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La dimension constitutionnelle de la laïcité au Sénégal et en France

21 December 2023

La dimension constitutionnelle de la laïcité au Sénégal et en France
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The Baobab, Beth Moon ; crédit photo : emergencemagazine.org

Si l’identité constitutionnelle du Sénégal et de la France, définie à l’article 1er de leur Constitution, est similaire, les sociétés sénégalaise et française sont évidemment très différentes et les relations entre l’Etat et le religieux divergent. La loi de 1905 sur la séparation des Eglises et de l’Etat est la principale inspiration juridique de la définition de la laïcité dans les deux pays. Formellement, la Constitution sénégalaise, en sa version de 2016, protège davantage la laïcité que la Constitution française de 1958, La torche de la foi éclaire cependant les institutions sénégalaises quand la boussole de l’Etat de droit guide davantage les institutions françaises vers la garantie des droits fondamentaux.

« Si la Foi est une torche, le Droit est une boussole »



A l’occasion du colloque international sur le thème « Repenser la laïcité en Afrique », organisé du 17 au 19 novembre 2022 par l’A.N.S.T.S dans les murs de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, l’un des intervenants, s’exprimant sur le Sénégal, a eu cette phrase : « la Foi est une torche ».


Quoi de plus logique concernant la République du Sénégal dont la devise est, aux termes de l’article 1er de sa Constitution : « un Peuple – un But – une Foi » ? La Foi serait ainsi, instinctivement, la lumière qui guide le Peuple vers son But.


La devise de la République française, « Liberté, Egalité, Fraternité », semble de prime abord sans lien direct avec sa cousine sénégalaise. Ces devises constituent pourtant les valeurs symboliques de constitutions qui se ressemblent par de très nombreux aspects, et éclairent en partie la distinction qui peut exister entre laïcité « à la française » et laïcité « à la sénégalaise ».


L’identité constitutionnelle de ces deux pays, « La République du Sénégal est laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race, de sexe, de religion. Elle respecte toutes les croyances » (article 1 de la Constitution sénégalaise), d’une part, « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances » (article 1 de la Constitution française), d’autre part, paraît similaire d’un point de vue sémantique. En revanche, l’approche constitutionnelle de la laïcité est très différente, ne serait-ce que d’un point de vue formel.


En effet, la Constitution française du 4 octobre 1958, régissant la Cinquième République, se borne à consacrer la laïcité dans son article 1er, mais demeure silencieuse sur les droits fondamentaux inhérents à cette notion. Elle est en cela l’une des dernières héritières d’une tradition constitutionnelle impliquant une relative brièveté du texte constitutionnel et l’absence d’énumération des principaux droits fondamentaux et libertés publiques en son sein.


La Constitution sénégalaise, régissant un Etat ayant accédé relativement récemment à la souveraineté (1960), et adoptant ainsi, dans la logique d’autres Etats créés à cette période, une loi fondamentale énumérant notamment les droits et libertés constitutionnellement garantis, comporte pour sa part, un Titre II, dans sa version issue de l’article 2 de la loi constitutionnelle n° 2016-10 du 05 avril 2016 portant révision de la Constitution (1), article modifiant l’intitulé du TITRE II de la Constitution, intitulé « Des droits et libertés fondamentaux et devoirs des citoyens », au sein duquel plusieurs dispositions intéressent la notion de laïcité.


Mais avant d’aller plus avant dans cette comparaison, il est nécessaire de préciser les contours de la laïcité, quels en sont les éléments constitutifs et sa finalité.


Précisons d’emblée que la laïcité n’est pas une notion univoque et qu’elle regroupe des acceptions différentes selon les Etats et les cultures politiques et sociales des peuples, avec, néanmoins, un substrat commun. La laïcité repose nécessairement sur deux piliers qui sont d’une part la séparation des pouvoirs temporel et spirituel, et le principe de neutralité de l’administration qui en découle, d’autre part la liberté de conscience qui inclut celle de l’exprimer, de la « vivre », de quelque manière que ce soit. Les « laïcités » existant aujourd’hui dans le monde se distinguent moins par leur nature profonde que par le degré de respect de ses deux composantes.

Il résulte de cette définition essentielle que la laïcité est substantiellement liée aux concepts de politique et de démocratie.


En premier lieu, en science politique, « le » politique, la substance de la politique, est, selon Julien Freund (2) ou Carl Schmidt, la désignation de l’ennemi. Cette vision, très pragmatique, se fonde sur l’exclusion de l’Autre d’un cercle plus ou moins restreint qu’il menace. C’est ainsi qu’en France par exemple, deux partis qualifiés d’extrême sont aussi par essence politiques, « l’immigré » ou « la Finance » constituant l’Ennemi. 


Une autre conception s’est développée plus récemment, le but du politique étant désormais de « bien vivre ensemble ». Ce « bien vivre ensemble » a l’avantage d’être également un concept juridique reconnu, entre autres, par le Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, invoqué par exemple dans un arrêt « S.A.S contre France » du 1er juillet 2014 (3) validant la loi française interdisant le port de la burqa dans l’espace public.


A ces deux conceptions du politique correspondent deux conceptions politiques de la laïcité, exclusive ou inclusive, d’interdiction ou de liberté.


En second lieu, d’un point de vue institutionnel, la démocratie se définit habituellement par trois éléments constitutifs qui sont, outre l’élection libre des représentants du peuple à échéances régulières, plus pertinemment la séparation des pouvoirs et le respect de l’Etat de droit. Nous avons vu que la laïcité implique également une séparation des pouvoirs, entre le Temporel et le Spirituel, et qu’elle est, essentiellement, une liberté devant être protégée par l’Etat de droit, qui repose lui-même sur trois piliers : la hiérarchie des normes, la soumission de l’Etat à son propre droit, et la protection des droits et libertés fondamentaux qui implique, en principe, l’énumération de ces droits dans les textes juridiques situés au plus haut de la hiérarchie des normes, si possible une Constitution rigide, et dont le respect est confié à un juge indépendant et impartial.


Les deux piliers de la laïcité supportent ainsi en partie l’édifice démocratique.


L’approche institutionnelle de la laïcité dans un Etat peut donc apparaître comme un aspect de la conception de la démocratie de cet Etat, et refléter également un certain type de société politique.


Si l’identité constitutionnelle du Sénégal et de la France, définie à l’article 1er de leur Constitution, est similaire, les sociétés sénégalaise et française sont évidemment très différentes et les relations entre l’Etat et le religieux divergent, comme le laisse entendre le choix des termes de la devise des deux Etats, et notamment la mention de la « Foi » dans la devise du Sénégal. 


Plus généralement, la place des autorités traditionnelles et des pratiques coutumières au Sénégal est beaucoup plus importante, voire essentielle, qu’en France. Les équilibres institutionnels ne sont ainsi pas de même nature et se traduisent différemment au sein des deux Constitutions.


En effet, nous l’avons vu supra, le texte constitutionnel français ne comporte qu’une unique référence à la laïcité, en son article 1er qui en fait une caractéristique de la République, et consacre subséquemment « l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion [et le respect de] toutes les croyances » qui en sont une déclinaison partielle.


C’est dire que la substance constitutionnelle de la laïcité doit être recherchée ailleurs, notamment dans les éléments constitutifs du bloc de constitutionnalité consacré par le Conseil Constitutionnel dans sa décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971 concernant la loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association. En reconnaissant au préambule de la Constitution de 1958 (Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946) une valeur constitutionnelle et sa justiciabilité, la juridiction constitutionnelle a donné, de jure, une même valeur aux textes auxquels il renvoie, de même qu’aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.


Nous pouvons aisément rattacher à la notion de laïcité l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 proclamée par l’Assemblée nationale (« en présence et sous les auspices de l’Être suprême », nous le soulignons) : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi », ainsi que l’alinéa 13 du préambule de la Constitution de 1946 (la IVème République) : «l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État ».


Mais c’est le Conseil Constitutionnel qui va donner une définition « constitutionnelle » de la laïcité en la reconnaissant comme principe fondamental reconnu par les lois de la République. Pour rappel, un « PFRLR », selon la définition qu’il en donne dans sa décision n°244 DC du 20 juillet 1988 « Loi d’amnistie », est reconnu par référence à des dispositions de grandes lois libérales républicaines, antérieures au 27 octobre 1946 (la plupart étant les grandes lois de la IIIème République), dispositions générales n’ayant jamais été remises en cause et porteuses de garanties fondamentales, ou droits subjectifs, pour les citoyens. Le Conseil a ultérieurement complété cette définition, dans sa décision n°2013-669 DC du 17 mai 2013 en précisant que les PFRLR sont rattachés à l’un des trois fondements de la Constitution : la souveraineté nationale, l’organisation des pouvoirs publics, et les droits et libertés fondamentaux.


Le Conseil Constitutionnel a rendu principalement deux décisions dessinant les contours constitutionnels de la laïcité en tant que principe fondamental reconnu par les lois de la République. Auparavant le Conseil d’Etat, dans son arrêt « SNES » rendu le 6 avril 2001 sous le n°219379, avait déjà reconnu la laïcité comme « PFRLR », tout en rejetant un recours mettant en cause le régime dérogatoire d’Alsace-Moselle, avant de retenir, en suite des décisions du Conseil Constitutionnel, le « principe constitutionnel de laïcité ». 


La première a été rendue le 19 novembre 2004 sous le n°2004-505 DC, « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » (4), et énonce que le principe de laïcité « interdit à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre les collectivités et particuliers » et n’est pas méconnu par le droit de chacun, individuellement et collectivement, de pratiquer sa religion en public reconnu par ledit Traité.


La seconde a été rendue le 21 février 2013 sous le n°2012-297 QPC, « Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité », et précise, dans le cadre d’une Question Prioritaire de Constitutionnalité, qu’il résulte de l’application combinée de l’article 10 DDHC et de l’article 1er de la Constitution « la neutralité de l’Etat, que la République ne reconnaît aucun culte, et que le principe de laïcité impose notamment le respect de toutes les croyances, l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion et que la République garantit le libre exercice des cultes et ne salarie aucun culte ». La laïcité est subséquemment reconnue comme « droits et libertés que la Constitution garantit » au sens de l’article 61-1 de ce texte.


Armoiries du Sénégal
Armoiries du Sénégal

Pour rendre ces décisions et faire de la laïcité un principe fondamental reconnu par les lois de la République, le Conseil Constitutionnel s’est naturellement appuyé sur la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, notamment son article 1, « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public », et son article 2, « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».


Bien que ne mentionnant à aucun moment le terme « laïcité », la loi de 1905 constitue naturellement la source principale et directe d’inspiration du Conseil Constitutionnel dans son processus de reconnaissance et de définition du principe fondamental reconnu par les lois de la République.


La définition constitutionnelle de la laïcité s’origine ainsi, en France, dans plusieurs sources distinctes, constitutionnelles, juridictionnelles, et législatives. Cette pluralité de sources lui confère une signification nuancée et potentiellement évolutive, en dépit d’un aspect structurant assez fort.


L’approche sénégalaise n’a pas été la même. Là où, en France, le choix du Constituant de la V° République a été de ne recenser, et encore moins définir, aucun droit et liberté à l’exception de l’égalité devant la loi et la liberté de croyance (qui sont certes parmi les éléments constitutifs de la laïcité), la Constitution sénégalaise les énumère en détails, conformément au constitutionnalisme « moderne ».


Mais avant d’entrer dans ces détails, qui font l’objet d’une section spécifique, le texte constitutionnel consacre un certain nombre de principes qui sont en lien avec la laïcité. C’est ainsi que le préambule de la Constitution sénégalaise « proclame l’accès de tous les citoyens, sans discrimination, à l’exercice du pouvoir à tous les niveaux ; l’égal accès de tous les citoyens aux services publics ; le rejet et l’élimination, sous toutes leurs formes, de l’injustice, des inégalités et des discriminations », annonçant déjà le contenu de l’article 1 précité. Le principe d’égalité est consubstantiel au principe de laïcité puisque « l’égal accès, sans discrimination » implique nécessairement la neutralité de l’administration et la liberté de conscience, dont fait naturellement partie la liberté religieuse. D’autres dispositions constitutionnelles intéressent directement la laïcité.


Au sein du Titre 1er, une section consacrée à « l’Etat et à la souveraineté » comporte un article 4, aux termes duquel « Les partis politiques et coalitions de partis politiques, de même que les candidats indépendants, sont tenus de respecter la Constitution ainsi que les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie. Il leur est interdit de s’identifier à une race, à une ethnie, à un sexe, à une religion, à une secte, à une langue ou à une partie du territoire », et un 


article 5, aux termes duquel « Tout acte de discrimination raciale, ethnique ou religieuse, de même que toute propagande régionaliste pouvant porter atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat ou à l’intégrité du territoire de la République sont punis par la loi ». Ces deux articles développent les principes directeurs énoncés dans le préambule et dans l’article 1, en les déclinant dans le domaine politique et institutionnel.


Notons qu’à la différence de la France, les aspects ethniques et religieux, voire territoriaux, sont étroitement imbriqués au Sénégal.


Viennent enfin des dispositions plus précises qui peuvent être rattachées, directement ou indirectement, à la définition de la laïcité telle que nous l’avons développée supra.


Ainsi, toujours au sein du Titre 1er, une section est consacrée « aux droits et libertés fondamentaux et aux devoirs des citoyens ».


L’article 7 reprend, en les précisant davantage, certains principes déclinés dans le préambule et l’article 1 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté, à la sécurité, au libre développement de sa personnalité, à l’intégrité corporelle notamment à la protection contre toutes mutilations physiques. Le peuple sénégalais reconnaît l’existence des droits de l’homme inviolables et inaliénables comme base de toute communauté humaine, de la paix et de la justice dans le monde. Tous les êtres humains sont égaux devant la loi ». Si le principe d’égalité a déjà été abordé, d’autres droits, comme le droit à la liberté et au libre développement de sa personnalité, sont reconnus, de même, plus généralement, que l’existence des droits de l’hommes inviolables et inaliénables dont certains font partie des éléments constitutifs de la laïcité, et qui font écho, naturellement, à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, mais aussi, nous le verrons infra, aux grands textes et déclarations de droits internationaux.


L’article 8 prévoit que « La République du Sénégal garantit à tous les citoyens les libertés individuelles fondamentales, les droits économiques et sociaux ainsi que les droits collectifs. Ces libertés et droits sont notamment : les libertés civiles et politiques : liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté de la presse, liberté d’association, liberté de réunion, liberté de déplacement, liberté de manifestation ; les libertés culturelles, les libertés religieuses, les libertés philosophiques ». L’article 10 énonce que « Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement ses opinions par la parole, la plume, l’image, la marche pacifique, pourvu que l’exercice de ces droits ne porte atteinte ni à l’honneur et à la considération d’autrui, ni à l’ordre public ». Toutes ces libertés concernent directement le principe de laïcité ou, tout du moins, son application pratique.  La liberté de conscience implique en effet la liberté d’avoir une opinion et de l’exprimer, de se réunir, voire de s’associer, pour la partager. Les libertés culturelles, religieuses ou philosophiques, et donc de conscience, ne sont que des déclinaisons de la liberté d’opinion.


Par ailleurs, dans le domaine de l’éducation, l’article 22 dispose que « Les institutions et les communautés religieuses ou non religieuses sont également reconnues comme moyens d’éducation », allant en cela beaucoup plus loin que la France pour ce qui est de la liberté d’enseignement, ce qui s’explique par la structure même de la société sénégalaise.


Mais c’est naturellement l’article 24, au sein de la section consacrée aux « religions et communautés religieuses », qui intéresse directement l’approche constitutionnelle de la laïcité : « La liberté de conscience, les libertés et les pratiques religieuses ou cultuelles, la profession d’éducateur religieux sont garanties à tous sous réserve de l’ordre public. Les institutions et les communautés religieuses ont le droit de se développer sans entrave. Elles sont dégagées de la tutelle de l’Etat. Elles règlent et administrent leurs affaires d’une manière autonome ».


Nous voyons ainsi que les deux piliers de la laïcité, liberté et neutralité, sont progressivement développés et détaillés par la Constitution, depuis son préambule jusqu’à l’article 24.


La laïcité se traduit, à la suite de cette article, dans des domaines particuliers.


L’article 25, dans la partie de la Constitution relative au travail, dispose par exemple que « Chacun a le droit de travailler et le droit de prétendre à un emploi. Nul ne peut être lésé dans son travail en raison de ses origines, de son sexe, de ses opinions, de ses choix politiques ou de ses croyances ». 


C’est toutefois l’article 37, inséré dans le titre III relatif au Président de la République, qui clôture le recensement des articles de la Constitution sénégalaise concernant la laïcité, et son contenu s’éloigne sensiblement, cette fois-ci, du corpus constitutionnel français : « Le Président de la République est installé dans ses fonctions après avoir prêté serment devant le Conseil constitutionnel en séance publique. Le serment est prêté dans les termes suivants :


“Devant Dieu et devant la Nation sénégalaise, je jure de remplir fidèlement la charge de Président de la République du Sénégal, d’observer comme de faire observer scrupuleusement les dispositions de la Constitution et des lois“ ». Le serment du Chef de l’Etat sénégalais devant Dieu (et devant la Nation), indique clairement, comme le laissait déjà entendre la devise du pays (« un Peuple – un But – une Foi »), que la séparation entre les pouvoirs Temporel et Spirituel en France et au Sénégal n’est pas de même degré. Cette approche constitutionnelle particulière se traduit en pratique par certains comportements présidentiels, tels le fait, pour Abdoulaye Wade, d’aller à Touba, fief du mouridisme, se prosterner devant son marabout, ou alors, que les représentants de l’exécutif participent à presque toutes les gamous (veillées de prières), ou encore que le Président de la République assiste à toutes les cérémonies religieuses des confréries (mouridisme, tidianiya, khadiriyya, Layènes) (5).


Mais cela reste, selon nous, une différence de degré et non de nature de la laïcité, adapté, naturellement, à la structure sociale du pays.


Au-delà de l’analyse du contenu de la Constitution, en ce qu’elle définirait en elle-même ce qu’est, constitutionnellement, la laïcité, et la garantirait, d’autres dispositions de la loi fondamentale sénégalaise ouvrent des perspectives vers un référentiel juridique plus global.


En effet, le préambule de la Constitution sénégalaise indique que le pays « affirme son adhésion à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et aux instruments internationaux adoptés par l’Organisation des Nations Unies et l’Organisation de l’Unité africaine, notamment la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme du 10 décembre 1948, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes du 18 décembre 1979, la Convention relative aux Droits de l’Enfant du 20 novembre 1989 et la Charte africaine des Droits de l’Homme et des Peuples du 27 juin 1981 ».


Si la force de l’adhésion à la DDHC est évidemment avant tout symbolique, celle afférente aux traités internationaux est davantage juridique. 


Tableaux et couvertures suspendus aux baobabs sur l'île de Gorée, Dakar, 2019 ; crédit photo :123rf
Tableaux et couvertures suspendus aux baobabs sur l'île de Gorée, Dakar, 2019 ; crédit photo :123rf

Ainsi, si l’article 97 de la Constitution sénégalaise dispose que « Si le Conseil constitutionnel a déclaré qu’un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l’autorisation de le ratifier ou de l’approuver ne peut intervenir qu’après la révision de la Constitution », adoptant en conséquence la même articulation que la France, par le biais de l’article 54, entre le droit international et la loi fondamentale, le principe est néanmoins posé, comme en France également à l’article 55 de la Constitution de la Vème République, à l’article 98, que « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie ».


La mention expresse, dans le préambule de la Constitution sénégalaise, des principaux instruments internationaux de protection des droits et libertés serait de nature, a priori, à conférer au contenu de ces textes davantage de valeur, ou de force, qu’en France où est seulement inscrit dans la Constitution le principe général de supériorité des traités internationaux sur les lois.


Cependant, l’articulation entre différents ordres juridiques, et notamment la primauté de l’un sur l’autre, résulte principalement de la jurisprudence. 


En France par exemple, si la supériorité du droit international sur le droit interne (hors constitution), prévue par la loi fondamentale depuis 1958, n’a été consacrée qu’en 1975 dans l’ordre judiciaire (6), et en 1990 dans l’ordre administratif (7), alors que le Conseil Constitutionnel se refusait à opérer un contrôle de conventionnalité des lois, le principe est néanmoins désormais clairement établi.


C’est ainsi que les juridictions françaises appliquent naturellement, en écartant au besoin les dispositions internes contraires, les stipulations de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, parmi lesquelles, pour ce qui concerne la laïcité, l’article 1 qui prévoit que « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites », et l’article 2 qui énonce que « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui », sans oublier la protection générale de la vie privée garantie à l’article 8.


Par ailleurs, la Charte européenne des droits fondamentaux reprend, dans son article 10 consacré à la liberté de pensée, de conscience et de religion, les stipulations de l’article 1 précisé de la CEDH. Elle prévoit en son article 14 alinéa 3 que « La liberté de créer des établissements d’enseignement dans le respect des principes démocratiques, ainsi que le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques, sont respectés selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ».


Concernant le Sénégal, la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples par exemple, signée par les États africains membres de l’OUA, adoptée le 27 juin 1981 et entrée en vigueur le 21 octobre 1986, reprend les grands standards des déclarations de droits. Les principes d’égalité et de non-discrimination, qui se rapportent aux droits garantis par la Charte devant revenir à chacun sans distinction de race, d’ethnie, de religion, sont rappelés à l’article 2. L’article 8 consacre « la liberté de conscience, la profession et la pratique libre de la religion. Sous réserve de l’ordre public, nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés ».


Cependant, et contrairement sur ce point à d’autres systèmes régionaux de protection des droits de l’Homme, le préambule de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ne contient pas de référence au respect des principes démocratiques. Il ne comprend pas non plus de reconnaissance de l’État de droit, ce qui peut expliquer la différence de pratique juridictionnelle de la laïcité et des libertés en découlant au Sénégal et en France.


En effet, au Sénégal, « se pose en général un problème d’incorporation des normes internationales » (8), qui s’origine dans le problème plus global de l’impact de l’évolution des droits de l’Homme sur les systèmes juridiques internes africains, de l’articulation entre les ordres juridiques internes et internationaux.


Sans reconnaissance du principe directeur de l’État de droit, et sans articulation claire entre les ordres juridiques interne et international, toutes les dispositions constitutionnelles et internationales apparaissent dénuées de justiciabilité, d’effectivité au Sénégal, à la différence de la France où ces éléments sont juridiquement consacrés.


Pourtant, les rapports entre politique et religieux au Sénégal sont considérés comme harmonieux. L’approche sénégalaise de la laïcité repose sur la bonne entente, sur le bien vivre ensemble évoqué supra, quand l’approche française, historiquement, est plutôt « de combat ». L’une est le fruit du caractère communautaire et traditionnel de la société, quand l’autre procède de rapports historiquement conflictuels entre le Temporel et le Spirituel. 


L’une revêt une dimension principalement sociale, alors qu’elle est extrêmement détaillée juridiquement dans la loi fondamentale, quand l’autre est essentiellement juridique alors qu’elle ne fait l’objet que de mentions laconiques dans la Constitution. Il est vain d’opposer les deux approches.


Si la Foi est une torche, le Droit est une boussole.


 

NOTES 


1. JORS, numéro spécial 6926 du 07 avril 2016, p. 505.


2. Julien Freund, L’essence du politique. Paris: Dalloz, 1986.


3. Grande chambre, requête n°43835/11.


4. JORF 29 nov. 2004 p.19885.


5. Jules Pascal Coly, «Itinéraire d’une laïcité vécue au Sénégal, en France et aux USA», dans Laïcité et défense de l’Etat de droit, ed. Joël Andriantsimbazovina et Patrick Kabou. Toulouse: Presses de l’Université de Toulouse Capitole, 2020, p. 64.


6. Cour de Cassation, ch. mixte, 24 mai 1975, n°73-15.556, « Jacques Vabre »


7. Conseil d’Etat, 20 octobre 1989, n°108-243, « Nicolo ».


8. Samba Thiam, «L’Etat de droit et la laïcité : la situation de l’Etat au Sénégal», dans Laïcité et défense de l’Etat de droit, ed. Joël Andriantsimbazovina et Patrick Kabou. Toulouse: Presses de l’Université de Toulouse Capitole, 2020, p. 132. 

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