoin de point d'appui. Ils constituent une véritable centrale inertielle comme celles qui sont embarquées dans les avions. De plus, ils utilisent la gravité comme référence pour fournir au cerveau une information sur l'inclinaison statique de la tête. » A. Berthoz, Le sens du mouvement, op. cit., p. 46.
25. « Le mouvement du nageur ne ressemble pas au mouvement de la vague ; et précisément, les mouvements du maître-nageur que nous reproduisons sur le sable ne sont rien par rapport aux mouvements de la vague que nous n'apprenons à parer qu'en les saisissant pratiquement comme des signes. C'est pourquoi il est si difficile de dire comment quelqu'un apprend […]. Nous n'apprenons rien avec celui qui nous dit : fais comme moi. Nos seuls maîtres sont ceux qui nous disent « fais avec moi », et qui, au lieu de nous proposer des gestes à reproduire, surent émettre des signes à développer dans l'hétérogène. » G. Deleuze, Différence et Répétition, op. cit., p. 35.
26. Ibid. p. 172. Et comme le note J. Rogozinski, dans ces glossolalies d’Artaud on peut discerner « une série de variations phonétiques qui se déploient à partir d'un noyau invariant, d'un nom caché. Ainsi ce jeu sur les ar et les ra, les art et les tra, les to et les ot […] où l'on peut entendre également résonner l'art, le ratage et la tare, le Cathare, Catherine et la canne, katara (qui signifie "malédiction" en grec) et cette mystérieuse "otarie" (encore un anagramme d'arto…) qui parcourt les Cahiers de Rodez. » J. Rogozinski, Guérir la vie, op. cit., p. 95.
27. Il y a toute une histoire familiale qui est en jeu ici. À ce propos, voir les « trois filles un jour étranglées » dans le préambule (OC I, p. 14) et, par exemple, ce passage chez J. Rogozinski : « [L]es deux grands-mères [d’Artaud], Catherine et Marie, étaient sœurs, ce qui marquera leur lignée du stigmate de l'inceste. Pour conjurer la malédiction des sœurs Chilé – la tare des Artaud – il lui faudra inventer une nouvelle mythologie, une dramaturgie, une poétique, toute une œuvre destinée à justifier la faute des aïeules, à faire accepter l'inceste. C'est ce fantasme qui sous-tend le mythe d'Héliogabale […]. » Ibid., p. 69.
28. Le passage se poursuit : « Ce transfert est la volonté d’entaille, se frapper pour muer sous peu / car il y a un point sur lequel je ne bouge pas, ne peux pas bouger, ne bougerai jamais, c’est que je me suis toujours appelé et m’appellerai toujours Antonin Artaud avec la même personnalité qu’ici et cela depuis toujours. » Antonin Artaud, Œuvres Complètes XXI, Gallimard, 1985, p. 64.
29. Il convient de remarquer que le mot sarcasme vient du verbe grec σαρκάζω, qui signifie « déchirer la chair », ou littéralement « arracher la chair ».
30. « Je me perds dans ma pensée en vérité comme on rêve, comme on rentre subitement dans sa pensée. Je suis celui qui connaît les recoins de la perte. » A. Artaud, OC I, op. cit., p. 119.
31. Comme le dit Alain Virmaux : « Prenons n’importe quel texte d’Artaud : nous y sentirons presque immédiatement la parole s’ériger en dialogue. » Alain Virmaux, Antonin Artaud et le théâtre, Éditions Seghers, 1970, p. 43.
32. « Il faut croire à un sens de la vie renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas encore, et le fait naître. Et tout ce qui n’est pas né peut encore naître pourvu que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples organes d’enregistrement. » A. Artaud, OC IV, op. cit., p. 13.
33. Ailleurs : « [L]a poésie perdue est une âme dont personne ne veut plus aujourd'hui. Je ne sais pas si les Tarahumaras ont bien voulu de cette âme, humus viride de décomposition, et qui par humus et virus fait acide, acide de la survie dans la vie. Vivre c'est éternellement se survivre en remâchant son moi d'excrément, sans nulle peur de son âme fécale, force affamante d'enterrement. Car toute humanité veut vivre mais elle ne veut pas payer le prix et ce prix est le prix de la peur. Il y a pour être une peur à vaincre et cela consiste à emporter la peur, le coffre sexuel entier de la térèbre de la peur, en soi, comme le corps intégral de l’âme, toute l’âme depuis l’infini, sans recours à aucun dieu derrière soi. Et sans rien oublier de soi. » OC IX, p. 175 (Je souligne)
34. « Je n’ai visé qu’à l’horlogerie de l’âme, je n’ai transcrit que la douleur d'un ajustement avorté. » OC I, p. 102.
35. « Et qu’est-ce qu’un aliéné authentique ? C’est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens où socialement on l’entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure de l’honneur humain. […] Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables vérités. » OC XIII, p. 175.