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Des images pour ne pas voir : Sémiotique et éthique chez Sartre, Barthes et Daney

11 September 2024

Des images pour ne pas voir : Sémiotique et éthique chez Sartre, Barthes et Daney
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Serge Daney ; crédit photo : imagesdelaculture.cnc.fr

La problématique du « visuel » nous pose à tous une question éthique, et donc politique. Sommes-nous prêts à voir le monde tel qu’il est ? Sommes-nous capables de le représenter tel qu’il nous apparaît ? A une époque où des milliards d’individus produisent et publient chaque jour des textes et des images, ne serait-ce qu’à travers l’usage d’internet et des réseaux sociaux, cette problématique, qui fut à l’époque de Sartre et Barthes une réflexion propre aux intellectuels, devient de plus en plus présente dans notre simple vie quotidienne. Désirons-nous montrer notre réalité contemporaine sous une forme inédite, afin de saisir le caractère perpétuellement inédit de cette réalité elle-même. Sommes-nous prêts à « raconter d’une autre manière, pour à la fin raconter autre chose », ainsi que l’affirmait Jean-Luc Godard ? Désirons-nous donc parler différemment, faire des images différemment, penser différemment, écrire différemment, faire de la musique différemment, etc., … afin de signifier autre chose ? Ou bien allons-nous nous recouvrir le monde par les « non-images », ce « visuel » qui est fait pour ne pas voir ?

L’existentialisme, le structuralisme et Roland Barthes


L’histoire de la philosophie, comme beaucoup d’autres disciples, a elle aussi ses lieux communs, ses topoï, qu’il faut savoir déconstruire. Faire l’histoire de la philosophie, l’histoire de la pensée de façon générale, sert à cela : revenir sur nos erreurs d’interprétations, nos lectures trop rapides, pour pouvoir réaliser une véritable analyse des problématiques d’un auteur, ou d’un courant intellectuel. Parmi ses topoï de la philosophie contemporaine, on trouve l’opposition radicale entre l’existentialisme sartrien d’une part, mouvement intellectuel qui a été hégémonique dans l’immédiate après-Guerre, et le structuralisme d’autre part, qui a connu son apogée en France dans les années 60. Une vision trop simpliste de cette opposition ferait du structuralisme un mouvement qui s’est essentiellement construit en conflit avec l’existentialisme de Jean-Paul Sartre (1905-1980) et de Simone de Beauvoir (1908-1986). On aurait donc une contradiction entre deux théories, qui exprimeraient en même temps une opposition entre deux générations d’intellectuels : l’existentialisme dominant les années de la Libération, après l’Occupation de la France par le IIIe Reich, et le structuralisme comme nouveau courant dominant dans les années 60, au moins jusqu’à la rupture historique de Mai 68 (1). Cette opposition aurait atteint son apogée dans le fameux chapitre de La Pensée sauvage, intitulé « Histoire et dialectique » (2) , publié en 1962 par Claude Lévi-Strauss (1908-2009), et qui s’oppose nettement aux thèses de la Critique de la Raison dialectique (3) de Sartre, premier tome d’une somme philosophique éditée deux ans plus tôt. Dans son ouvrage, Lévi-Strauss attaque vivement la prétention universaliste de la dialectique sartrienne, qui lui semble être l’héritage d’une philosophie européocentriste dépassée (4) par les découvertes récentes des sciences humaines. Et quant à Sartre, il répondra à Lévi-Strauss que son analyse structurelle est une négation de l’historicité des sociétés, et donc de la liberté humaine (5).


Mais est-on si sûr que les intellectuels structuralistes se sont tous construits contre l’existentialisme ? Certains ne se seraient-ils pas également construits avec ? Défendre la première thèse binaire serait une façon d’invisibiliser des personnalités singulières et passionnantes, comme l’ethnologue Jean Pouillon (1916-2002), qui est arrivé à accomplir cette difficile performance : être à la fois l’ami de Sartre et de Lévi-Strauss, être méthodologiquement structuraliste dans ses recherches et diriger la revue d’anthropologie L’Homme, tout en étant membre du comité de rédaction des Temps modernes, la fameuse revue de Sartre et Beauvoir. 


Plus emblématique encore que Pouillon, opposer existentialisme et structuralisme comme deux fronts théoriques en lutte conduirait à avoir une vision réductrice de l’œuvre de Roland Barthes (1915-1980). En effet, s’il est évident que Barthes est l’un des plus grands représentants du structuralisme, notamment en théorie littéraire et en sémiologie, on ne peut que constater l’influence durable que l’œuvre de Sartre a eu sur lui. Remarquons d’ailleurs que cette fidélité revendiquée vis-à-vis de Sartre se trouve présente dans l’œuvre barthésienne jusqu’à la fin. Nous pensons particulièrement au dernier grand ouvrage de Barthes, publié peu avant sa mort accidentelle en 1980 : à savoir La chambre claire, Note sur la photographie (6), qui est assurément l’un des sommets théoriques de Barthes dans sa sémiologie esthétique de l’image, tout en étant un chef-d’œuvre d’écriture dans la forme littéraire. Comment oublier que ce dernier ouvrage est dédié à L’imaginaire (7) de Sartre, c’est-à-dire à l’un des premiers essais phénoménologiques du jeune existentialiste ? Mais cette filiation avec Sartre se trouve déjà au début de l’œuvre de Barthes, notamment dans Le degré zéro de l’écriture, publié en 1953. Tout d’abord, Barthes revendique le Sartre écrivain, puisque lorsqu’il développe son concept de « degré zéro de l’écriture » avec des modèles littéraires concrets, le sémiologue fait explicitement référence aux romans de Sartre et de Ferdinand Céline (8). En outre, par le fait même d’intituler la première partie de son essai « Qu’est-ce que l’écriture ?» (9), Barthes se rattache de façon volontaire à la conception de la littérature de Sartre, et à sa théorie de l’art de façon générale, telle que ce dernier l’a développé en 1948 dans son manifeste esthétique : Qu’est-ce que la littérature ? (10)


Mais à bien y regarder, c’est le concept même d’« écriture », au sens que lui donne Barthes, qui est très sartrien. En effet, si le sémiologue a développé un nouveau concept avec l’« écriture », c’est justement parce que d’autres réalités, bien connues de la théorie littéraire, et même de la théorie esthétique en général, ne lui conviennent pas. Par exemple, à la différence de nombreuses théories littéraires et artistiques, le sémiologue ne valorise pas le « style », qui pourtant fascine de nombreux esthéticiens. Pour bien saisir ce concept d’« écriture », revenons aux différentes définitions que l’auteur en donne dans son essai. Barthes écrit :


« Langue et style sont des forces aveugles ; (…) Langue et style sont des objets » (11), et nous pouvons ajouter que c’est justement parce qu’ils sont des « objets » qu’ils peuvent faire l’objet d’une science, telle que la linguistique, l’histoire de l’art, la stylistique, etc. A l’inverse : « l’écriture est un acte de solidarité historique » (12). Barthes ici est précis : « l’écriture est un acte », remarquons qu’elle est donc de l’ordre de l’éthique. Nous y reviendrons. Le sémiologue écrit plus loin : « l’écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale » (13). Le refus de réduire l’art au « style » est radical chez Barthes, puisqu’il affirme même que : « Le style se situe hors de l’art, c’est-à-dire hors du pacte qui lie l’écrivain à la société » (14). A l’inverse, « l’écriture » est « la réflexion de l’écrivain sur l’usage social de sa forme et le choix qu’il en assume » (15). « l’écriture. (…) c’est ici précisément que l’écrivain s’individualise clairement parce que c’est ici qu’il s’engage » (16) . Et il conclut : « l’écriture est donc essentiellement la morale de la forme ». 


Nous comprenons que pour Barthes, ce n’est même pas la « langue » qui est l’enjeu de l’art littéraire. Mais c’est plutôt le processus d’inscription du sujet dans la langue, et la créativité formelle qui est la manifestation esthétique de cette inscription subjective. Et c’est grâce à celle-ci que l’artiste peut prendre position en tant que sujet libre dans un monde social et historique. On perçoit ici toute la dimension éthique, et donc politique de « l’écriture » barthésienne. Comme nous l’avons dit précédemment, l’acte même d’écrire a immédiatement un enjeu éthique, justement car il est un acte. Nous retrouvons ici le sens étymologique grec de l’éthique, qui renvoie au concept d’« ethos », que l’on traduit souvent par : coutumes, habitudes , mais qui désigne en fait l’acte lui-même : l’action, le geste. Nous nous rappelons par exemple que dans la Poétique d’Aristote, lorsque le philosophe grec essaie de produire une définition précise de la « tragédie », il la désigne comme « une imitation de l’action » (17), et le mot qui est employé par Aristote pour désigner « l’action » dans ce cas-là, c’est justement le concept d’« ethos ». En outre, dans la définition barthésienne de « l’écriture », on retrouve de façon explicite le concept sartrien d’« engagement », et comme chez Sartre, il n’y a d’« engagement » que l’engagement d’un « sujet ». C’est dans « l’écriture » que « l’écrivain s’individualise clairement », écrit Barthes, c’est-à-dire devient « sujet », « parce que c’est ici qu’il s’engage ». Nous comprenons que, pour Barthes, l’acte de signifier, l’acte de signification, notamment chez l’écrivain, appelle l’individu à devenir un sujet libre. Et l’« écriture » révèle cette liberté à travers un acte qui positionne le sujet face au monde social et historique, c’est-à-dire face à la société elle-même. Il n’y a aucune contradiction entre le devenir-sujet de l’écrivain et la constitution d’un rapport à la société, car c’est précisément dans l’acte d’écrire que l’écrivain se pose comme sujet social. Il se positionne dans sa relation à la société, autrement dit : il prend véritablement position. Ce faisant, l’acte d’écrire, à l’instar des différentes productions de significations, est un comportement éthique, qui suppose en lui-même une destination politique. Evidemment, ici, nous entendons le mot « politique » au sens le plus étendu et le plus philosophique du terme, tel qu’on l’entendait déjà à l’Antiquité, c’est-à-dire au sens de l’action de l’individu dans la cité, dans la « polis » grecque, fidèle à la fameuse thèse d’Aristote selon laquelle : « l’homme est un animal politique » car « seul (…) l’homme a un langage » (18). C’est parce que l’être humain vit dans la signification, vit dans un monde de signes, qu’il est un être éthique, et que sa vie elle-même est politique.


Fidèle à son concept de « l’engagement », la destination éthico-politique de l’acte de signification ne fait nul doute pour Sartre, notamment lorsqu’il s’agit de littérature. En effet, nous sommes bien obligés de considérer que la théorie de « l’écriture » est un prolongement de l’esthétique sartrienne lorsque nous revenons au fameux essai-manifeste de Sartre : Qu’est-ce que la littérature ?. Sartre écrit : 


Parler c’est agir : toute chose qu’on nomme n’est déjà plus tout à fait la même, elle a perdu son innocence. (…) Ainsi, en parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer ; (…) à chaque mot que je dis, je m’engage un peu plus dans le monde (…), quel changement veux-tu apporter au monde par ce dévoilement ? L’écrivain « engagé » sait que la parole est action : il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. (19)


Dans cet extrait, nous entendons combien le concept d’« écriture » doit à la théorisation sartrienne de « la littérature », développée par l’existentialiste juste après la guerre. Ecrire, c’est déjà agir, pour Sartre, car c’est toujours choisir : choisir de dévoiler le monde, ou de dévoiler quelque chose du monde, d’une certaine façon plutôt qu’une autre. Mais le simple fait de « parler », c’est également déjà agir, car manifester une signification à propos du réel, c’est déjà agir sur le réel. C’est déjà « changer » le réel, même de façon partielle. Ceci pose immédiatement la question de la liberté du sujet face à ce changement produit par la signification. La dimension éthique et politique de tout acte de discours, écrit ou oral, est clairement l’un des points les plus essentiels de la théorie littéraire de Sartre, aspect central qui ouvre vers une conceptualisation de nature sémiologique.


C’est en cela qu’il y a bel et bien une « morale de la forme » (20) , comme le dit Barthes dans Le degré zéro de l’écriture. L’acte de produire du sens, de parler, d’écrire, est en soi une question morale. Il n’est pas étranger à l’éthique. En effet, « la forme » que nous choisissons pour manifester cet acte de signification, notamment dans « l’écriture », nous engage. Dire, ou écrire d’une certaine façon, au travers d’une certaine « forme », c’est dire ou écrire un certain contenu sémiotique plutôt qu’un autre. Forme et contenu sont évidemment inséparables, et dialectiquement liés, au niveau de la signification, et c’est encore plus le cas s’il s’agit de littérature. Remarquons d’ailleurs que cette intégration de l’éthique dans la sémiotique n’a jamais quitté Barthes. Même au moment où il est le plus proche du structuralisme de Lévi-Strauss, particulièrement dans les Mythologies, où il essaie d’appliquer à la société de consommation de la France des années 60 la même méthode que l’anthropologie a développée pour comprendre les mythes des peuples extra-européens, Barthes maintient la problématique éthique. Certes, le sémiologue affirme que « le mythe est un langage » (21), donc que l’on peut l’étudier de façon structurelle comme tout langage depuis Saussure, mais cela ne l’empêche pas d’appeler à une « morale de signe » (22). L’analyse structurale a toujours pour Barthes une finalité éthique.


Le « visuel » selon Serge Daney :


Dès lors, nous pouvons nous demander en quoi cette problématique sartrienne et barthésienne, issue plutôt de la théorie littéraire, concerne au plus haut niveau la question de l’image ? Certes, la littérature est également productrice d’images, d’images verbales, mais nous ne voudrions pas nous arrêter seulement à ce point. Nous avons ajouté un troisième personnage aux deux auteurs déjà cités, à savoir le critique de cinéma Serge Daney (1944-1992), ancien directeur des fameux Cahiers du cinéma, puis de la revue Traffic, car il nous semble que Daney a justement prolongé cette conception éthico-politique de la sémiotique, issue de Sartre et de Barthes, dans le domaine de l’image. Nous pouvons retrouver une telle approche dans ces différents articles sur le cinéma et la télévision, bien sûr, compilés dans différents recueils, tels que Le Salaire du zappeur (23) ou son Ciné journal (24), préfacé par Gilles Deleuze. Mais elle n’est jamais aussi explicite que dans la véritable documentaire-testament, réalisé par Pierre-André Boutang et Dominique Rabourdin, peu avant la mort du critique emporté par le Sida en 1992, et qui s’appelle : Itinéraire d’un ciné-fils (25). Dans cette longue interview avec Régis Debray, Serge Daney fait son autobiographie de cinéphile tout en exposant sa théorie de l’image. Le critique revient explicitement sur le caractère éthique du cinéma. De même que, pour Barthes, le grand livre n’est pas qu’une question de « style », mais plutôt d’« écriture », de même pour Daney, filmer, faire du cinéma, ce n’est pas seulement faire des « images », ni même des belles « images ». Filmer, c’est avant tout « montrer », vouloir « montrer » quelque chose. Il affirme :


L’acte de montrer, c’est sûrement l’essence du cinéma, et non pas du tout les images. Les images, c’est peut-être l’essence des médias et de la télé. Mais l’acte de montrer, en tant que c’est un acte. (…) Si c’est un acte, il y a de la morale possible, si c’est pas un acte, il n’y a pas de morale possible. (…) Vous croyez qu’on montre à la télé ? A la télé, on programme des trucs. C’est pas montré, donc les gens le voient pas. Comment voir ce qu’est pas montré ?


On retrouve cette même idée sartrienne et barthésienne : le signe est fait pour montrer, pour dévoiler. A la suite de Sartre, et de Barthes, nous comprenons, grâce à Daney, quel nouvel enjeu nous pouvons donner à la question de « l’image ». On ne peut considérer l’art en particulier, ni même tout acte de signification en général, si l’on ne considère pas l’acte comme l’acte d’un sujet libre. Ainsi, « l’image », le film par exemple, mais cela pourrait tout aussi bien être la vidéo, la photographie, voire les arts plastiques, n’est pas qu’un objet, ni même une question technique. Il est la manifestation d’une liberté, dans son rapport aux autres et à l’ensemble de la société. La question centrale que doit alors se poser une esthétique sémiotique n’est plus celle de savoir s’il s’agit d’un bon ou d’un mauvais artiste, d’une œuvre plus ou moins originale. La question n’est même plus à strictement parler de savoir comment cette œuvre est faite, car cette question, certes importante, devient relative à une autre question encore plus essentielle. Les questions que doit se poser cette esthétique sémiotique, si l’on suit l’idée Daney, ce serait plutôt : qu’est-ce que me montre cette image ? Qu’est-ce qu’elle essaie de me montrer exactement ? Et tout d’abord, montre-t-elle quelque chose ? En est-on sûr ? Car toutes les images ne montrent pas. Certaines ne sont pas faites pour montrer, mais plutôt pour cacher. Leur but n’est pas que l’on puisse voir, mais que l’on ne voit pas. Ce sont des images, mais des images pour ne pas voir. Leur finalité est la dissimulation de ce qu’il y a à voir, et sa substitution par une autre image.


Roland Barthes ; crédit photo  : The Telegraph
Roland Barthes ; crédit photo  : The Telegraph

Cette image qui est faite pour ne pas voir, c’est justement ce que Daney désigne comme étant « le visuel », ou la « non-image », c’est-à-dire « la somme des images de remplacements ». Daney affirme : « J’appelle « visuel » (…) l’image qui vient à la place d’une autre, que l’on ne veut plus voir. » Il ajoute :


On pourrait appeler temporairement « visuel » la somme des images de remplacements pour des raisons très précises. (…) Sur tous les événements qui se passent dans le monde, il y a une image qui vient très vite couvrir toutes les autres et empêcher les autres.


Mais l’image « faite pour ne pas voir » ne sert pas à rien. Elle est une fonction essentielle dans notre société selon Daney, car il y a un « marché des images de remplacements », des images produites à la place de celle qui nous permettrait de voir, et donc de comprendre. Ce « marché », à l’époque de Daney, est dominé selon lui par la publicité et la télévision. On pourrait y ajouter aujourd’hui internet et les GAFAM.


Comme exemple de « visuel » Serge Daney évoque la fameuse chanson caritative « We are the World », du super-groupe USA for Africa, qui comporte les plus grandes stars états-uniennes de l’époque, non seulement Michael Jackson et Lionel Richie, les compositeurs de la chanson, mais aussi : Stevie Wonder, Ray Charles, Bob Dylan, Bruce Springsteen, Tina Turner, Paul Simon, Billy Joel, Diana Ross, et de nombreux autres. En effet, Daney explique à Debray : « J’appelle « visuel » l’image du chanteur à la place des enfants », c’est-à-dire la substitution d’une information sur les enfants éthiopiens victimes de la famine par l’image d’un chanteur pop américain, qui vient couvrir et effacer la tragique réalité de ce pays d’Afrique.


Serge Daney a vraiment bien choisi son exemple, car tout est passionnant dans ce clip. Tout est intéressant à analyser d’un point de vue sémiologique, tant au niveau musical que cinématographique. Notamment la concurrence entre les chanteurs, savoir qui imposera le plus son vibrato sur le phrasé de l’autre, alors qu’ils sont censés être unis dans une œuvre collective qui les dépasse, une œuvre de charité (Cindy Lauper arrive particulièrement à s’imposer). Le fait par exemple que les deux compositeurs soient Lionel Richie et Michael Jackson, et donc que Lionel Richie commence le clip avec la première phrase de la chanson, mais qu’en échange Michael Jackson ait droit a initié le refrain et le premier pont, ce qui est tout de même important dans une chanson pop. De plus, Michael Jackson est le seul chanteur qui apparaisse avec un travelling vertical ascendant, alors que tous les autres chanteurs sont filmés en plan taille ou en plan poitrine. Evidemment, le travelling sur Jackson est une façon de montrer ses chaussettes et son gant argentés tellement caractéristiques. Ainsi, on peut reconnaître le signe de Mickael Jackson avant de voir son visage. L’idée ici est claire : à la différence des autres chanteurs, Jackson n’est pas un être humain comme les autres, qui manifeste sa personnalité par l’expression de son humble visage (visage d’ailleurs très retravaillé par la chirurgie, mais il n’est pas le seul à cette époque). Mickael Jackson est un concept vivant, dont le symbole vestimentaire anticipe la présence physique. De même, on pourrait commenter les duos entre chanteurs, comme dans le refrain où le soulman noir Stevie Wonder réalise « le chant », et le rockeur blanc Bruce Springsteen lui répond en « contre-chant ». C’est à se demander si ce n’est pas cela le véritable objectif du clip, quand on analyse précisément les images et la musique : la charité envers l’Afrique a pour but, au niveau sémiologique, non pas la résolution de la famine en Ethiopie, qui n’est jamais évoquée ni en paroles, ni en images, mais d’affirmer l’unité culturelle entre les Noirs et les Blancs aux Etats-Unis, société extrêmement divisée par les conflits raciaux. La situation tragique de l’Ethiopie n’est-elle qu’un alibi pour les Etats-Uniens pour résoudre leurs problèmes sociaux internes, au moins du point de vue symbolique ? Est-ce l’unité avec l’Afrique qui est revendiquée dans ce clip, la compassion pour ses souffrances, ou bien n’est-ce pas plutôt l’unité des Etats-Uniens entre eux, par-delà le conflit racial ?


Mais surtout, le plus significatif, c’est que dans cette chanson caritative pour l’Afrique, il n’y ait pas un seul africain, ni même une image d’un africain. Tous les chanteurs sont états-uniens, canadiens, britanniques, etc. Le but est censé être l’aide au peuple éthiopien, jamais le mot « Ethiopie » n’est prononcé dans la chanson, ni représenté dans les images. Et on trouve encore moins de tentatives d’explication de l’origine de cette famine éthiopienne, liée à la place stratégique de ce pays dans la Guerre Froide. Pour l’anecdote (26), un journaliste du magazine Rolling Stone raconte que Stevie Wonder a quand même eu un peu de lucidité pendant l’enregistrement, et avait bien vu qu’il y avait un problème. Michael Jackson avait inclus dans la première version de la chanson un refrain en onomatopée pour que cela sonne comme une langue africaine. Stevie Wonder s’y est opposé et s’est disputé avec Jackson. Il a appelé un ami à lui pour traduire un passage en swahili. Le problème, c’est qu’en Ethiopie, on ne parle pas swahili. Donc finalement, la chanson est restée en anglais. Autrement dit, Stevie Wonder avait un peu plus de conscience politique que les autres, c’est une bonne chose à savoir.


De façon générale, on est dans ce clip face à une invisibilisation totale de l’autre, que l’on est censé venir aider. Les Etats-Unis donnent, à travers le charity business, mais peu importe à qui ils donnent. Ils ne donnent pas à quelqu’un (27), ils donnent au monde, et ils se donnent eux-mêmes au monde. L’important, c’est l’expression de la puissance dans le « don ». Car, comme l’expliquait le philosophe Jean Baudrillard (1929-2007), donner à quelqu’un sans lui laisser l’occasion de rendre, faire un « don » sans « contre-don » possible, même symbolique, c’est la pire des humiliations possibles (28). Et c’est bien sûr une façon de dominer l’autre par la dette, une dette qui peut être matérielle, économique, mais qui peut être également une dette de nature sémiotique, en produisant un discours, ou une image, qui exclut la possibilité de réponse de l’autre.


Si on accepte cette hypothèse, qui me semble confirmée par ce que le clip représente précisément, on comprend qui est « ce monde ». Qui est « We are the World » ? Sommes-nous réellement dans le monde ? C’est une question qu’il faut se poser. Qui est le « nous sommes » de « nous sommes le monde ». Ce n’est pas l’Humanité elle-même, ni la solidarité américano-africaine. Ce sont les Etats-Unis qui sont « le monde », voire les Etats-Unis avec les autres peuples de l’anglosphère représentés à travers certains chanteurs canadiens, britanniques, etc. Il s’agit donc ici d’une déclaration d’hégémonie mondiale. Et ce n’est pas un hasard que cette chanson soit éditée en 1985, c’est-à-dire l’année de la Perestroïka de Gorbatchev. Les Etats-Unis sont en train de gagner la Guerre froide. Ils vont donc devenir l’unique super-puissance pendant au moins 20 ans, du fait de l’effondrement de l’URSS, qui commence déjà avec les réformes ratées de la Perestroïka (29). Raison de plus de s’unir entre Noirs et Blancs aux Etats-Unis. Le clip dit : nous allons devenir l’unique superpuissance, nous allons devenir le monde lui-même, et initier la globalisation économique.


Avec cet exemple bien choisi par Daney, nous voyons ici toute l’efficacité du concept de « visuel », tout ce qu’il permet de comprendre dans la dimension éthico-politique de la sémiotique.


Conclusion


La problématique du « visuel » nous pose à tous une question éthique, et donc politique. Sommes-nous prêts à voir le monde tel qu’il est ? Sommes-nous capables de le représenter tel qu’il nous apparaît ? A une époque où des milliards d’individus produisent et publient chaque jour des textes et des images, ne serait-ce qu’à travers l’usage d’internet et des réseaux sociaux, cette problématique, qui fut à l’époque de Sartre et Barthes une réflexion propre aux intellectuels, devient de plus en plus présente dans notre simple vie quotidienne. Désirons-nous montrer notre réalité contemporaine sous une forme inédite, afin de saisir le caractère perpétuellement inédit de cette réalité elle-même. Sommes-nous prêts à « raconter d’une autre manière, pour à la fin raconter autre chose (30) », ainsi que l’affirmait Jean-Luc Godard ? Désirons-nous donc parler différemment, faire des images différemment, penser différemment, écrire différemment, faire de la musique différemment, etc., … afin de signifier autre chose ? Ou bien allons-nous nous recouvrir le monde par les « non-images », ce « visuel » qui est fait pour ne pas voir ? C’est sur cette grande question à la fois éthique et sémiotique que notre époque a à se prononcer.


 

NOTES


1. Si les années 60 ont marginalisé l’œuvre de Sartre au profit du structuralisme, on considère que Mai 68 a été une revanche de celui-ci sur cette génération qui l’avait exclu (celle de Lévi-Strauss, Althusser, Foucault, Lacan, etc.). Mai 68 marque un retour à une pensée de la liberté, de la subjectivité, de la spontanéité et de l’Histoire, contre l’objectivisme et l’anhistorisme (réels ou supposés) de la plupart des représentants du structuralisme. Il serait intéressant de montrer comment la théorie de la liberté de Sartre, mais aussi celle du surréalisme de Breton, sont revalorisées par les étudiants insurgés pendant le Printemps parisien. Ainsi, Mai 68 n’est pas qu’une rupture politique et sociale, c’est évidemment une rupture intellectuelle, culturelle, et donc existentielle. Pour une première approche philosophique et historique du Mai 68 français, nous renvoyons à notre bref texte (en espagnol) : « Mayo del 68 en Francia, Una introducción ». https://estheosoc.hypotheses.org/1174 

Pour une étude plus précise sur la révolte étudiante en Occitanie, nous renvoyons à notre étude historique sur Mai 68 à Toulouse : « Métamorphose de la critique de l’Université dans le Mai étudiant toulousain ». https://estheosoc.hypotheses.org/1693


2. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage. Paris : Pocket, 1962, p. 293-294. 


3. Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique. Paris : Gallimard, 1960.


4. Lévi-Strauss, Idem.


5. Sartre répond à cette question de la façon la plus explicite en 1966 dans le texte « L’Anthropologie », in Jean-Paul Sartre, Situations IX, Mélanges. Paris : Gallimard, 1972.


6. Roland Barthes, La Chambre claire, Note sur la photographie. Paris : Editions de l’étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980.


7. Jean-Paul Sartre, L'Imaginaire : psychologie phénoménologique de l'imagination. Paris : Gallimard, 1940.


8. Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture / Nouveaux essais critiques. Paris : Gallimard, Le Seuil, 1953, 1972, p. 63-64.


9. Idem, p.15.


10. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?. Paris : Gallimard, 1948.


11. Roland Barthes, Idem, p. 18.


12. Idem.


13. Idem.


14. Idem, p. 17.


15. Idem, p. 18-19.


16. Idem.


17. Aristote, Poétique. Paris : Editions Mille et une nuits, 1997, p. 17.


18. Aristote, Les Politiques. Paris : Garnier-Flammarion, 1992, p. 91-92.


19. Jean-Paul Sartre, Idem, p. 29-30.


20. Barthes, Idem, p. 19.


21. Roland Barthes, Mythologies. Paris : Editions du Seuil, 1957, p. 9.


22. Idem, p. 29. Expliquer pourquoi Barthes passe d’une « morale de la forme » à une « morale du signe » supposerait une étude en soi, qui pourrait faire l’objet d’un de nos futurs travaux. L’important pour nous dans ce texte, c’est de montrer la continuité de la conception éthique de l’activité sémiotique dans la pensée de Barthes.


23. Serge Daney, Le Salaire du zappeur. Paris : Ramsay/Libération, 1988.


24. Serge Daney, Ciné journal : 1981-1986. Paris : Cahiers du cinéma, 1986. 


25. Pierre-André Boutang, Dominique Rabourdin, Serge Daney, Itinéraire d’un ciné-fils. France : Sodaperaga, 1992.


26. https://www.rollingstone.com/music/music-features/we-are-the-world-a-minute-by-minute-breakdown-54619/


27. Jean Baudrillard, Power Inferno. Paris : Editions Galilée, 2002, p. 78-79.


28. Jean Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu. Paris : Editions Galilée, 1991, p. 30-31.


29. Sur l’échec de la Pérestroïka, échec inéluctable inscrit dans la structure même de ces réformes, je renvoie au grand dissident russe Alexandre Zinoviev, et notamment au titre de son roman où tout est dit en un seul concept : Katastroïka. Alexandre Zinoviev, Katastroïka. Lausanne : L’Âge d’Homme, 1988.


30. Dans sa fameuse interview de 1972, après la réalisation de Tout va bien. ORTF, « La politique et le bonheur : Georges Kiejman », Vive le cinéma. Paris : Office national de radiodiffusion télévision française, 1972.

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