Amitiés à Jean-Luc Nancy
10 September 2021
Une photo de Vers Nancy par Claire Denis.
In memoriam Jean-Luc Nancy
J’ai peu connu Jean-Luc Nancy personnellement, néanmoins il fait partie de mon environnement intellectuel et culturel depuis bien longtemps. Et je crois que cette phrase ne pourra jamais s’écrire au passé, malgré sa disparition. Ce en quoi sa pensée œuvre et fait œuvre. Nous nous étions croisés quelquefois, et avions des amis communs, des liens : Claire Denis, Jean-Christophe Bailly, Bernard Stiegler. Mais aussi Divya Dwivedi et Shaj Mohan.
La dernière fois que j’ai entendu sa voix, vive et douce à la fois, c’était à l’occasion du colloque « Memory for the future » (1) dédié à Bernard Stiegler. Et avant cela au téléphone pour préparer le livre collectif qu’il avait coordonné et auquel j’ai eu la chance de contribuer, « Amitiés de Bernard Stiegler ». Il y avait d’ailleurs souligné l’importance de ce lien « par accident », mais qui était existant par la relation même de Bernard à chacun de nous et réciproquement. Une autre façon d’interroger la communauté, ce qui occupa et fut aussi l’expérience de Jean-Luc Nancy.
Pensée et expérience vécue, philosophie et vie, cette articulation, ou sa tentative, est bien ce qui caractérise ces deux philosophes, et qui fait sens dans leur existence autant, bien entendu, que dans leur œuvre. Jean-Luc Nancy évoquait à propos de Bernard Stiegler « cette vie risquée qui s’empare des concepts », et qu’il « vivra jusqu’au bout » (2). Elle pourrait aussi identifier la sienne, par ses expériences propres, ses accidents, sa proximité avec la mort, la capacité à en faire une expérience de pensée.
« Tout sera donc venu avec le sentiment de la mort » (3). Nancy cite Stiegler. Un tel sentiment est propre à l’homme, et porteur de mélancolie. Nancy souligne que Stiegler écrit sentiment et non conscience de la mort. « Le sentiment : sensibilité, affection, passion, notion, intuition, sens. » (4) Sentiment funeste, et expérience jamais vécue. Stiegler écrivait que « la mort n’est pas un événement de l’existence parce qu’elle en est la possibilité même »(5).
Nancy avait-il lui-même ce sentiment présent lorsqu’il écrivait à propos de son ami ? « Une fois mort je ne sentirai plus rien. Je ne serai plus là. Je ne me diffèrerai plus ou bien ma différance, d’un coup, sera infinie et ne sera donc plus mienne » (6) commentait Jean-Luc Nancy. Et encore que « commencement et fin nous sont également dérobés : ils forment notre incomplétude » (7).
Selon Stiegler, la mort, « la possibilité la plus extrême » de la vie, « constitue la temporalité originaire de l’existence » (8) et les événements de la vie s’inscrivent dans cette indétermination. Mais toujours avec ce sentiment, qui affecte ces événements, et les rend si exceptionnels.
Je voulais dire à Jean-Luc Nancy à quel point je trouvais que son commentaire était juste, à quel point il ouvrait la pensée amie.
J’aurais voulu dire à Bernard Stiegler à quel point sa pensée me mettait en mouvement.
Je n’en ai pas pris le temps et le regrette infiniment.
Amitiés post-mortem chers,
Colette Tron
6 September 20
NOTES
1. Colloque « Memory for the future : thinking with Bernard Stiegler, 3 et 4 décembre 2020 : https://www.universiteitleiden.nl/en/events/2020/12/lccp-symposium-memory-for-the-future-thinking-with-bernard-stiegler
2. Amitiés de Bernard Stiegler, douze contributions réunies par Jean-Luc Nancy, Galilée, Paris, 2021
3. La technique et le temps I, La faute d’Epiméthée, Bernard Stiegler, Galilée, Paris, 1994
4. Amitiés de Bernard Stiegler, Jean-Luc Nancy, op. cit.
5. Introduction à La technique et le temps, I, II, III, Bernard Stiegler, Fayard, Paris, réédition 2018
6. Amitiés de Bernard Stiegler, Jean-Luc Nancy, op. cit.
7. Ibid.
8. Introduction à La technique et le temps, I, II, III, Bernard Stiegler, op. cit.