La laïcité. Histoires, théories et pratiques
3 December 2023
Kermel marché, Dakar, 1920 ; Mary Evans Picture Library
Résumé du livre La laïcité. Histoires, théories et pratiques par Malick DIAGNE (Editions Hermann et KALA , Dakar, Sénégal, 2022).
Plus que jamais, le concept de laïcité n’a autant cristallisé les débats, notamment avec l’avènement de ce qui est convenu d’être appelé le terrorisme international. Depuis les attentats du 11 septembre 2001 sur le World Trade Center à New York et son lot de conséquences sur la géopolitique internationale, la place de la religion dans la société moderne a fait l’objet de réflexions rigoureuses. Cet avènement a littéralement remis en question la lancinante problématique de la sécularisation des peuples. L’impossible conciliation entre la religion, notamment l’islam, et la politique a poussé les spécialistes des questions politiques et religieuses à repenser à nouveaux frais le concept de laïcité. Bien que dans une certaine conception un peu plus répandue, la laïcité, comme séparation radicale entre l’Etat et les religions, est assimilée à la tradition républicaine française, mais force est de reconnaitre selon Professeur Malick Diagne que cette vision est essentiellement réductrice. Pour lui, il est désormais impératif d’en avoir une conception ouverte et dynamique qui l’instruit comme principe républicain de la modernité politique. C’est pourquoi, l’idée générale de son livre est que la laïcité, en tant que principe d’aménagement du vivre ensemble autour des rapports entre le religieux et le politique, tire certes ses origines de la traditions philosophique et politique, elle-même inscrite dans le processus de sécularisation des sociétés occidentales, est devenue, à travers des cadres théoriques et historiques divers et variés, un principe opérant dans l’organisation politique de bon nombre de pays contemporains. Et cela on le retrouve même en creux jusque dans les sociétés anglo-saxonnes qui n’ont pas connu la séparation du religieux et du politique dans leur système politique. Ainsi, à travers les théories et les histoires mais également les pratiques, le Professeur Malick Diagne a essayé dans son livre, au moyen d’exemples emblématiques de laïcité, d’établir l’opérationnalité de ce principe de la modernité politique. Le concept de laïcité sera ainsi pensé en rapport avec les différentes pratiques qui se sont développées dans certains pays du monde selon leurs propres histoires de sécularisation.
Pour ainsi cerner la problématique telle que soulevée dans son livre, le Professeur Malick Diagne aborde le concept de laïcité sous deux dimensions essentiellement complémentaires. Il s’agit dans un premier temps d’interroger la laïcité sous l’angle d’un principe qui, non seulement repose sur les histoires et les théories de la sécularisation mais également sur la laïcisation et la sortie de la religion. Dans un second temps, le Professeur Malick Diagne analyse le concept de laïcité sous le prisme de ses différentes histoires et pratiques dans certains pays à enjeux.
Concernant la prise en charge de la première partie du livre, c’est à dire celle qui porte sur la laïcité en tant que principe, l’étude du Professeur Malick Diagne, contrairement au travail de Catherine Kintzler consistant à construire philosophiquement le concept de laïcité en l’écartant exprès de ses histoires et de ses différentes théories, a consisté à analyser le concept de laïcité en tenant compte de ses sphères sociétales et des pratiques de toutes sortes qui ne cessent de le mettre à rude épreuve. Pour cette raison, le Professeur Malick Diagne, soulevant la problématique concernant la difficile conciliation du politique avec le religieux qui débouche sur de l’intolérance religieuse et de l’extrémisme, décide d’appréhender le concept de laïcité en cernant tout d’abord celui de sécularisation et partant, d’établir le lien que les deux notions entretiennent du double point de vue synchronique et diachronique. Afin de cerner le concept de laïcité en tant que fait de société, le Professeur Malick Diagne l’inscrit dans la tendance de l’évolution des sociétés modernes que constitue la sécularisation. Car, il est foncièrement convaincu que le phénomène de la laïcité, entre autres caractéristiques, a la particularité de se nourrir des théories et des pratiques en cours au sein des sociétés concernées. C’est ainsi que, pour inscrire le concept de laïcité dans l’espace et dans le temp, la première partie du livre repose sur deux points essentiels :
Le premier point parle des précurseurs et théoriciens du concept de laïcité. Dans ce point, le Professeur Malick Diagne fait référence à l’histoire des idées depuis l’antiquité jusqu’à la période contemporaine. Selon lui, la nature complexe et floue du lien entre le politique et le religieux ne date pas d’aujourd’hui. Déjà, dans la République de Platon, Socrate, affirmant que les dieux et les hommes sont liés par une communauté faite d’amitié et de justice, soutient sans ambages qu’en matière de lois, il faut travailler à l’emporter sur les autres. Dans les cités grecques, le rapport entre le religieux et le politique est un lien constitutif dans l’organisation de la société. C’est dans ce contexte global du lien intrinsèque entre le religieux et le politique que s’inscrit la pensée aristotélicienne. Bien qu’elle se démarque de la pensée platonicienne concernant la république idéale, elle admet cependant que le fait religieux et le fait politique se confondent au sein de l’unicité du lien social. Selon Aristote, la raison d’être d’une société c’est de mener une vie heureuse. Le but final de la cité c’est d’assurer le bonheur et la pratique de la vertu des citoyens sous le regard des lois. Et pour Aristote, l’étape ultime du développement humain qu’est le bonheur passe forcément par la contemplation intellectuelle qui est une vertu divine en ce qu’elle est transcendante aux vertus humaines. Donc chez Aristote, la vie du citoyen est enrimée à une certaine divinité transcendante. Dans l’Antiquité, le fait religieux et le fait politique se confondent au sein de l’unicité du lien social. C’est pourquoi il y a une sacralité qui accompagne de façon consubstantielle l’exercice du pouvoir politique. C’est dans ce sillage que va s’inscrire la tradition judéo-chrétienne qui s’attèlera de fortifier le lien entre le religieux et le politique, même si le christianisme a privilégié une voie doctrinale qui repose sur des pratiques religieuses spécifiques appelant à la charité. De là, note le Professeur Malick Diagne, il faut remarquer qu’aussi bien dans l’antiquité que dans le christianisme et notamment dans ses débuts au moyen âge, le processus de sécurisation a été fortement entaché du fait de l’absence de séparation du religieux et du politique. C’est un peu plus tard qu’une véritable sécularisation semble s’amorcer avec notamment l’apparition des premières formes de pensée critique en révolte contre l’obscurantisme de l’époque médiévale. C’est avec Guillaume d’Ockham, selon le Professeur Malick Diagne, que se décline une pensée qui postule en faveur de la domination du pouvoir religieux sur le pouvoir politique. Cette nouvelle conception de la sécularisation va traverser toutes les époques postérieures, des Lumières à nos jours. Le concept de laïcité renvoie désormais dans les sociétés modernes à une sorte de dispositif où la performance se mesure à l’aune des libertés qu’il rend possibles et effectives dans les limites du droit commun. La laïcité devient donc selon Malick Diagne un cadre a priori qui préfigure et conditionne la coexistence des libertés religieuses et de culte dans les sociétés démocratiques. C’est dans cette ambiance d’une forte sécularisation que les philosophes politiques repensent le concept de laïcité. C’est pourquoi pour John Locke, la tolérance, sous toutes ses formes, doit être conçue non pas dans une perspective interindividuelle, où l’on accepte l’autre tout simplement, mais plutôt comme soubassement de la coexistence des libertés au sein d’une association politique.
Le second point quant à lui parle de la maturation du concept de laïcité dans les sociétés modernes. Le Professeur Malick Diagne dans ce point retrace l’histoire du concept de laïcité et selon lui, le concept a bien trouvé son encrage décisif à partir de la Révolution française de 1789, qui marque l’affranchissement du domaine politique de la tutelle de la religion. Pour le Professeur Malick Diagne, dans la société démocratique, la laïcité s’est construite autour d’un lien politique fort détassé de toute caractéristique religieuse. C’est pourquoi dans les sociétés démocratiques, la question qui se pose est désormais celle qui consiste à savoir si l’association politique, contrairement à la thèse défendue par John Locke, peut être pensée en faisant abstraction de la position d’un lien dont le modèle serait inspiré de l’extérieur par l’existence d’un lien religieux. Selon le Professeur Diagne, il est important de reconnaitre dorénavant qu’il n’est pas nécessaire de présupposer un quelconque lien avec un modèle religieux pour le lien politique autour duquel s’accordent les citoyens. Mais il s’agit plutôt de trouver la conscience subjective particulière qui sera placée comme fondement objectif de l’association politique. Donc le cadre laïc demeure essentiellement celui où toutes les consciences et pratiques religieuses ont droit de cité dans les limites du droit commun. C’est fort de ce constat que le Professeur Malick Diagne considère qu’il est de ce point de vue nécessaire que le principe de tolérance ne soit pas enfermé dans une architecture constitutionnelle qui risquerait d’être en déphasage avec le vécu socioculturel des citoyens. Le concept de tolérance doit non seulement être pris comme un principe d’organisation sociétale qui vise à circonscrire le cadre des libertés privées, mais également il doit être appréhendé, avant tout, comme un principe politique et moral porté par un idéal d’humanisme. C’est dans ce sens que la maturation du concept de laïcité est à inscrire dans le processus dynamique où entrent en action des visions différentes de la société qui ont pour soubassements des croyances et des imaginaires qui ne s’inscrivent pas forcément dans la même perspective et sont obligés d’aménager un cadre principiel où ils pourront cohabiter dans la paix. Et selon le Professeur Malick Diagne, le droit, comme principe d’organisation de l’ordre sociétal, devient la nécessité suppléante de la loi divine. C’est pourquoi, la laïcité, comme principe, a vocation à être assumée par les communautés politiques et à s’instituer comme règle de conduite publique pour garder sa portée véritable.
Quant à la deuxième partie du livre, le Professeur Malick Diagne y a axé son analyse sur les différentes histoires et pratiques du concept de laïcité. En effet pour lui, bien qu’on a l’habitude de lier la laïcité à une forme d’organisation sociétale propre à l’Occident et de façon particulière à une tradition française, elle ne peut tout de même être cernée à sa juste valeur sans la prise en compte des histoires et les pratiques des différentes sociétés qui l’ont adoptée comme forme d’aménagement des relations entre le politique et le religieux. Donc le concept de laïcité ne doit plus être considéré comme la propriété singulière des nations occidentales dont la théorisation conceptuelle reste l’œuvre de ses grands penseurs. Selon le Professeur Malick Diagne, la laïcité est désormais devenue aujourd’hui un fait de société présent dans l’histoire de bon nombre de pays et continuera à être une préoccupation majeure des pouvoirs. Au-delà du foyer européen, aujourd’hui des apports non forcément occidentaux ont considérablement enrichi l’histoire de la laïcité comme mode d’organisation politique qui tend idéalement à préserver la liberté de conscience et de religion entre les citoyens. C’est pourquoi le Professeur Malick Diagne, partant des histoires et des pratiques, analyse les expériences de laïcité de certains pays du monde dont les modèles attirent son attention.
En France, ce que Marcel Gauchet appelle la « phase libérale et républicaine » de la laïcité s’est effectivement amorcée à partir de loi de 1905, celle décrétant la séparation des Eglises et de l’Etat promulguée le 9 décembre, est considérée comme la norme fondamentale de la laïcité. Cette loi étant née d’une histoire mouvementée et douloureuse, la laïcité française, selon le Professeur Malick Diagne, est au cœur des pratiques dans l’espace public et les services publics où les signes religieux ne doivent pas être des stigmates, encore moins des indicateurs d’identification et de différenciation. C’est pour cette raison que la laïcité repose foncièrement sur des valeurs républiques.
En Europe, hormis la Turquie musulmane dont la singularité tient ses fondements laïcs de l’empire ottoman musulman, l’identité laïque des Etats reste profondément marquée par le religieux malgré une culture séculière fortement ancrée. Des pays scandinaves aux pays de l’Europe de l’Est en passant par ceux de l’Ouest, du Centre et du Sud, la séparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel n’y est jamais absolue même s’il y a des variations selon les traditions catholiques, orthodoxes ou protestantes.
Au Sénégal, au-delà de l’héritage colonial fortement arrimé à la relation que le colonisateur a très tôt nouée avec les notabilités religieuses et coutumières, la laïcité repose sur des bases propres à la volonté de construire une nation dans la concorde et la cordialité, qui est très présente dans l’esprit et le geste du Président Léopold Sédar Senghor. Donc hormis le cadre institutionnel fortement influencé par le modèle français, la laïcité sénégalaise a bénéficié d’une atmosphère socio-politique très favorable à la bonne intelligence entre les religions.
En Afrique, quasiment indétachable de l’univers spirituel, la question de la laïcité est, d’une façon générale, ancrée dans les croyances religieuses et ancestrales. Que ça soit dans les pays fortement musulmans ou les pays à dominance chrétienne, il n’y a pas eu de séparation véritable entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique. Il y a un lien inextricable entre ces deux sphères.
Au Maghreb, la question de la laïcité est confrontée à deux enjeux existentiels majeurs, celui du volontarisme modernisant et celui de la poussée de l’affirmation arabo-musulmane. En Tunisie, la laïcité, selon le Professeur Malick Diagne, a toujours été une inspiration de premier ordre des leaders, comme Bourguiba, et des acteurs de la modernisation d’une société fondamentalement ancrée dans la tradition arabo-musulmane. Ces penseurs maghrébins vont asseoir une pensée novatrice plaidant en faveur de la sécularisation des domaines sociétaux aussi sensible que le droit et la politique.
A travers le monde, le concept de laïcité reste généralement enrimé au concept républicain. A l’échelle mondiale, quelle que soit la sphère sociale, la réflexion sur la laïcité concerne essentiellement les frontières mouvantes entre faits religieux et faits séculiers. C’est pourquoi, dans le domaine politique, la complexité des liens entre les pouvoirs constitue pour les acteurs politiques des éléments déterminants dans la structuration de l’action politique et dans la construction politique des sociétés.
En Turquie, Mustafa Kemal Atatürk a joué un rôle déterminant dans la sécularisation de la Turquie moderne. C’est avec l’abolition du Califat en 1922 que le processus de laïcisation de la société est enclenché avec le succès que lui reconnait aujourd’hui la postérité. Comparée à certains pays européens, notamment la France, il est difficile de parler d’Etat laïc en Turquie. A proprement parler, il n’y a pas de séparation entre la religion et la politique, mais une mise sous tutelle de la sphère religieuse par l’Etat.
Au Canada, plus particulièrement le Québec qui a une forte tradition française, la laïcité s’est construite globalement à travers l’histoire du Canada. Bien qu’il soit lointain, le Canada est tout de même très proche de l’Europe par ses codes culturels, dans un souci permanent de réconcilier le principe d’une républicaine. La diversité et le pluralisme socioculturel, loin de constituer des freins à la laïcité, en font la particularité de ce vaste pays où il y a une solide tradition d’ouverture, d’absorption et de promotion de populations aux pratiques culturelles et religieuses diverses et variées.
Aux Etas Unis d’Amérique, telle que connue dans la tradition française, la laïcité semble relever de l’étrangeté. Il faut noter que dans ce pays, les rapports entre le religieux et le politique se sont construits autour d’un enchevêtrement complexe des domaines où il est impossible de percevoir une séparation nette entre les deux sphères. Dans ce pays où la foi à la liberté et la foi à Dieu font qu’une seule chose, il est quasi impossible de parler de disjonction des deux sphères. Dans la gestion des affaires de la cité les autorités politiques et les dignitaires religieux se réfèrent à la même source. Celle de la croyance en Dieu telle qu’elle est inscrite sur le dollar qui est l’un des symboles emblématiques du pays.
Le Professeur Malick Diagne, dans cette étude, s’est proposé d’interroger le concept de laïcité non seulement à travers ses différentes histoires et théories, mais également à travers ses pratiques. En effet, l’hypothèse sur laquelle repose sa thèse est que, pour une bonne prise en charge du concept de laïcité, il faut en avoir une conception ouverte et dynamique capable de l’instruire comme principe républicain de la modernité politique. C’est pour cette raison précisément que l’étude du concept de laïcité dans le livre repose sur deux axes principaux. Le premier s’attelle de repenser le concept de laïcité en le considérant désormais comme un principe qui, non seulement se fonde sur les histoires et sur les théories de la sécularisation mais également sur la laïcisation des sociétés modernes. Le second axe du livre analyse le concept de laïcité sous le prisme de ses différentes histoires et pratiques notamment dans certains pays à enjeux. Cette partition de l’analyse du livre a permis au Professeur Malick Diagne de constater, pour l’histoire générale du concept de laïcité très souvent convoqué dans les débats sur l’aménagement des systèmes politiques, le principe de séparation n’est ni une finalité ni une norme exclusive dans la plupart des expériences de laïcité.