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Du communisme de Jean-Luc Nancy

28 March 2023

Du communisme de Jean-Luc Nancy
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Peinture murale commémorative à Goldsmith University, London; Crédit d’image : my-blackout.com

Daniel Tutt examine la relation entre la pandémie actuelle et ce que Jean-Luc Nancy appelle notre "être-en-commun". Le virus Covid-19 a révélé le système de classes de l'économie mondiale qui était autrement caché. La pandémie a également provoqué une apparente paralysie politique de la gauche dans le monde entier, en particulier maintenant que nous sommes confrontés au précipice d'un retour au " business as usual " avec des politiques d'austérité et une inégalité des richesses qui continue à s'emballer. Tutt estime que Nancy a vu dans cette paralysie politique collective une forme de solidarité et que, par conséquent, toute réflexion sur l'individu doit également se confronter au communisme de l'existence collective, qu'il définit comme l'espace dans lequel les individus parviennent à se réaliser dans leur véritable singularité.

La pandémie nous a plongés dans un profond désarroi et l'impact que les politiques de verrouillage ont eu sur notre vie politique collective - outre l'impact évident sur notre santé mentale - nous accompagnera pendant des générations. Le philosophe français Jean-Luc Nancy a vu dans la pandémie un changement dans notre vie sociale collective ou ce qu'il a appelé notre "être-en-commun". Parmi les principaux philosophes de notre époque qui se sont exprimés sur la pandémie, les articles de Nancy se sont distingués par leur caractère optimiste et porteur d'espoir. Ces réflexions montrent clairement que sa philosophie du communisme - un projet philosophique auquel il a consacré toute sa vie - était toujours au cœur de sa pensée à la fin de sa vie. Pourquoi Nancy voyait-il dans la pandémie une forme de communisme, ce qu'il appelait le "communovirus" ? (1) 


Les blocages provoqués par le virus COVID-19 ont révélé le système de classes autrement caché de l'économie mondiale. Les travailleurs des services, du transport maritime et d'autres industries productives étaient chargés de maintenir le flux mondial de marchandises en circulation et devaient se présenter en personne au travail chaque jour. Les classes professionnelles sont passées au travail en ligne pendant cette période, et nombre d'entre elles restent en ligne alors que le virus commence apparemment à s'éteindre. La classe dirigeante a largement profité de la pandémie et, selon certaines estimations, elle a déjà assisté au plus grand transfert de richesse de l'histoire récente. (2) Cette inégalité ne fait qu'aggraver le problème de l'inégalité mondiale, dont les niveaux ressemblaient déjà à ceux de la société d'avant la Révolution française, avant même le COVID-19. Mais à part les manifestations de Black Lives Matter pour la justice raciale au début du printemps et de l'été 2020, les formes plus radicales de politique ont été pratiquement absentes. 


Dans ce contexte de paralysie politique apparente, Nancy a trouvé une forme de solidarité. Le communisme dont parle Nancy n'est pas le communisme d'État de la Chine, ni exactement le communisme de la lutte des classes que les marxistes placent au centre même de la praxis. Le communisme de Nancy s'inscrit dans la tradition marxiste dans la mesure où il vise à penser ce qu'il considère comme un aspect inachevé du marxisme, à savoir "la caractéristique de l'individu". Mais il ne s'agit pas d'une théorie de l'individualisme communiste (terme déjà inventé et encore aujourd'hui monopolisé par la bourgeoisie). La pensée de Nancy s'intéresse à la manière dont l'individu peut être pensé comme "incomparable, incommensurable et inassimilable - même à lui-même". (3) 


Il nous a appris que toute pensée de l'individu doit aussi se confronter au communisme de l'existence collective, qu'il définit comme l'espace dans lequel les individus se réalisent dans leur véritable singularité. C'est un espace d'affects, de sentiments et de relations fraternelles. C'est l'espace d'une communauté dans laquelle l'existence se voit accorder un certain niveau d'épanouissement et de temps libre pour expérimenter un mode de devenir plus singulier. Cet espace n'est pas, pour Nancy, une question - du moins directement - qui concerne les biens matériels, les ressources, etc. Il s'agit plutôt d'une forme d'existence qui peut être pensée et trouvée dans ce qu'il appelle la "communauté inopérante". La communauté inopérante est une communauté dans laquelle l'existence collective tire un sentiment d'unicité et de singularité de son propre travail. 


Comme l'écrit Nancy dans son ouvrage classique Inoperative Community (1991), "une communauté ne se forme pas lorsqu'un ensemble d'êtres auparavant indépendants et autosuffisants s'unissent et forment une entreprise collective, comme le voudraient, par exemple, les théoriciens du contrat social". (4) Pour que la communauté ait une identité qui lui soit immanente, il faut la faire émerger et la mettre au travail, ce qui signifie que si la communauté est inopérante, elle est aussi productible. Il est important de noter que ce que la communauté produit est différent de la production capitaliste. La communauté inopérante produit un sujet qui émerge de l'espace de sa fraternité ; un espace où ce que signifie être réel, efficace et exister d'une manière unique est promulgué et possible.



Une nouvelle théorie de la fraternité


Nancy a vu quelque chose dans la panique et la crise de la pandémie, il a vu une ouverture pour l'existence collective. Il ne faut pas négliger de penser, malgré le cynisme de notre époque et la noirceur de notre avenir, que la dynamique politique de la pandémie nous a donné les moyens d'interagir avec cet espace d'être sur lequel Nancy attire notre attention. Pour un cadre de référence plus commun, nous pouvons nommer cet espace de relation la dimension fraternelle de la politique. Et nous ne devrions jamais oublier que la demande collective de Fraternité de la Révolution française est restée une partie de la vie collective moderne ; elle est restée une demande non satisfaite. La fraternité a été capturée et détournée vers des formes d'expression transcendantes et plus totales au cours de l'histoire, du parti politique des partis fascistes et communistes à la nation qui a organisé des affects patriotiques pour la guerre et l'impérialisme. La fraternité a également été soumise à la loi de ce que Nancy appelle "l'équivalence générale" dans le capitalisme. La fraternité sous le capitalisme n'échange pas dans la singularité de l'individu comme le fait la communauté inopérante, elle force plutôt la singularité dans une relation à une certaine figure de la communauté qui l'enveloppe entièrement. 


Si Nancy est optimiste quant à notre époque - en dépit de son potentiel politique apparemment impuissant et de son injustice - c'est en partie parce que notre époque est celle où nous comprenons la communauté inopérante, peut-être plus que dans les époques précédentes. En tandem avec son partenaire philosophique Phillipe Lacoue-Labarthe, Nancy a écrit, à l'aube de notre ère néolibérale, que les figures qui capturaient la fraternité ou le "sentiment de communauté" ont toutes reculé. Dans ce retrait, ou ce qu'ils appellent "le retrait du politique" - qui peut être lu de manière connexe à la thèse Fukuyamiste de la "Fin de l'Histoire" - Nancy identifie un nouveau mode d'expression pour l'espace fraternel de l'existence collective. Dans l'invocation d'ouverture de Nancy et Lacoue-Labarthe au Centre de recherche philosophique sur le politique en 1980 - un centre dédié à l'examen de la question du politique à notre époque - ils ont dit que le retrait du politique ne doit pas être compris comme une fermeture du politique, mais comme le retrait de toute projection de la communauté. (5) Dans le retrait du politique, nous assistons donc à l'émergence d'une nouvelle forme d'être-en-commun qui remplace l'ancienne essence de la communauté. 


Jean-Luc Nancy ; Crédit d’image : Shutterstock
Jean-Luc Nancy ; Crédit d’image : Shutterstock

D'un point de vue philosophique, cet accent mis sur l'existence de la communauté comme précédant l'essence situe Nancy dans la lignée de la philosophie existentielle initiée par Sartre et sa lecture de Heidegger. La célèbre maxime de Sartre selon laquelle "l'existence précède l'essence" peut être traduite dans le jargon de Heidegger comme suit : "l'essence du dasein réside dans son existence". Mais l'existence que Nancy articule dans son idée de la communauté inopérante est destinée à transmettre l'idée que l'on est incapable de se donner un fondement, c'est-à-dire que l'essence de toute communauté aujourd'hui se retire de l'existence si elle est explicitée comme nature, idée, ou comme ce qui devait être, potentiel, ou sens. (6) C'est l'existence elle-même, séparée de l'identité et de l'essence, qui doit être pensée. Mais pour ajouter un tour à cette analyse philosophique, Lacoue-Labarthe et lui soutiennent que l'existence produit sa propre essence dans ce que Nancy appellera " l'être singulier pluriel ". 


Être singulier pluriel renvoie à une forme de relation dans laquelle chaque individu est différent des autres de telle sorte que, dans leur non-relation, ils en viennent à définir leur commun lui-même. En d'autres termes, en l'absence de communauté en tant que forme totale ou transcendante, nous sommes dans l'incapacité de penser le "en" du "en-commun". Il y a donc un communisme de la faiblesse du commun qui est en jeu dans la philosophie et la théorie du communisme de Nancy. C'est un paradoxe subtil qui est à l'œuvre ici et l'utilisation par Nancy du terme " inopérant " a pour but de transmettre l'idée que notre existence partagée ne peut pas ramener les figures transcendantales de la communauté qui ont historiquement doté la communauté d'un destin métaphysique.


L'une des seules façons de comprendre le mélange unique d'idées gaucho-heideggériennes de Nancy est de réaliser que sa théorie de la communauté est basée sur un récit historique du retrait du politique ; un retrait qui signifie que la façon dont nous entrons en relation, ou ce que Heidegger a appelé le mitsein (être-avec) est maintenant contemporain du dasein (existence). Parce que l'essence du dasein est d'exister "à chaque fois juste cette fois-ci comme mien", le singulier "mien" est lui-même déjà pluriel parce que "chaque temps est simultanément un autre temps - chaque temps établit une relation discrète de "moi" à "moi"". Il y a donc une liberté dans cette forme de relation qui "retire l'être, et donne la rapport". (7) Ce que "l'être en commun" signifie, c'est que "le partage des sens de l'échange, le partage du partage lui-même. Le capital l'expose comme une violence, où l'être-ensemble devient l'être-marchand et marchandé. L'être-avec y est escamoté en même temps qu'il est exhibé dans sa nudité.". (8)


Il est important de noter qu'une communauté inopérante ne signifie pas que la communauté est impuissante ; elle signifie simplement qu'elle n'a pas d'œuvre commune d'être. Nancy dit que la communauté inopérante est vide parce qu'elle "ne contient pas de sujets, elle est oisive, parce qu'elle n'a pas d'essence qui puisse être mise au travail". Ce que cela signifie pour la politique est important: 


Si la politique doit à nouveau signifier quelque chose, et signifier quelque chose de nouveau, ce ne peut être qu'en touchant "cette essentialité" de l'existence - qui est elle-même sa propre essence, c'est-à-dire qui n'a pas d'essence, qui est "archi-essentiellement" exposée à cela même - et d'une exposition qui, dans sa structure et sa nature, contient à la fois la finitude de toute singularité et l'in-commun de son partage. (9)


Qu'est-ce qui se cache dans cet espace où la fraternité peut entrer en relation sans garantie transcendantale, sans appel à un projet ? C'est l'espace de la fraternité et l'espace originel du communisme. Ce n'est pas l'espace de la décision politique, de la lutte des classes ou de la révolution en soi. 


Les travailleurs manuels et les intellectuels, Janos Mattis-Teutsch, 1927 ; Crédit d’image : Wikiart
Les travailleurs manuels et les intellectuels, Janos Mattis-Teutsch, 1927 ; Crédit d’image : Wikiart


Le singulier, le pluriel et le communisme acide


Une façon d'envisager la communauté inopérante est de la considérer comme analogue à ce que le projet Acid Communism de Mark Fisher visait à mettre en œuvre. Acid Communism fait référence aux demandes non satisfaites de la contre-culture des années 60 et 70, c'est-à-dire aux demandes d'une "révolution de la vie quotidienne" et aux relations nécessaires de soin, de joie et d'art qui doivent accompagner l'activité politique de la gauche. Il y a beaucoup de similitudes dans la vision de Fisher d'une revisitation de cet espace plus nourricier où la gauche peut expérimenter la vie, que la théorie de Nancy sur le communisme comme étant singulier et pluriel partage également. Acid Communism a cherché à équilibrer cet engagement envers la bizarrerie de la construction communautaire de gauche tout en conservant un engagement égal envers l'"ascétisme léniniste". La philosophie de la communauté de Nancy nous aide à voir comment ces deux tendances de l'organisation politique de gauche - l'agitation et la lutte militantes et la culture du patient - la construction et l'expérimentation basée sur les soins en commun - doivent être pensées ensemble.  


Nancy écrit : " Tout d'abord, nous sommes en commun. Ensuite, nous devons devenir cc que nous sommes : la donnée est celle d'une exigence. Et celle-ci est infinie." (10) L'exigence communiste dans la pensée de Nancy émane de l'être singulier pluriel lui-même, ainsi toute pensée d'un événement politique, d'une rupture, ou même d'une communauté politique révolutionnaire doit être pensée à partir de cette position. Comme nous l'avons suggéré plus haut, il s'agit d'un communisme ontologique originel dans le sens où son mode d'échange est un échange qui défie la forme d'échange capitaliste régnante qui opère sur un système d'" échangeabilité universelle ". Nancy définit le capitalisme comme ce qui "relève d'une décision de civilisation : la valeur est dans l'équivalence". (11) L'ontologie capitaliste présente deux types d'incommensurabilité : l'une avec "l'autre" et l'autre avec "l'avec". Ce qui est exigé dans les deux cas est toujours:


l'égalité effective de ce qui, au-delà des «droits» et « libertés », constitue le surgissement unique et incommensurable d'une singularité, d'un sens sin- gulier absolu, mesurable à aucune signification. Que tout ce qui peut faire un ait la puissance effective de le faire, de le nouer : droit de l'homme, oui, sans conteste, mais d'abord comme droit d'un homme à nouer du sens. (12)


L'être singulier pluriel résiste à l'équivalence générale du capitalisme parce qu'il ne fait pas circuler la valeur comme un "équivalent général". C'est une forme de rapport à la valeur qui fait circuler la valeur comme incommensurable, et cette incommensurabilité ne peut être reprise dans une représentation. Dans la perspective de Nancy, le capitalisme prive l'existence de l'expérience de ce rapport inaugural à la liberté qu'ouvre la communauté inopérante, c'est-à-dire que la communauté capitaliste " se répand à travers ce qui est en réalité un devenir-laborieux généralisé de l'existence sociale.." (13)


Seul un communisme ontologique peut résister à la dissolution dans l'équivalence générale du capitalisme ; seul un communisme ontologique peut contester l'ontologie atomisée de l'équivalence générale. (14)


Si cela semble abstrait et difficile à cerner, c'est parce que la théorie de la communauté que Nancy présente n'est pas censée être une catégorie ou une théorie sociologique. Nancy articule une philosophie qui va de Rousseau à Marx et jusqu'à Heidegger qui a constitué le fait de l'existence de la communauté - qui est notre problème contemporain - lorsqu'il a dit que l'être-avec est la même chose qu'être-là. (15)


En tant qu'heideggerienne de gauche, Nancy soutenait que nous devions " penser absolument et sans réserve à partir de l'avec, en tant que la propriété d'essence d'un l'être qui n'est que l'un-avec-l'autre ". (16) Le retrait du politique n'est que la mise à nu de l'être-avec et " le découvrement, le dénudement ontologique de l'être-avec. " ; (17) c'est un espace de fraternité qui présente à l'être une égalité fondamentale fondée sur le partage de l'incommensurable lui-même. Ce qui rend les êtres libres, c'est la liberté qui les expose les uns aux autres, et ce qu'ils sont dans cette exposition. (18) Nancy parlera de cette zone de fraternité comme de la " compréhension préontologique » d'elle-même " qui nous donne " un savoir sur l'être même, absolument, et non sur une région particulière et subordonnée de l'étant, qui serait sa région" sociale ». ". (19)



Une autre politique de la décision


Quel est le rapport entre la politique et cette zone de l'être ? Nancy dit que le politique est le lieu de l'en-commun en tant que tel, ou plutôt, c'est le lieu qu'il appelle "être-ensemble". Le politique naît d'une décision, mais une décision bien différente de la décision "ami-ennemi" qui fonde le politique dans la tradition ouverte par Carl Schmitt. La décision dans la philosophie de Nancy n'est pas construite autour de l'établissement d'une nouvelle souveraineté ou d'un nouveau contrat social, mais plutôt, une décision est fondamentalement liée à l'existence en tant que telle, et l'existence, dans la mesure où elle n'a pas lieu pour un seul ou pour deux mais pour beaucoup, se décide elle-même comme un certain en de l'un-commun. (20) La décision consiste précisément en ce que nous avons à décider, dans et pour notre monde, et donc toute décision politique est une décision sur le "nous", sur qui "nous" sommes, sur la manière dont nous pouvons dire "nous" et nous appeler "nous" - et ce "nous" est forgé dans la fraternité du communisme ontologique. 


Espace partagé, Genevieve Asse, 2004 ; Crédit d’image : Wikiart
Espace partagé, Genevieve Asse, 2004 ; Crédit d’image : Wikiart


Comme l'a fait valoir l'interprète et traducteur de Nancy, Christopher Watkin, le sens de la justice de Nancy est également très différent des idéaux libéraux de justice. Pour Nancy, la justice est un certain sens qui émerge de la relation fraternelle de l'être, ce "sens serait une dimension infinie et incommensurable de "uns" singuliers, chacun "subvertissant", dans sa liberté, la fermeture qu'une politique appropriative, une communauté substantielle et un paradigme de justice formelle promettraient. (21)" La justice est donc un impératif "archi-éthique" qui met en circulation le sens même de la justice en tant que question éthique, en demandant quel type de liberté elle nécessite. (22) La justice n'est pas un droit ou un privilège ; c'est un défi et une exigence que chaque singularité atteste. C'est pourquoi


Le communisme ne doit pas être avancé comme une hypothèse... et par conséquent moins comme une hypothèse politique à vérifier par une action politique elle-même prise dans le schéma d'une lutte classique - mais doit au contraire être posé comme une donnée, comme un fait : notre première donnée. (23)


La théorie du communisme de Nancy touche une corde sensible différente de celle de son contemporain Alain Badiou et de sa reformulation de l'"hypothèse" et de l'idée de communisme. Pour Nancy, le communisme est un pré-donné de toute démocratie, et il vient avant toute rupture avec le statu quo régnant. 


Je voudrais faire valoir que, bien que le communisme soit présenté dans ce tableau comme "notre première donnée", il nécessite toujours un processus constructif. Lorsque nous réfléchissons à ce que la théorie nancéienne de la communauté signifie pour la gauche aujourd'hui, une façon de l'envisager serait d'examiner comment, dans nos communautés de solidarité préexistantes - mouvements de protestation, collectifs politiques, groupes d'étude militants - ces communautés forment la base de relations qui sont l'expression d'une relation plus originelle d'attention, d'unité et de vulnérabilité. Ce sont ces expériences de vie que nous avons héritées du socialisme utopique, du féminisme socialiste et de la nouvelle gauche, et ce sont les espaces où une autre base de fraternité peut être mise en œuvre. C'est l'expérience de ces relations qui modifie la façon dont nous pensons ce qui peut être qualifié de décision politique et qui nous oblige à repenser la catégorie même de justice. Les décisions politiques s'inspirent de l'espace de l'en-commun et sont informées par lui parce que ce qui est produit dans ces espaces est un mode d'échange différent dans lequel la loi capitaliste de l'équivalence n'est pas la principale valeur produite. Nancy écrit : "ce n'est qu'un communisme ontologique qui peut remettre en question l'ontologie atomisée de l'équivalence générale qui soutient le capitalisme politique". (24)


Comment une communauté ne reproduit-elle pas la loi de l'équivalence ? Comment une communauté s'oppose-t-elle aux logiques marchandes ? Nancy n'offre pas de réponses stratégiques à ces questions, mais nous invite plutôt à changer d'orientation philosophique. Sa théorie du communisme informe une politique de patience et d'expérimentation, une manière de penser les modes de relation communistes que nous devrions lire comme poursuivant le projet de la "révolution de la vie quotidienne" que la Nouvelle Gauche a développé. Nous n'avons pas à penser un mode de communisme après une insurrection soudaine ou magique qui nous jetterait dans une commune post-apocalyptique ; au contraire, le travail d'être-en-commun que nous expérimentons forme déjà la base de quelque chose d'important. Nancy nous aide à penser une politique construite sur l'expression des façons dont nous pouvons développer de nouvelles façons de sentir, d'écouter et même de parler politique qui sont formées dans ces espaces de communauté. Selon Nancy, les communautés produisent un mode de discours différent, qu'il appelle "l'adoration" ou le discours de l'être singulier pluriel. L'adoration est un type de discours dont le contenu est inséparable de l'adresse ; c'est un mode de discours qui ouvre un nouvel espace de sens. Une communauté fondée sur l'échange de et dans des singularités incommensurables est une communauté qui ne peut plus mesurer d'autre signification que celle de l'être en commun. C'est peut-être ce mode de parole différent, cette prise de conscience d'une relation plus originaire - une relation qui n'est pas seulement sociale mais existentielle - que la pandémie a rendu visible, au moins pour un temps. 


 


NOTES


1. Voir Jean-Luc Nancy, "Communovirus", Libération 27 mars 2020, https://www.liberation.fr/debats/2020/03/24/communovirus_1782922/.

2. Voir le dernier rapport d'inequality.org sur la pandémie : Chuck Collins, "US Billionaires 62% Richer During Pandemic, up $1.8 Trillion ; Wealth gain could pay for half of Biden's $3.5 trillion package", inequality.org, 18 octobre 2021, https://inequality.org/great-divide/updates-billionaire-pandemic/. Consulté le 25 octobre 2021.

3. Ibid.

4. Jean-Luc Nancy, Des lieux divins, Paris : TER, 1987.

5. Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Le retrait du politique. Paris : Galilée, 1983.

6. Lacoue-Labarthe et Nancy, Le retrait du politique.

7. Jean-Luc Nancy, L'expérience de la liberté. Paris : Galilée, 1988, p. 93.

8. Jean-Luc Nancy, Être singulier pluriel. Paris : Galilée, 1996, p. 98.

9. Nancy, La communauté désœuvrée. Paris : Christian Bourgois,1986.

10. Jean-Luc Nancy, La vérité de la démocratie. Paris : Galilée, 2008, p. 25.

11. Nancy, La vérité de la démocratie, p. 45.

12. Jean-Luc Nancy, Le sens du monde. Paris : Galilée, 1993, p. 178.

13. Nancy, Le sens du monde, p. 153.

14. Christopher Watkin, Difficult Atheism : La pensée post-théologique chez Alain Badiou, Jean-Luc Nancy et Quentin Meillassoux. Chippenham et Eastbourne, UK : Edinburgh UP, 2011, 239.

15. Nancy, Être singulier pluriel, p. 53.

16. Nancy, Être singulier pluriel, 54.

17. Nancy, Être singulier pluriel, p. 63.

18. Nancy, Être singulier pluriel, p. 96.

19. Nancy, Être singulier pluriel, p. 93.

20. Nancy, Être singulier pluriel, p. 104-5.

21. Nancy, Le sens du monde, p. 178.

22. Watkin, Difficult Atheism 140.

23. Ibid, 45.

24. Ibid, 222.

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