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« La Catastrophe de Fukushima » existe-t-elle ? Vers une autre conceptualisation de la catastrophe.

26 March 2021

« La Catastrophe de Fukushima » existe-t-elle ? Vers une autre conceptualisation de la catastrophe.

Terrain montagneux; Crédit d’image: pexels.com

Nous nous proposons d’examiner la portée et la signification même du concept de catastrophe. La réaction négative chez les habitants de Fukushima à l’encontre de l’expression de la « catastrophe de Fukushima », procède de quelques difficultés intrinsèques à la structure même du discours de la catastrophe. Après avoir dégagé trois difficultés saisies du point de vue plus philosophique, à savoir 1) incrédibilité du témoignage du futur, 2) banalisation du passé, et 3) exigence d’une restauration en forme de résilience, nous nous interrogeons sur ce que c’est le « monde » lorsqu’on parle de la fin du monde. À travers l’examen de cette question avec Kant, Günther Anders et Emmanuel Levinas, nous mettons en lumière un autre type de conception de la catastrophe, qui ne relève pas de l’ordre temporel mais qui concerne le processus même de l’acosmisation et la désensibilisation de l’expérience humaine.

Il faut commencer par dire que, dix ans après ce qu’on appelle la catastrophe de Fukushima, l’expression même de la « catastrophe de Fukushima » devient de plus en plus, sinon obsolète, du moins l’objet de refus surtout par les habitants de cette région. Ce n’est pas simplement de dire qu’ils souhaitent se libérer du souvenir d’un passé insupportable, encore moins qu’ils sont rassurés que les dégâts n’étaient pas aussi graves qu’ils l’avaient craint.


D’abord c’est le mot « Fukushima » même que n’est pas acceptable. Car la portée de ce mot est trop vague pour désigner l’événement. On sait qu’il s’agit d’un nom géographique, désignant une préfecture dont la surface est la troisième plus grande du Japon, avec 2 millions d’habitants. Dès lors, utiliser ce nom pour cet accident qui s’est produit dans une partie assez limitée de cette préfecture reviendrait à en stigmatiser la totalité, alors que on y reprend déjà, dit-on, la vie quotidienne, pour ne pas parler des problèmes qui reste : un faible dose de radiations, le traitement des déchets radioactifs, l’exploitation des travailleur autour de la centrale etc.

Mais le refus de l’expression « catastrophe de Fukushima » concerne non seulement le mot « Fukushima » mais aussi et surtout celui de « catastrophe » : non, dit-on, ce qui s’est passé il y a dix ans n’est pas du tout dans l’ordre de « catastrophe » ; Fukushima n’est pas la fin du monde, car nous vivons encore comme ça...

Or ce que je me propose d’examiner dans cet essai, c’est la portée et la signification même du concept de catastrophe. Il me semble en effet que cette réaction négative procède de quelques difficultés qui sont, à mes yeux, intrinsèques à la structure même du discours de la catastrophe. J’aimerais commencer par retenir du moins trois difficultés, saisies du point de vue plus philosophique, pour suggérer ensuite un autre type de conception de la catastrophe, capable à mon avis d’ouvrir une autre perspective pour aborder la question.


Traits contradictoires du discours de la catastrophe


1. Incrédibilité de la prophétie de malheur


La première difficulté concerne le discours de type « prophétique ». Le discours de la catastrophe prend le plus souvent la forme d’une « prophétie de malheur ». Car ceux qui prétendent prévoir une catastrophe grave à venir pour donner un avertissement, surtout s’ils veulent rendre cet avertissement plus convaincant et plus raisonnable, devraient savoir auparavant ce qui se passera « après ». Tout comme un Noé, dont parle Günther Anders dans son petit essai intitulé significativement « L’avenir pleuré d’avance », (1) le prophète de malheur devrait revenir du lendemain de la catastrophe, pour persuader les gens aujourd’hui. Il est requis, dans ce but, d’inverser la conception ordinaire du temps linéaire, pour que la peur soit transformée en action convaincue. Mais le problème consiste justement en ce que ceux qui prophétisent de cette manière sont considérés le plus souvent comme un fou, comme l’illustrent le film de Akira Kurosawa, Vivre dans la peur (chronique d’un être vivant) (1955) ou bien celui d’un autre cinéaste japonais Makoto Shinkaï, Your Name (2016). Quoiqu’elle soit raisonnablement déduite ou scientifiquement crédible, une telle annonce devient l’objet de moquerie, parce qu’il n’y a aucune preuve qui puisse attester la véridicité de cette prophétie. (2)


2. Banalisation de la catastrophe


La promesse d’une catastrophe n’est pas prise au sérieux non seulement avant l’événement en question, mais aussi, même si quelque chose qu’on avait prévue comme catastrophe s’est effectivement produite. Un peu comme un faux messie, qui dénie par sa présence même la promesse de la venue d’un vrai messie, c’est la présence des survivants qui démentit que ce qui s’est passé soit à appeler catastrophe. Car, on peut toujours dire : « Ce n’est pas du tout catastrophique ». « Car, alors que la catastrophe digne de ce nom ne doit pas avoir la suite, nous y voilà, nous y sommes. Nous ne sommes même pas des survivants. Nous vivons, tout simplement, en continuant la vie comme avant ». Ici on peut citer encore une remarque de Jean-Pierre Dupuy. « La catastrophe est ceci de terrible [...] qu’une fois qu’elle s’est produise, elle apparaît comme relevant de l’ordre normal des choses. Sa réalité même la rend banale . (3) Voilà donc la deuxième difficulté du discours de la catastrophe, à savoir la banalisation de ce qui s’est passé.


3. Résilience


Troisièmement, cette banalisation est le plus souvent accompagné d’un processus de reconstruction, que j’aimerais appeler plutôt processus de restauration résiliente. Si ce qu’on avait annoncé auparavant comme « catastrophe » n’est pas arrivé, ou plus précisément s’il s’est avéré qu’il s’agissait en réalité d’un accident moins grave et en tout cas surmontable, alors on verra surgir non seulement un soupçon sur la prophétie manquée mais aussi et surtout un sentiment de tranquillité, voire un espoir qui incite à reprendre la vie ordinaire. La blessure subie par cette fausse catastrophe doit être guérie, réparée voire intériorisée, pour ne pas dire refoulée ; et l’on procèdera à une restauration de ce qui est plus ou moins détruit. Mais la restauration en question ne se limite pas à une remise en état ou une simple réparation, mais vise plutôt à construire un état plus sûr, plus fort qui puisse résister et endurer lors d’un prochain événement. Ce processus dialectique de restauration est appelé aujourd’hui « résilience », en ce sens qu’on rend les choses plus résilientes, plus capables de recevoir et endurer l’impact de l’événement, en vue d’avoir un état plus fort, plus solide, et en même temps plus flexible. On sait que cette expression est de plus en plus utilisée surtout après Fukushima dans le domaine de l’ingénierie. On peut voir par exemple au bord de la mer de la région touchée par le tsunami à Fukushima, un immense mur le long de la ligne côtière, qui puisse résister aux vagues aussi grandes que celles du 11 mars. La hauteur de ce mur est présumée de 15 mètres, et la longueur de 400 km. Paradoxalement, au fur et à mesure de l’aggravation des effets de catastrophes, nous avançons vers un futur plus sécurisé, plus résilient et plus rassurant.


Soyons donc sensibles aux « catastrophes ». Mais soyons sensibles surtout à ce processus, accéléré par la complexe techno-scientifico-politico-industrielle, de la désensibilisation de notre expérience sensible, accompagnée de la banalisation de toute catastrophe.

Voilà donc trois effets contradictoires du discours de la catastrophe, dont on peut résumer : 1) incrédibilité du témoignage du futur, 2) banalisation du passé, et 3) exigence d’une restauration en forme de résilience. Or, il me semble que ces triples aspects convergent au fond vers une structure plus fondamentale, à savoir celle, « temporelle, » de la catastrophe. Ici tout se passe comme si l’on était coincé entre deux registres du terme « catastrophe ». D’une part, il y a plusieurs catastrophes qu’on peut appeler également accidents, en tout cas événement qu’on serait en mesure de surmonter ou survivre, pour arriver à un stade suivant. Autrement dit, la fin annoncée ne vient pas, elle reste « différée ». D’autre part, la catastrophe peut être aussi considérée comme ce qui marque tout de même une fin définitive, dont on ne saurait concevoir par définition aucune « suite ».Tout se passe comme si nous étions à quelque part entre, d’une part, des catastrophes en minuscule, suivis par le temps de l’après, le temps de deuil, de survivant, de refoulement, de résilience etc., et d’autre part, la Catastrophe en majuscule, qui en est qualitativement différente, qu’on pourrait dire aussi « Fin du monde » ou fin apocalyptique. Et le refus du terme Catastrophe chez les victimes provient me semble-t-il jusqu’à un certain degré d’une telle ambiguïté qu’a le concept de catastrophe lui-même.


Or, cette ambiguïté elle-même se fonde pour autant sur ce fait même que dans les deux cas, la catastrophe est pensée sur le plan temporel. Dans la plupart des cas, la catastrophe est considérée comme ce qui marque un moment qui se situe dans l’ordre temporel, que ce soit linéaire ou circulaire, que ce soit de type chronos ou de kairos, que ce soit téléologique ou interruptif, que ce soit occidental ou non.


Ce que je voudrais me proposer aujourd’hui, c’est de suggérer une autre approche de la catastrophe, celle qui ne se situe pas dans le registre temporel, qui ne relève pas des thématiques de prévision, précaution ou imminence, encore moins de celle de l’« après », réparation, deuil, résilience etc. Plutôt que d’investir trop dans la question de la « fin », j’aimerais bien m’interroger, tout en gardant l’idée de la fin de monde, sur ce que c’est que le « monde » auquel on associe la « fin ». La question qui se pose alors ne sera pas « quand » et « comment » le monde se termine, mais qu’est-ce que ce « monde » lorsqu’on dit qu’il « finit ». On peut l’aborder à travers quelques considérations phénoménologiques, en insistant surtout sur la question de la possibilité et du coup de la limite de l’expérience, ou plus précisément de la sensibilité humaine. Dans ce qui suit, après avoir vu brièvement ce que Kant postule autour du thème de la fin du monde, j’aimerais citer deux philosophes du 20e siècle, qui prétendent chacun avoir vu la fin du monde. Il s’agit d’abord de Günther Anders et puis de Emmanuel Levinas.


Quel monde finit-il ?


1) Kant et l’impossibilité de voir la fin du monde


Mais qui a vu la fin du monde. Est-il possible de la voir s’il s’agit vraiment de la « fin ». Kant dit que non, ce n’est point possible. Or, cette impossibilité ne relève pas de l’ordre des faits, mais de la condition a priori de l’expérience humaine.


Selon son essai intitulé justement « La fin des choses », il est impossible de dire qu’on « quitte le temps pour l’éternité » : on ne peut même pas dire « après la fin du monde ». Car alors on présupposerait une vision successive du temps, qui passe d’un temps à un autre. En revanche, selon Kant, « la fin du monde » est à considérer comme « une fin de tout temps ». C’est le temps lui-même qui s’arrête. Plus précisément, il s’agit de « la fin de toutes choses en tant qu’êtres temporels et objets d’expérience possible » (VIII, 323). C’est à dire que, dans le système kantien, le temps étant une forme a priori de la sensibilité, la fin du temps désigne une situation dans laquelle les être sensibles n’auraient aucune capacité de percevoir quoi que ce soit. A ce stade de la « fin de toutes chose », les êtres temporels que nous sommes doivent devenir suprasensibles, soustraits aux conditions temporelles. La fin du monde exige ainsi que l’ordre de la nature soit dépassé pour aller à un ordre du moral, où l’on s’arrête d’exister en tant qu’êtres sensibles pour devenir des êtres « suprasensibles ». Et c’est pour cette raison même qu’on ne peut pas voir la fin du monde.


2) Günther Anders et la vision d’une fin de monde.


Et pourtant, on connaît un auteur qui prétend avoir vu un tel paysage de la fin du monde qui se trouverait au-delà de notre « sensibilité ». C’est Günther Anders, philosophe de l’apocalypse, qui en donne un témoignage dans son journal de voyage à Hiroshima et Nagasaki. (4) Mais il faut souligner tout de suite qu’il ne s’agit ni de la ville de Hiroshima ni de celle de Nagasaki qu’il a visitées, encore moins de ces deux villes telle qu’elles étaient en 1945. D’ailleurs, c’est plutôt un « paradis » qu’il trouve surtout à Hiroshima qu’il a visité 13 ans après le largage de la bombe atomique ; plus précisément « paradis habité par des meurtriers sans méchanceté et des victimes sans haine ».



En 1986, Gennady Laptev (à droite) a volé quotidiennement en hélicoptère pour collecter des échantillons de sol et d'eau autour du réacteur endommagé ; Crédit d’image : BBC.com

Mais alors où Günther Anders a-t-il vu « la fin de monde » ? Ce n’est pas en effet au Japon mais au Groenland, près du pôle Nord. Dans l’avion qui l’emmène vers le Japon, écrit Anders, il jette un coup d’œil par-delà les vitres des hublots et entame une série de réflexions métaphysiques. Il se demande si ce paysage qu’il regarde n’est pas un « monde sans temps ». Cette terre où on ne voit personne n’est-elle pas le « monde avant la création de la vie », se demande-t-il. Il continue son dialogue interne jusqu’à renverser la perspective : ce « monde avant le commencement » n’est-il pas en réalité « un monde d’après », à savoir après l’extinction de tous les vivant sur terre. Ainsi dit-il : « Regarde en bas : cette planète sans hommes au-dessous de toi – n’est-elle pas peut-être déjà la Terre après ce jour ». (5)

Il serait sans doute possible de rapprocher cette position d’Anders de celle d’un pilote de la bombe atomique. Il s’agit surtout de Claude Eathery, pilote américain qui a assisté le largage de la bombe atomique sur Hiroshima, avec qui Anders commence une série de correspondances après sa visite du Japon. (6)


On peut retenir du moins deux points importants de la description de « la Terre après ce jour » de Günther Anders. D’abord, selon ce dernier, cette terre demeure une terre inhabitable, sans aucun homme qui y vit en tant qu’un être sensible. C’est pour cela qu’il n’y a même pas de différence entre « avant » la création et « après » la fin. A ce point, on pourrait dire que l’imagination d’Anders se situe dans la tradition kantienne. Mais, loin de se contenter d’admettre l’impossibilité d’en avoir une expérience sensible, Anders suggère une possibilité extraordinaire qui permet aux êtres sensibles de voir la fin du monde. Possibilité bien sûr rendue possible par l’avancée de la technologie moderne qui permet aux hommes d’acquérir un point de vue presque divin. Mais, il y a une condition : il faut garder une certaine distance, suffisamment éloignée de la terre pour qu’on ne la touche. On ne peut que la regarder, ou bien, plus précisément, on ne peut la regarder qu’en gardant la distance. Il s’agit, à proprement parler, d’une télé-vision de la scène apocalyptique.


3) Levinas et le regard fantomatique


Alors que Günther Anders ne parle pas davantage de cette question, on trouve une réflexion plus approfondie sur ce problème de « voir la fin du monde » chez un autre philosophe contemporain, Emmanuel Levinas.

Comme on le sait, on trouve à plusieurs reprises l’expression « fin du monde » dans son livre conçu pendant la deuxième Guerre mondiale, et publié juste après, De l’existence à l’existant. Alors qu’il ne fait aucun doute que ce livre s’inspire de l’expérience du philosophe lui-même de 5 ans de captivité dans un camp de prisonnier, nous nous bornons ici à retracer comment il élabore sa notion de « fin de monde » dans cet ouvrage. Je voudrais dégager surtout deux points qui me semblent tout à fait importants pour notre propos.


D’abord, la « fin du monde » chez Levinas n’est pas examiné sur le plan temporel mais, plutôt, dans une perspective morphologique. En d’autres termes, le monde ne se termine pas mais se « déforme » : il s’agit d’une expérience d’une déformation d’un monde tel qu’on l’a jusqu’ici perçu. Levinas entend mettre en cause le concept philosophique traditionnel de monde, à savoir l’horizon qui assure l’intelligibilité de par la « lumière » : il fait apparaître un étant, tout en lui donnant la forme et le sens, pour qu’il devienne un objet de la perception et de la compréhension. Et c’est à ce concept traditionnel que Levinas oppose une expérience « sans monde » pour développer par là un de ses concepts capitaux, à savoir il y a. L’il y a désigne chez lui une « nudité de réalité sans monde » qui surgit « d’un monde cassé ». Comme le montrent certains types d’œuvre d’art, la faculté de perception dont nous disposons dans la vie ordinaire se voit défaite : on ne saurait plus dire qu’il y a tel ou tel objet individuel, tant que c’est le principe de distinction qui s’effondre dans cette expérience qu’on ne peut que qualifier d’il y a.


Dans cette théorie lévinassienne de la fin du monde, l’accent est donc mis non sur le moment où le monde se termine, mais sur la manière dont il se déforme. Il ne s’agit pas d’un avènement dévastateur, mais d’un dévoilement pour ainsi dire d’une réalité jusqu’alors cachée ou couverte. Couvert justement par notre expérience du monde, constituée principalement par notre faculté de percevoir en donnant aux choses la forme et le sens, Sinngebung. En ce sens-là, l’expérience de l’il y a est une expérience « ineffable » comme le dit Georges Bataille dans son texte consacré à De l’existence à l’existant. (7) On ne peut ni percevoir, ni parler de l’il y a, puisque le sujet lui-même se voit défait, dépersonnalisé, dans cette expérience même.


Certes, on peut déjà « entrer » virtuellement au sein de la centrale nucléaire dévastée. Mais on ne peut pas y être présent en tant qu’être sensible. Un fantôme ou un drone pourrait y flotter, mais il nous est interdit de le faire. Et si nous ne pouvons pas y habiter, c’est parce que cet environnement dépasse fortement le seuil de la sensibilité humaine. C’est ce dépassement de la sensibilité humaine qui constitue, à nos yeux, un des traits caractéristiques de la catastrophe, soit acosmisation du monde.

Mais ce qui est remarquable chez Levinas, c’est, en deuxième lieu, qu’il met en avant la possibilité pour ce sujet dépersonnalisé de se rapporter à cette expérience ineffable de la fin du monde. Dans cette expérience de l’il y a, chaque être humain perd son identité d’un sujet et est désindividualisé, pour participer, tout comme les choses, aux « champs de force » de l’être. Participation au sens où Lévy-Bruhl parlait de la fusion des étants. Et Levinas décrit une telle situation comme l’« horreur » de l’il y a. Mais il insiste en même temps sur le fait que, dans cette « horreur » qui prive aux sujets toutes caractéristiques qu’ils avaient possédées de l’humain, il reste tout de même une « conscience ». La théorie lévinassienne de l’il y a confère donc une place importante à la « conscience ». Alors que l’horreur de l’il y a dépouille la conscience de sa « personnalité » voire de sa « subjectivité » même, une certaine conscience ne cesse de subsister, en tant qu’une conscience impersonnelle de vigilance. Matérialisée et détachée de sa subjectivité même, cette conscience qui veille demeure vigilante. Ce dont il s’agit au fond, c’est donc un regard sans corps pour ainsi dire, autrement dit, un regard fantomatique.


Cette idée de « regard fantomatique » retient notre attention parce qu’elle permet d’avoir une compréhension plus approfondie de ce que Günther Anders a suggéré à l’encontre de la thèse kantienne de la supra-sensiblité de la fin du monde. Elle témoigne en effet à la fois de la possibilité et l’impossibilité de la vision apocalyptique. Possibilité d’abord parce que ce regard fantomatique rend possible la vision de la scène d’un après la fin. Mais, cette expérience reste tout de même limitée ou conditionnée, dans la mesure où il est impossible que le sujet humain y demeure en tant que tel : son identité, sa subjectivité, et surtout sa sensibilité corporelle se voient défaites, dans cette expérience de l’il y a. On peut voir la fin du monde quitte à perdre tous les organes sensoriels, sauf ce regard fantomatique lui-même.



Possibilité télé-technologie du regard fantomatique


On objectera bien sûr qu’une telle idée se fonde sur une hypothèse trop abstraite ou spéculative, qu’elle n’apparaît en réalité que dans des récits ou des films de science-fiction. C’est sûr : l’image la plus explicite qui sert d’illustration de cette scène serait la dernière partie du film A. I, conçu par Stanley Kubrick et réalisé par Stephen Spielberg, dans laquelle un robot survit à lui seul, même après l’extinction de tous les vivants, en continuant de voir un paysage de la fin du monde. Nous pensons par ailleurs que cette scène est fortement importante pour examiner la possibilité d’une vision de la fin du monde. Mais cela déborde largement le propos de cet essai. Ici, nous voudrions souligner cette possibilité d’un regard sans corps qui ne relève pas de la science-fiction, mais qui est tout au contraire déjà réalisée. Il est techniquement d’ores et déjà possible de « voir » la scène « suprasensible »


Et cela, dès le début du siècle précédent : déjà dans les années 1920, aux États-Unis, on assistait à la naissance d’une technique capable de tourner un film à partir de la position que normalement les hommes ne peuvent pas occuper. Il s’agit d’une image prise par un appareil photo mis au-dessous d’un train qui roule très rapidement. Significativement, cette image était nommée Phantom image, en raison de l’impossibilité pour les hommes vivants de le faire. Comme l’explique Harun Farocki, cinéaste allemand, cela peut être considéré comme un des ancêtres de suicidal camera, appareil photo suicidaire. Il va sans dire qu’aujourd’hui ce sont des drones qui le remplacent.


En tout cas, cette idée de voir une situation qu’on ne peut pas éprouver normalement ou d’avoir une expérience de l’expérience impossible se voit déjà de plus en plus actualisée grâce à l’aide de ce développement technologique. On peut même dire qu’il est technologiquement possible qu’on équipe une bombe nucléaire d’un appareil photo pour regarder à distance le paysage juste après la destruction totale.



La ville de Pripyat après l'accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl ; Crédit d’image : Pripyat.com

Or cette expérience de voir la fin du monde n’est pas seulement technologiquement réalisable. On en a déjà réalisé, quoique partiellement, quelques-unes. Il faut ajouter en même temps que ce paysage ne montre pas foncièrement des caractères d’enfer. Par exemple, la zone interdite autour de la centrale de Tchernobyl est devenue paradoxalement un paradis pour des animaux menacés d’extinction, grâce à l’interdiction imposée aux hommes d’y entrer. Même si cet environnement dépasse le seuil de la sensibilité humaine, il ne l’est pas pour certaines espèces en voie de disparition. Or, qu’en est-il de la zone interdite autour de la centrale de Fukushima ? Nous avons, autour de la centrale de Fukushima, à côté des animaux sauvages, des robots issus de l’avancée télé-technologique. On construit actuellement des usines et des instituts de recherches télé-technologiques en nommant tout l’ensemble de ces projets « Fukushima innovation cost ». Les animaux sauvages y côtoient les robots télé-technologiques, en particulier les drones. En effet, un journal régional de Fukushima nous renseigne que, face à la multiplication des sangliers sauvages autour de la centrale, deux types de drones sont entrés en action : l’un détecte avec la veille infrarouge les sangliers cachés, et l’autre les chasse à l’aide des ultrasons. Le taux de radioactivité dépassant la limite de la capacité des humains, on est en train de construire les drones capables de se rendre dans cette zone où toute intervention humaine est interdite, puisque impossible ; autrement dit, les robots peuvent y agir à la place des humains, puisqu’ils ont des capacités sensorielles qui dépasse largement celles des humains. Et c’est cela, cette supra-sensibilité, comparable à celle des fantômes, qui me semble être réalisée actuellement par la télé-technologie.


En effet, depuis quelques années, on construit une « zone d’innovation » dans la région dépeuplée autour de la centrale de Fukushima. Avec un mot d’ordre « Pour construire à Fukushima un centre de la révolution industrielle robotique », nous avons déjà quelques bases stratégiques ayant pour but d’accélérer le développement de la robotique. L’objectif principal consiste bien sûr à mettre au point plusieurs types de robots télécommandés qui pourront intervenir en zone dangereuse de la centrale nucléaire de Fukushima. Le « Centre du développement de la technologie à distance » est déjà disponible pour avoir des essais pour de nouveaux types de drones ; on peut avoir même une visite virtuelle, avec les lunettes spécifiques, dans les bâtiments détruits de la centrale nucléaire, reproduits en 3D. On peut bien considérer comme symbolique cette tentative de transformer la zone inhabitable en une zone accessible à travers ces appareils de la technologie à distance.


Catastrophe comme acosmisation et désensibilisation


C’est ainsi que l’idée de « regard fantomatique » met en avant la possibilité technologique d’une visualisation ou virtualisation de la scène de fin du monde. Mais ce n’est pas cela que je voulais mette en avant finalement dans cet essai. On sait déjà que cette visibilité fréquente de la fin apocalyptique tend plutôt à banaliser les thèmes et à déplacer la limite de la sensibilité humaine plutôt en sens inverse, c’est-à-dire en produisant, comme le dit Günther Anders, « l’insensibilité », « l’aveuglement » ou la « paresse » face à l’apocalypse. Loin de se contenter de cette possibilité de « voir » la fin du monde, il faut mettre l’accent plutôt sur l’impossibilité d’en avoir une expérience directe. Certes, on peut déjà « entrer » virtuellement au sein de la centrale nucléaire dévastée. Mais on ne peut pas y être présent en tant qu’être sensible. Un fantôme ou un drone pourrait y flotter, mais il nous est interdit de le faire. Et si nous ne pouvons pas y habiter, c’est parce que cet environnement dépasse fortement le seuil de la sensibilité humaine. C’est ce dépassement de la sensibilité humaine qui constitue, à nos yeux, un des traits caractéristiques de la catastrophe, soit acosmisation du monde. Par acosmisation, on n’entend pas la perte du monde mise en œuvre depuis le 17e siècle par la révolution scientifique, telle que Heidegger l’observe. Il s’agit plutôt de ce processus par lequel le monde devient acosmique en dépassant le seuil de la sensibilité humaine pour devenir « supra-sensible ». (8) Dans le monde totalement « acosmique », le sujet humain n’existe plus qui soit en mesure d’y habiter, comme dans l’il y a de Levinas.


Là se trouve la conception clef pour une « approche phénoménologique » de la catastrophe. A l’encontre de l’approche temporelle, celle-ci aborde la question de la catastrophe non pas sur le plan temporel mais par rapport à la possibilité et la limite de l’expérience humaine. Dans les deux cas, un événement qu’on peut qualifier de catastrophique peut bien se produire ; le monde que nous habitons peut éventuellement se déformer, se détruire voire disparaître. Mais, du point de vue de la conception phénoménologique, cet événement n’est pas récupéré dans le processus temporel d’une succession ou d’un cycle. Il n’est pas différé. Le monde, ou plus précisément un certain milieu, peut perdre son caractère habitable. Mais cela ne coïncide pas avec la fin apocalyptique du monde. Plutôt que de supposer que la totalité du monde se termine, il faut penser qu’il y a « des » mondes qui se recouvrent, se superposent, dont quelques-uns peuvent bien sûr se déformer ou rester inhabitable. Au lieu d’insister sur l’idée de la fin apocalyptique de la totalité du monde, il faut penser la manière dont ces milieux deviennent inhabitables.


Mais il faut préciser en même temps que cette approche phénoménologique, basée sur la sensibilité humaine, ne revient pas tout de même à prétendre conserver ou plaider les idées humanistes de l’identité ou de l’autonomie de l’être humain. Si les frontières d’une zone inhabitable dépendent de la « sensibilité » humaine, il est en même temps à admettre que le seuil de la sensibilité n’en est pas moins variable. Tout comme les barrières situées à l’entrée de la zone interdite peuvent être déplacée en fonction de l’acceptabilité de la dose de radioactivité, le seuil de la sensibilité peut être modifié ou déplacé selon tel ou tel dispositif.


Admettre cette variabilité ou bien l’indécidabilité n’empêche pas de dire que le sens même de la catastrophe est à saisir en fonction de la sensibilité ou du sens. On pourrait citer ici la phrase célèbre de l’écrivain suisse Max Frisch : « Des catastrophes, seul l'homme peut y être confronté, dès le moment qu'il les expérimente. La Nature, elle, ne connaît pas de catastrophes ». (9) Le développement de la pensée d’Emmanuel Levinas est aussi significatif là-dessus. D’après Levinas, la possibilité d’une évasion de l’horreur de l’il y a ne consiste pas encore dans la rencontre avec le visage d’autrui. On ne peut s’en libérer qu’en dormant. Dormir est à entendre ici comme l’acte de se poser sur la terre, avoir le sens corporel de toucher au monde. C’est à travers ce sens, ouverture au monde pour ainsi dire, qu’on sort de l’état impersonnel de vigilance ; c’est ici que le fantôme est incarné pour redevenir un humain. Une fois que toutes les sensibilités humaines sont extériorisées à l’aide de la prothèse technologique, on a beau vivre dans une situation autrement assez inhabitable et suprasensible, on flotterait dans l’air comme un fantôme ou un drone.


En tout cas, cette idée de voir une situation qu’on ne peut pas éprouver normalement ou d’avoir une expérience de l’expérience impossible se voit déjà de plus en plus actualisée grâce à l’aide de ce développement technologique. On peut même dire qu’il est technologiquement possible qu’on équipe une bombe nucléaire d’un appareil photo pour regarder à distance le paysage juste après la destruction totale.

Pour terminer : l’approche phénoménologique de la fin du monde requiert ainsi une prise en compte de la transformation du « monde » et celle de l’humain qui en fait l’expérience. Son enjeu ne consiste pas simplement à visualiser la scène apocalyptique en vue d’avoir quelques effets pédagogiques, ni à mettre en cause l’exploitation politique, scientifique et industrielle de la terre dévastée en vue d’une restauration résiliente. L’approche phénoménologique de la catastrophe, dont je viens d’esquisser quelques traits, exigerait à mon avis un double regard, qui porte à la fois sur la sensibilité, de la corporéité ou de l’affectivité de l’homme habitant dans le monde, et sur le processus de la trans-humanisation à l’époque de l’équivalence des catastrophes selon l’expression de Jean-Luc Nancy, à savoir à l’époque de l’interdépendance désormais inextricable des phénomènes dits « naturels » et des ensembles techniques, sociaux, politiques, économiques et industriels. (10)


Soyons donc sensibles aux « catastrophes ». Mais soyons sensibles surtout à ce processus, accéléré par la complexe techno-scientifico-politico-industrielle, de la désensibilisation de notre expérience sensible, accompagnée de la banalisation de toute catastrophe.



 

NOTES





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