Déformation : Avertissement Relatif aux Effets Déconcertants du Cosmos sur la Philosophie
25 April 2022
Composé de fragments, d’aphorismes, de récits et d’enquêtes métaphysiques, Cosmos expérimental propose un voyage dans l’espace-temps où des personnages énigmatiques échangent sur l’astrophysique, la technologie, la musique, les anges, le communisme, la mort, et l’éternité. Cosmos Expérimental se présente sous plusieurs formes : un livre et des anti-livres, dont une exploration en 3D (avec une musique composée par Lionel Marchetti).
Un cosmos expérimental est d’abord une exigence : que la philosophie mette en jeu sa forme. (1) Or cette dernière semble avoir été abandonnée par la philosophie contemporaine, qui ne s’essaie que trop rarement à tester son contenu à partir de l’espace textuel – expression par laquelle on entendra aussi bien le style que la mise en page, et l’hétérogénéité dans l’ordre des discours.
On dira que la forme que prend la pensée importe peu quand le monde brûle, et qu’il est recommandable de parer au plus pressé. Mais le plus pressé est l’esprit qui se dessèche lorsqu’on se limite à vouloir sauver le corps. Comme s’il pouvait exister du vivant amorphe, hors une écologie de l’impression, et la technologie du sens qu’elle sollicite.
Au lieu de chercher l’expression la plus efficace, celle à même d’agir immédiatement, étant reconnue aussitôt – c’est-à-dire par avance - par la culture, ne faudrait-il pas offrir à l’époque ce dont elle manque, à savoir un présent soustrait à la suffocation ? Un présent opaque, transformant la fumée des incendies en camouflage, et donnant un sens imprévu à l’expression « disparaître dans la nature ». (2)
Une certaine inaccessibilité doit être conquise, une forteresse bâtie où nul n’entre sans s’être démis de ses fonctions, et dépouillé finalement de son être. Revendiquons l’éternité jusque dans l’entropie.
C’est en promettant le futur même s’il n’en est plus que le présent pourrait éventuellement se charger de la puissance dont il a besoin pour que l’injustice n’ait pas le dernier mot. Si le monde doit périr, effondré sous la masse de sa propre cruauté, qu’au moins aient été énoncées, une dernière fois, les aspirations révolutionnaires qu’un communisme minoritaire a parfois su porter.
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La forme tentée dans ce livre est celle qui saisit la pensée lorsque le cosmos s’impose à elle, et la déforme. Le cosmos est l’univers qui s’éveille dans l’ombre portée de l’astrophysique ; là patiente une énigme, qui ne nie pas la mort mais la rend subalterne ; là ce qui existe rencontre ce qui n’existe pas, l’un et l’autre échangeant leur essence.
Pourtant, je ne revendique aucune déconstruction de la philosophie, j’insiste seulement sur un type de création qui se situe dans le mouvement de va-et-vient entre métaphore et concept
Afin de décrire cette rencontre, je propose de tourner la philosophie vers ce que certains nomment aujourd’hui « théorie-fiction », que je décrirais moins comme genre hybride que comme machine à créer de nouvelles différences, un processus de singularisation qui consiste à rendre la différence inadmissible. George Bataille, Luce Irigaray, Jacques Derrida, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kathy Acker, Vilém Flusser, Jean Baudrillard, Reza Negarestani, Alexis Pauline-Gumbs parmi d’autres s’y sont essayés. C’est à mes yeux sans doute l’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche qui manifeste dans sa plus grande amplitude la recherche conjointe d’une pensée et d’un monde, par l’usage d’une fiction – presque un mythe - d’où émergent une nouvelle Terre et le surhumain ; mais une fois l’analyse de la théorie-fiction initiée, on se rend compte que peut-être toute théâtralisation philosophique des voix (de Platon à Giordano Bruno) et tout devenir-roman de la pensée philosophique (pensons à Diderot) illustre ce travail de la fiction aux abords du concept, en lui et hors de lui. Et c’est toute la philosophie qui aura ainsi su, de toujours, qu’elle était forme-de-pensée - sauf lorsqu’elle l’oublie, se dessèche, et restaure des modèles démonstratifs qui finalement n’auront représenté qu’un aspect amputé de sa configuration la plus développée.
Pourtant, je ne revendique aucune déconstruction de la philosophie, j’insiste seulement sur un type de création qui se situe dans le mouvement de va-et-vient entre métaphore et concept, (3) cherchant chez l’une de quoi retraduire l’autre pour le rendre à l’inconnu, et chez l’autre de quoi armer l’une contre l’aspiration à la réalité. (4) Si la fiction consiste à donner lieu à l’impossible, alors la théorie-fiction est l’impossible parvenu à la surface du pensable.
Ce qui prendra aussi pour nom dans ce livre : exologie, autrement dit la science des phénomènes hors de portée – que les rencontres avec ces phénomènes soient bénéfiques, ou maléfiques. L’exologie est la logique du dehors – il faudrait dire : des dehors, ceux qui se forment comme des trous dans l’entendement, des érections dans le vide, des métaphores intraitables, et des communautés qui ne seront jamais identiques à elles-mêmes. Dehors qui refluent, se concentrent, puis explosent, s’archivent et se communiquent à des satellites autonomes. Car tel est le cosmos, à la fois là où nous sommes et ce qui nous déplace, sans cesse, au gré de l’expansion de l’univers, infiniment plus grand que nous et pulsant dans nos os, ces condensateurs du calcium forgé dans les étoiles.
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On ne s’étonnera par conséquent pas que l’exologie semble parfois relever de la science-fiction – ce qu’attestent dans ce livre les contributions d’Adam Losange. Mais j’ai toujours eu le sentiment que la S-F peinait à éviter la répétition, dans son genre, et de la science et de la fiction telles qu’elles ont été historiquement conçues, la seconde s’ajoutant simplement à la première. Dans la S-F, la fiction ne se tient pas à l’impossible et la science ne fait que produire des possibles, suivant ainsi le programme énoncé par Francis Bacon dans La Nouvelle Atlantis (« réaliser toutes les choses possibles »). La « défamiliarisation cognitive » ne fait qu’ajouter un « cadre imaginaire alternatif » à notre « environnement empirique », (5) alors que c’est la texture de l’empirique qui devrait être inquiétée à partir d’une imagination originaire, celle qui s’exprima d’abord dans le hors-temps de l’univers.
Est-ce parce que le style – l’expression, l’espace textuel – là encore est oublié, dans le trait d’union qui, dans la S-F, suture ce qui aurait dû être repensé ? Est-ce que la défamiliarisation soi-disant produite par la science-fiction s’avère limitée en ce que la syntaxe (de la langue, des images) est intouchée ? Que la narration l’emporte, mais jamais au para-dit ?
C’est en promettant le futur même s’il n’en est plus que le présent pourrait éventuellement se charger de la puissance dont il a besoin pour que l’injustice n’ait pas le dernier mot.
Il y a certes des exceptions. (6) Mais si la science-fiction contribue à l’exologie, c’est telle qu’elle a lieu dans l’album d’Ornette Coleman enregistré en 1971, Science Fiction. Avec cet album, on n’est pas défamiliarisé, mais devenu alien ; ce n’est pas que l’on quitte un espace connu pour un autre que l’on ne connaît pas, c’est que l’on ne sait même plus quel univers on a quitté ; il ne s’agit pas de changer la science et la fiction, mais de changer la manière dont on aurait pu imaginer les changer ; on n’écoute pas du jazz, on ne sait pas ce qu’on écoute alors, c’est de la science-fiction qui serait devenue de la sciencefiction.
Dans le morceau éponyme, sans doute le plus exologique de l’album, une voix lance des mots qui semblent autonomes, mais composent malgré cela des phrases, tandis que résonnent les cris d’un enfant qui pleure. On entend : « A / Child / Must Exist / So / Be / It (Un / Enfant / Doit exister / Qu’il / En / Soit / Ainsi) ». Un enfant, ou la naissance du monde, doit exister, la contingence de la naissance s’impose malgré tout, en dépit de la mauvaise volonté du non-être ; ainsi soit-elle, l’existence, l’ex-, le mouvement de l’être-au-dehors, qui est toujours le jamais-vu, le jamais-dit, que le cosmos promet parce qu’il est plutôt-que-pas. Silence-friction au pays du néant conjuré que la musique de Coleman imprime pour que la vie soit délivrée.
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Expérimental enfin est dans ce livre l’usage des noms – Adam Losange, Stefan Loss, et Ana X. (principalement). J’aimerais que ces noms créent un champ de force où le discours qui ne serait que d’un parvienne à échapper, sans se réduire en fumée, au cristal de la reconnaissance. N’étant pas artiste, je ne prétends pas à l’hétéronymie, mais souhaite que les noms – ces engrammes de personnes - soient des sondes lancées dans un champ philosophique devenu accidenté. Ces noms ne renvoient pas à des personnages conceptuels complètement indépendants, mais à des expériences où chaque personne cherche à emprunter la voie qu’une autre abandonna en cours de route, faute de temps. Ils forment un prisme pour ce qui cherche à se dire là où personne ne parle, une coalition d’idées autour d’un centre obscur qui les propulse et les anéantit, un espace-temps où le futur nous hante et le passé cherche à être enfin, nous pour qui demain ressemble à une panne de courant prolongée jusqu’à la guerre civile.
NOTES
1. Ceci est l’introduction de Cosmos expérimental (Abrüpt, 2022 : https://txt.abrupt.cc/frederic-neyrat/cosmos-experimental/ ).
2. Sur le camouflage, cf. Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, 1, Paris, Post-éditions, 2021, pp.45-54.
3. Cf. Nietzsche, « Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral » in Le livre du philosophe, Paris, GF - Flammarion, 1991, pp.120-126.
4. La métaphore n’est pas faite pour les humains, dit le poète Jack Spicer ; elle doit s’immuniser contre la tentation de la « réalité intégrale » (Jean Baudrillard, Le pacte de lucidité, ou l’intelligence du mal, Paris, Galilée, 2004).
5. Darko Suvin, « On the poetics of the science fiction genre » in (sous la dir. De Rob Latham) Science Fiction Criticism, London, Bloomsbury, 2017, pp. 116-127.
6. On pensera à Dhalgren de Samuel R. Delany (1975), et plus récemment à Capitale Songe de Lucien Raphmaj (2020). Et l’Afrofuturisme, surtout dans son expression musicale, peut aussi être analysé comme refonte du fictif et hétérogénéisation de la technique, son devenir-alien (cf. Kodwo Eshun, « Further Considerations on Afrofuturism » in CR : The New Centennial Review, vol 3, no 2, 2003 et le livre où je tente de penser cela : L’Ange Noir de l’Histoire : Cosmos et technique de l’Afrofuturisme, Éditions MF, 2021).