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Fukushima n’est pas seul

29 March 2021

Fukushima n’est pas seul

Il y a certains noms propres de lieux - Fukushima, Hiroshima, Auschwitz, Tombouctou, Tchernobyl, Marichjhapi, Hong Kong, Tulsa, Palmyre, Gujarat, Kilvenmani… - qui s'élèvent de la terre pour planer au-dessus d'autres noms tout en résistant à n'être qu'un autre nom parmi d’autres; ils hantent d'autres lieux pour leur rappeler de ne jamais devenir eux. Ils nous demandent de rester attentifs à l'appel d'un autre lieu sans locus, qui n'a pas encore de nom pour lui. La question posée dix ans après Fukushima dans ce numéro spécial de mars 2021- à travers des écrits inhabituels - inhabituels certainement parce que le discours philosophique parle souvent sans retenue - est celle du sens de cette phrase : "Fukushima n'est pas seul".

Il y a certaines dates qui se détachent de la contrainte du temps et se déplacent entre les représentations - 1917, 1921, 1776, 347 avant J.-C., 19 mars 2003, mai 1968, 1er novembre. Ces dates sans lieux signifient beaucoup de choses pour les régions du monde, car nous continuons à confondre le monde avec elles! ​

De même, pour des lieux - Hiroshima, Auschwitz, Tombouctou, Tchernobyl, Marichjhapi, Hong Kong, Tulsa, Nagasaki, Palmyre, Fukushima, Gujarat, Kilvenmani, les autres. Certains noms propres de lieux qui s'élèvent de la terre pour planer au-dessus d'autres noms tout en résistant à n'être qu'un autre nom parmi d’autres; ils hantent d'autres lieux pour leur rappeler de ne jamais devenir eux. Les spectres et les fantômes que nous créons nous-mêmes n'en finissent pas, comme s’il restait encore de la place pour de nouveaux. Comme si, pour reprendre les mots de Jacques Derrida, « la dissociation entre le lieu d'exercice de la compétence et le lieu de l'enjeu" n'avait pas "paru plus rigoureuse, plus dangereuse, plus catastrophique. » (1) Ces lieux font voler en éclats notre sentiment gravement erroné d'un confinement régional de l'homme. ​

Fukushima n'est pas seul, et c'est une terreur tranquille qui prend vie en ce mois de mars 2021. Aujourd'hui, trois lieux planent au-dessus du Japon et, ensemble, ils hantent tout le reste du monde, depuis le 6 août 1945. À travers le nom de Fukushima, à travers la discipline de l'acte de deuil, deux autres noms sont rappelés sans pour autant être appelés à haute voix. C'est dans le froid de cette terreur tranquille, témoin du frémissement de la plume, qu'il faut lire les textes de ce mois-ci. ​

Comme l'a remarqué Jean-Luc Nancy, Fukushima est aussi la double expérience des limites - celles de la nature et celles de notre maîtrise technique - d'une catastrophe nucléaire naturelle. (2) Fukushima est parmi nous, il nous hante sans chercher pourtant à s'installer nulle part, il nous demande seulement de le penser. Penser afin de créer un intervalle pour penser ; il « nous » le demande à « nous » qui sommes tombés dans le désert du temps. De demander, comme Osamu Nishitani l'a fait en 2011, où est notre avenir ? (3) C'est tout ce que Fukushima souhaite, ce qui n'est cependant pas la tâche la plus aisée à accomplir, comparé à la facilité avec laquelle nous nous lançons encore dans de nouvelles guerres, anticipées par Hannah Arendt lorsqu'elle a observé qu'avec la technologie nucléaire, « l'affirmation kantienne selon laquelle rien ne doit se produire dans une guerre pour rendre impossible une paix ultérieure a également été renversée, de sorte que nous vivons dans une paix dans laquelle rien ne peut être laissé en suspens pour rendre une guerre future encore possible ». (4)

La question qui est posée dix ans après Fukushima, dans ce numéro spécial de mars 2021 à travers ces écrits peut-être inhabituels – inhabituels parce que le discours philosophique parle souvent sans retenue – cette question est celle du sens de cette phrase "Fukushima n'est pas seul". Fukushima n'est pas seul dans le sens où elle parle à Tchernobyl et aux sites d'essais nucléaires, sont-ils des sites du temps stérile ? Ou bien est-ce que les habitants de Fukushima, offrant avec ce nom deux autres - Hiroshima et Nagasaki - pour réfléchir, nous demandent à tous de dépasser notre terreur pour se joindre à leur deuil de plusieurs décennies ?

Ces lieux filiformes, qui ne peuvent plus accueillir un moineau ni un chant, sont impuissants à comprendre notre monde, que cela soit pour nous sauver des calamités que nous nourrissons en fermant les yeux sur le mal ou pour nous comprendre jusqu’à la fin, l'eschaton. Il faut que nous soyons près de lui quand il appellera notre nom ; il faudra qu'il nous appelle pour que nous nous levions à nouveau.

De quel nom va-t-il nous appeler ? ​ DIVYA DWIVEDI Editor ​ Translated by LAURENCE JOSEPH


 

NOTES


1. Jacques Derrida, « No apocalypse, not now. À toute vitesse, sept missives, sept missiles », dans Psyché. Inventions de l’autre, Galilée, 1987, pp. 363-386.

2. Jean-Luc Nancy, L’Équivalence des Catastrophes (Après Fukushima), Galilée, 2012.

3. Osamu Nishitani, “Où est notre avenir ?”, Ebisu, 47, printemps-été 2012, https://doi.org/10.4000/ebisu.256 .

4. Hannah Arendt, The Promise of Politics, New York: Shocken Books, 2005.

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